Pour une approche girardienne de l’homo œconomicus

— André Orléan —

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Parmi les nombreux travaux qu’a suscités la réflexion girardienne, La violence de la monnaie1 occupe une place à part par le choix d’un domaine d’investigation, l’économie monétaire et financière, très éloigné des terrains privilégiés par René Girard pour construire sa pensée : l’anthropologie, l’analyse des religions ou les études littéraires. Cette étrangeté a d’abord été ressentie par les économistes eux-mêmes lorsqu’ils se sont trouvés confrontés à une approche élaborée hors des traditions de leur discipline. Ce sentiment a été encore avivé par le fait que le projet de La violence de la monnaie allait bien au-delà d’une critique locale de la théorie économique pour ambitionner rien de moins que sa radicale refondation sur la base des concepts girardiens. Cela n’a pas manqué de susciter, chez certains, un rejet à la mesure de l’ambition affichée : « Mais en quoi les analyses littéraires ou anthropologiques de René Girard concernent-elles les faits financiers ou monétaires ? » Il s’agit bien là de la question fondamentale.

Pour y répondre, commençons par souligner un point essentiel : il n’est pas de théorie économique sans hypothèses sur la nature humaine. Celles-ci jouent même un rôle essentiel puisque ce sont elles qui donnent les clefs du comportement de l’homo œconomicus à partir desquels les économistes peuvent penser les mécanismes de marché. Aussi, les économistes leur ont-ils consacré de longs et importants développements, par exemple pour comprendre la relation de l’homo œconomicus aux biens. C’est ce qu’on appelle la « théorie du consommateur ». Elle nous présente un individu capable de classer de manière complète et sans ambiguïté tous les paniers de biens qui lui sont offerts. Devant deux paniers A et B, il répondra soit « je préfère A à B », soit « je préfère B à A », soit « je suis indifférent entre A et B ». Cet ordre de préférences exprime la manière dont l’individu évalue l’adéquation des différents paniers de biens à ses besoins et à ses goûts personnels. Cette évaluation résulte d’un face-à-face avec les marchandises au cours duquel le consommateur estime par introspection l’effet sur lui-même des différentes consommations possibles, hors de l’influence du groupe.

Le lecteur familier des analyses girardiennes ne peut manquer de reconnaître dans cette théorie du consommateur une conception bien particulière du désir humain, ce que René Girard appelle « le mensonge romantique », à savoir le désir individuel pensé comme jaillissement spontané de l’être, élisant dans la masse indifférenciée des objets environnants ceux qu’il juge dignes d’être aimés. C’est bien ce même désir vécu sur le mode de la plénitude et de la transparence qu’on retrouve dans la théorie du consommateur. Plus généralement soulignons que l’individu souverain « sur sa propre personne, sur ses actions et sur sa propre propriété » est un trait constitutif de l’individualisme libéral qui va bien au-delà du seul consommateur.

Comme on le sait, René Girard oppose au mensonge romantique la « vérité romanesque » qui se veut une critique radicale de la souveraineté individuelle en matière de désir. Cette « vérité » enseigne que l’individu ne sait pas ce qu’il désire. Il n’est pas maître de ses attirances. Ses préférences sont fluctuantes et indéterminées. On peut dire que l’individu girardien souffre d’un manque d’être qui le pousse à chercher en autrui les références qu’il ne réussit pas à se donner à lui même par un acte de pure souveraineté intérieure. Pour ce faire, il recourt à l’imitation d’un modèle. Aussi, la critique suivante que René Girard adresse à la psychanalyse freudienne s’appliquerait-elle tout aussi bien à la théorie économique :

« En nous montrant en l’homme un être qui sait parfaitement ce qu’il désire, […] les théoriciens modernes ont peut-être manqué le domaine où l’incertitude humaine est la plus flagrante. Une fois que les besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer, pour acquérir cet être » (La violence et le sacré, page 204/205).

Un des résultats importants qu’obtient René Girard à partir de cette hypothèse d’une nature mimétique du désir est la distinction entre deux modèles qu’il nomme « médiation externe » et « médiation interne ». La variable décisive pour rendre compte de cette dualité des régimes du désir est la distance existant entre le sujet et son modèle. Lorsque cette distance est si grande qu’elle interdit toute interaction entre le sujet et son modèle autre que l’obéissance unilatérale, on a affaire à la « médiation externe ». L’illustration exemplaire d’une telle configuration nous en est donnée par Don Quichotte et Amadis de Gaule. Don Quichotte se conforme en tous points à la conduite passée d’Amadis de Gaule qui représente, à ses yeux, la perfection dans l’art de la chevalerie. Le point crucial de la médiation externe réside en ce qu’en retour, Don Quichotte n’influence pas Amadis de Gaule. On se trouve alors dans une situation similaire à celle que décrit la théorie du consommateur puisque les préférences du sujet apparaissent comme exogènes et fixes. Il en est ainsi parce qu’elles procèdent d’un modèle qui est hors d’atteinte du sujet. Le fait que l’approche traditionnelle trouve naturellement sa place dans le cadre de la théorie girardienne est un résultat fondamental qu’il faut souligner. On en verra d’autres exemples dans ce qui suit. Adopter la perspective girardienne signifie, avant tout, une extension du regard qui conserve les analyses antérieures au titre de cas particuliers. Par exemple, pour ce qui est de la consommation, il est probable que, pour une part significative de nos comportements, nous agissions conformément au modèle de la médiation externe, poursuivant des modèles abstraits, virtuels, que nous essayons de copier mais sans interagir avec eux. Cependant, dans d’autres cas, c’est la médiation interne s’impose.

Dans la médiation interne, le sujet et le modèle partagent un même monde et interagissent. Cela modifie radicalement la dynamique des préférences qui cessent d’être fixes et exogènes. Le cas le plus emblématique de cette configuration est celle des doubles mimétiques dans laquelle chacun est pour l’autre son modèle. S’enclenche alors une dynamique où les désirs mutuels sur un même objet vont croissants en intensité au fur et à mesure que chacun trouve dans le désir redoublé de l’autre une raison supplémentaire de vouloir acquérir l’objet. Les phénomènes de mode nous en offrent une première illustration. Si la volonté d’achat pour un certain produit dépend positivement de la volonté d’achat des autres membres du groupe, on peut faire émerger une dynamique d’achats de plus en plus frénétique. On retrouvera cette même structure d’interactions sur les marchés financiers avec les bulles spéculatives. Il s’ensuit une modification en profondeur de notre analyse des dynamiques de groupe. Alors que la médiation externe ne remet pas en cause la fixité des préférences même si elle en propose une nouvelle lecture, la médiation interne transforme fondamentalement notre compréhension des dynamiques de marché par le fait que les buts individuels n’y sont plus considérés comme étant exogènes aux interactions économiques. Précisons ce point.

D’abord, par contraste, rappelons l’important rôle stabilisateur que joue l’exogénéité des préférences en économie. Alliée à la stabilité des relations techniques, elle construit une structure de liens objectifs qui interdit toute dérive des prix. Le prix se trouve comme « enserré » dans cet ensemble de contraintes fixes. Si par exemple le prix d’un bien A augmente temporairement, toutes choses égales par ailleurs, les consommateurs vont alors se reporter sur les marchandises substituables devenues relativement moins chères. Il s’ensuit une baisse de la demande du bien A qui va ramener le prix de ce bien à sa valeur d’équilibre. La condition du fonctionnement de ce mécanisme autorégulateur, grossièrement schématisé, est que les appréciations subjectives soient fixes et exogènes conformément aux idées de souveraineté de l’individu libéral. Cette fixité est à l’origine des forces de rappel qui ramènent les prix à l’équilibre. Si a contrario l’augmentation du prix du bien A affectait les préférences des agents, par exemple en intensifiant leur goût pour A, il en irait tout à fait autrement. On se trouve alors projeté dans un univers conceptuel très différent dans lequel le rôle stabilisateur de la concurrence par les prix est remis en cause2. Tel est, à nos yeux, l’enjeu fondamental de l’introduction du mimétisme en économie financière et monétaire. Elle rompt avec l’hypothèse sujette à caution d’une souveraineté individuelle complète et, ce faisant, elle ouvre la voie à des interactions cumulatives au cours desquelles évolution des prix et mutation des estimations subjectives se nourrissent l’une l’autre. René Girard donne une illustration saisissante de telles dynamiques dans sa présentation des crises sacrificielles. On y observe une propagation mimétique de la conflictualité au travers d’une chaîne de représailles toujours plus étendue et violente. C’est là un processus qui va en s’exaspérant. Du point de vue de la théorie du consommateur, cette dynamique apparaît bien énigmatique. En effet, pour cette théorie, lorsque la rivalité pour un objet va croissant, son prix va augmenter et cela va favoriser le report vers d’autres objets. C’est un processus à feedback négatif. Tout au contraire, chez René Girard, « [la] valeur de l’objet croît en proportion de la résistance que rencontre son acquisition » (Des choses cachées …, 319). On observe, en conséquence, un retournement inattendu des causalités. C’est la rivalité qui devient l’indicateur de la valeur subjective que les acteurs attribuent à l’objet : plus l’objet est convoité, plus la violence est grande, plus il apparaît aux yeux des acteurs économiques comme dignes d’être poursuivi. Comme l’écrit René Girard : « Par un raccourci à la fois logique et dément, [le sujet] doit vite se convaincre que la violence elle-même est le signe le plus sûr de l’être qui toujours l’élude » (Violence et sacré, 207). Il s’ensuit une évolution contagieuse qui touche, de proche en proche, les acteurs : « La mimésis d’appropriation est contagieuse et plus les individus polarisés sur un même objet sont nombreux, plus les membres de la communauté non encore impliqués tendent à suivre leur exemple » (Des choses cachées …, 35). René Girard parle explicitement pour qualifier cette contagion d’un « processus de feedback positif » (Des choses cachées …, 320) qui s’oppose au feedback négatif qui caractérise la concurrence par les prix telle que la conçoit traditionnellement la théorie économique.

Lorsque je découvre cette analyse, à la fin des années soixante dix, mon esprit est entièrement occupé par les dynamiques spéculatives qui sont au cœur de mon travail de thèse. Or, il y a dans les dynamiques spéculatives quelque chose qui est très semblable à ce que décrit Girard dans les crises sacrificielles : quand le prix d’un titre croît, autrement dit quand le nombre d’intervenants qui cherchent à l’acquérir augmente, il arrive que la demande pour ce titre elle aussi augmente en contradiction avec la loi de l’offre et de la demande. Comment expliquer un tel phénomène en opposition flagrante avec l’analyse traditionnelle des marchés ? Certains analystes invoquent une soudaine irrationalité des investisseurs. C’est là une hypothèse peu satisfaisante qui laisse entièrement inexpliquées les raisons qui font qu’à tel moment, les agents basculent dans l’irrationalité pour ensuite revenir à la rationalité. Ce qu’il faut rechercher est une théorie qui puisse rendre compte d’une pluralité de régimes de prix sur la base de comportements inchangés, tous également rationnels. Tel est à mes yeux le grand défi théorique que pose la compréhension des épisodes spéculatifs à la manière de la « Bulle Internet ». C’est précisément ce type d’explication qu’il m’a semblé trouver dans René Girard. Le mimétisme a cette propriété d’être polymorphique comme l’a déjà illustré la dualité des régimes du désir (médiation externe et médiation interne). Dans ces deux régimes, les acteurs demeurent identiquement mimétiques mais, selon que l’imitation se porte sur un modèle exogène ou sur le groupe lui-même, on observe des configurations dynamiques radicalement différentes. Cependant, pour mobiliser ce résultat, encore faut-il au préalable démontrer que l’imitation est bien présente sur les marchés boursiers et que, loin d’être un comportement aberrant, elle s’analyse comme une adaptation rationnelle aux contraintes financières. Rappelons qu’à la fin des années soixante-dix au moment où nous écrivons La violence de la monnaie, ce point n’a rien de trivial. On chercherait en vain des modèles financiers de cette époque prenant en compte la dimension mimétique des comportements boursiers ou monétaires. Ce point mérite d’autant plus d’être noté que, par ailleurs, sous la plume des analystes et des historiens de la spéculation, et cela depuis fort longtemps, le mimétisme des investisseurs est fréquemment mobilisé pour rendre compte des emballements boursiers. Il s’ensuit un écart énigmatique entre la description des faits spéculatifs proposés par les analystes et les historiens et la modélisation de ces mêmes faits par les théoriciens. L’origine de cet écart me semble avoir partie liée à l’attachement des théoriciens à l’hypothèse de souveraineté de l’individu. Celui-ci est supposé maître de ses estimations financières comme il est maître de ses préférences. Introduire la contagion mimétique ferait basculer soudainement l’homo œconomicus du côté de l’homme des foules, basculement vécu comme un scandale par les propagandistes de l’individu souverain.

On peut voir une confirmation de cette interprétation dans le fait que l’introduction de l’imitation dans la théorie économique néoclassique, qui date seulement du début des années quatre vingt dix3, se fait sur la base d’une analyse qui maintient l’hypothèse de souveraineté individuelle. Si après avoir observé l’individu A, l’acteur B est conduit à imiter son comportement, c’est, nous disent ces modèles, parce que l’action de l’individu A apporte une information nouvelle à l’acteur B, et non pas parce que B modifie ses préférences. Autrement dit, l’acteur B conserve une même représentation de ses finalités mais il doit simplement tenir compte, dans le calcul de l’action la plus appropriée, de la nouvelle information qui lui est transmise via l’action de l’individu A. Soulignons que cette interprétation n’est nullement contradictoire avec la conception girardienne du mimétisme. Lorsque deux doubles mimétiques, I et J, luttent pour un même objet, on peut dire que I voit dans l’acharnement de J à posséder l’objet une information qui le conduit à réévaluer positivement l’estimation qu’il se fait de la qualité de l’objet convoité. Nous avons proposé le terme de « mimétisme informationnel » pour décrire cette modalité particulière du mimétisme. Dire, comme René Girard, que c’est la préférence de l’individu B pour l’objet qui s’est accrue ou dire, comme le font ces modèles, qu’à préférences inchangées, c’est l’estimation de la qualité propre à l’objet

qui s’est trouvée rehaussée s’avère, dans de nombreuses configurations, deux façons d’exprimer la même réalité. Ceci n’est vrai que dans ces contextes spécifiques pour lesquels l’hypothèse d’une valeur objective fixe du bien convoité est pertinente. Appliqué au domaine financier, le mimétisme informationnel nous dit qu’un acteur qui observe l’accroissement du prix du titre X interprète cette hausse comme l’effet d’informations nouvelles sur la valeur intrinsèque du titre, ce qui le conduit également à modifier à la hausse sa propre estimation personnelle.

Cependant, on peut concevoir un autre mimétisme financier en partant de la constatation que ce qui intéresse au premier chef les intervenants boursiers n’est pas tant la valeur intrinsèque du titre que l’opinion du marché à l’égard de cette même valeur. Pour faire des profits, il importe de bien anticiper la manière dont cette opinion variera car c’est elle qui détermine le prix futur. En conséquence, l’investisseur cherchera à mimer au mieux les réactions du marché. Comme, par ailleurs, le prix qu’on cherche à prévoir est lui-même le résultat de l’agrégation de toutes ces prévisions, j’ai proposé le terme de « mimétisme autoréférentiel » pour qualifier cette logique imitative4. Ce mimétisme peut prendre des formes distinctes selon la manière dont les acteurs se représentent l’opinion du marché. Dans un premier régime, analogue à la médiation externe, émerge une croyance collective exogène, la convention financière, qui est perçue par le plus grand nombre des intervenants comme une représentation pertinente de la manière dont se forme l’estimation du marché. Dans ce cas, chacun s’en remet à cette représentation pour prendre ses décisions financières. Dans la mesure où un grand nombre d’acteurs financiers se comportent conformément à cette convention, ses prévisions se trouvent validées et la légitimité de la croyance perdure et stabilise le marché. Notons que ce régime correspond très exactement à la manière dont la finance néoclassique se représente le fonctionnement du marché, à ceci près que la représentation collective sur la base de laquelle les intervenants forment leurs anticipations n’y est pas pensée comme une convention contingente, susceptible de changer, mais comme étant la description objective et unique du futur. Dans un second régime, analogue à la médiation interne, les acteurs forment leurs anticipations, non pas sur la base d’une convention exogène, mais directement à partir de l’observation des tendances de prix passées. C’est le cas des bulles spéculatives où la hausse observée du cours nourrit la hausse des anticipations comme celle des achats futurs. Ce processus de feedback positif est caractéristique des bulles : plus le prix est élevé, plus les profits spéculatifs sont importants, plus grande est l’attirance qu’exerce le marché, plus grand le nombre de nouveaux acheteurs conduisant à une nouvelle hausse des prix. On reconnaît dans cette description la dynamique cumulative présentée précédemment à propos des crises sacrificielles, dynamique typique de la médiation interne, dans laquelle la valeur de l’objet convoité croit avec la rivalité des intervenants. L’intérêt de l’approche girardienne est de proposer une analyse qui pense l’émergence d’un régime de bulles, non pas comme la conséquence d’une soudaine « exubérance irrationnelle » des acteurs mais par le fait que l’imitation directe croit en intensité lorsque la convention devient moins crédible. On passe ainsi d’un régime de médiation externe à un régime de médiation interne sans modification qualitative des comportements individuels.

Ces quelques réflexions auront montré, je l’espère, tout l’intérêt pour la théorie économique d’« abandonner le mensonge romantique au profit de la vérité romanesque ». La théorie économique y gagne une grande richesse d’interprétations tout en conservant

l’interprétation traditionnelle comme un cas particulier. Parce que cette critique girardienne de l’homo œconomicus est restée, malgré son importance, mal connue des sciences sociales, il nous a semblé important de lui consacrer l’essentiel de notre contribution. Pour autant, cela ne doit pas faire oublier que l’apport de la réflexion girardienne va bien au-delà de cette seule critique. C’est toute la compréhension des économies marchandes qu’elle transforme en profondeur. On a déjà noté qu’en autorisant la possibilité de dynamiques cumulatives, cette approche rejette la thèse d’une auto-régulation concurrentielle des marchés, thèse qui est au cœur même de l’approche libérale et de sa conception de la « main invisible ». Comme le montrent les bulles spéculatives ou les épisodes hyperinflationnistes, des évolutions divergentes de prix sont parfaitement possibles qui conduisent l’économie marchande à ses limites. Ce désaccord trouve son origine dans une conception originale du rapport marchand qui met au premier plan sa dimension agonistique de lutte pour l’appropriation de la richesse. Certes ce n’est pas là un aspect totalement ignoré de la théorie néoclassique mais c’est une dimension que cette théorie n’appréhende jamais dans sa radicalité. En effet, les luttes marchandes n’y sont jamais abordées que déjà figées dans une liste d’objets présentée comme leur finalité naturelle, indiscutable. Il est vrai que la rivalité pour les objets est un élément clef de l’ordre économique, mais elle ne saisit le conflit marchand que sous une forme déjà domestiquée, déjà apaisée. La violence de la monnaie a eu pour ambition d’appréhender le conflit marchand sous sa forme la plus générale, comme rivalité pour l’appropriation de la richesse abstraite, avant même que celle-ci trouve ses formes instituées. Michel Aglietta et moi-même avons été alors confrontés à la difficulté théorique suivante : comment, à partir d’une masse indifférenciée d’acteurs en lutte pour l’appropriation de la richesse, peut-il émerger un ordre social stable ? N’est-ce pas plutôt le chaos que produit la lutte de tous contre tous ? C’est sur ce point central, qui constitue le nœud même de notre réflexion, que la pensée de René Girard a été pour nous essentiel. Mieux encore, elle a été un véritable choc conceptuel par l’originalité de la solution qu’elle propose : c’est la violence unanime qui est productrice d’ordre. Reprenons ses mots dans La violence et le sacré :

« Comment l’unité de la communauté, complètement défaite par la crise sacrificielle, peut-elle soudainement se refaire ? Nous sommes au paroxysme de la crise ; les circonstances paraissent aussi défavorables que possible à ce renversement soudain. Il est impossible de trouver deux hommes qui s’entendent sur quoi que ce soit […]. Dans la communauté tout entière embrasée, un chaos indescriptible semble régner […] En cet instant où tout paraît perdu, où le non-sens triomphe dans l’infinie diversité des sens contradictoires, la solution est au contraire toute proche ; la cité entière va basculer d’un seul élan dans l’unanimité violente qui va la libérer » (116/7).

En économie, cette unanimité qui fonde l’ordre marchand, c’est la polarisation mimétique de tous les désirs des acteurs en quête de richesse sur un même objet, polarisation qui clôt la crise en donnant une forme socialement reconnue à cette richesse si vivement désirée. Cet objet qui émerge par le jeu de la polarisation mimétique comme étant le désirable absolu, comme ce qui est recherché unanimement par tous, on en reconnaît aisément la réalité : il s’agit de la monnaie. Son élection a un retentissement considérable : elle produit un langage au travers duquel la communauté déchirée se constitue comme totalité sociale. En ce sens, elle est bien l’institution fondatrice de l’ordre marchand. À partir d’elle émerge de la différence là où n’existait que de l’indifférenciation, et d’abord la différence entre la monnaie et les marchandises profanes. Dans la phase de crise, chaque objet est de manière indistincte à la fois marchandise et richesse, autrement dit recherché à la fois en tant que valeur d’usage et en tant qu’expression possible de la richesse. L’élection monétaire fait cesser cette indécision et, ce faisant, elle ouvre le champ aux échanges de biens en différenciant clairement entre acheteurs et vendeurs. Par ailleurs, elle structure les luttes marchandes en définissant les conditions normales d’accès au désirable absolu. Pour autant, l’élection monétaire peut être remise en cause. Ce que la polarisation mimétique a fait, elle peut également le défaire. La crise monétaire survient lorsque certains groupes mécontents de la gestion monétaire se font les propagandistes de nouvelles formes de monnaie. L’enjeu de cette crise est la constitution d’une nouvelle confiance collective.

On reconnaît ici une construction théorique qui pense la monnaie dans l’ordre marchand sur le modèle proposé par René Girard pour penser le sacré dans l’ordre anthropologique. Cette thèse est au cœur de La violence de la monnaie. Dans les deux situations, l’institution est fondatrice. Elle ne supprime pas les rivalités mais, par le jeu de la dévotion unanime dont elle fait l’objet, elle crée les conditions d’une paix provisoire. Rappelons que si René Girard n’a jamais été avare de sa bienveillance et de ses encouragements à l’égard de notre projet, il s’est abstenu de prendre parti sur la pertinence de la construction théorique proposée, ce qui est naturel concernant des questions très éloignées de son champ habituel d’expertise. Lors des débats portant directement sur les thèses de La violence de la monnaie, il est intervenu en maintenant cette juste distance mais jamais avec froideur5, ce dont je lui suis personnellement très reconnaissant.

1 Aglietta Michel et André Orléan, La Violence de la monnaie, Paris, PUF, coll. « Économie en liberté », 1982.

2 Notons, pour mémoire, que même dans le cas classique, la stabilité n’est pas toujours obtenue.
3 Les deux références les plus célèbres sont : Banerjee A., « A Simple Model of Herd Behavior », Quarterly Journal of Economics, vol.107, n°3, August 1992, 797-818 et Bikhchandani S., D. Hirshleifer et I. Welch, « A Theory of Fads, Fashion, Custom, and Cultural Changes as Informational Cascades », Journal of Political Economy, vol.100, n°5, 1992, 992-1026.

4 Se reporter à mon article : « Comprendre les foules spéculatives », in Jacques Gravereau et Jacques Trauman (éds), Crises financières, Paris, Economica, 2000, p. 105-128. J’y distingue trois mimétismes : informationnel, autoréférentiel et normatif.

5 Un premier débat a eu lieu au CREA le 21 juin 1982 et un second lors du Colloque de Cerisy « Autour de René Girard » le 13 juin 1983. Cf. Cahiers du CREA, n°1, octobre 1982, 166-181, et Paul Dumouchel (éd.), Violence et vérité, Paris, Grasset, 1985, 182-187.

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À paraître dans les Cahiers de L’Herne consacrés à René Girard