Mais où sont passés les Indo-européens? : histoire d’un mythe

—Avant- propos par l’auteur Jean-Paul Demoule—
indo_europeUn spectre hante l’Europe : le spectre des Indo-Européens. Parti il y a quelques millénaires d’un lieu précis de l’Eurasie, un peuple conquérant et entreprenant aurait pris peu à peu le contrôle de toute l’Europe (à peu de chose près), ainsi que de l’Inde, de l’Iran, du Pakistan, de l’Afghanistan et des régions alentour, imposant partout son ordre, sa langue et sa culture. De sa langue originelle serait né peu à peu, de façon arborescente, l’ensemble des langues indo- européennes connues, de même que son mode de pensée originel aurait structuré les mythologies, les épopées et les institutions des locuteurs de ces langues, avant que la christianisation de l’Europe n’en efface une partie, mais une partie seulement. Dans leur élan, ces peuples d’Europe partirent ensuite il y a cinq siècles à la conquête du reste de la planète, sur l’essentiel de laquelle on parle désormais des langues indoeuropéennes, en même temps qu’ils imposaient partout leur mode de pensée et de vie.

À l’heure où les Européens se cherchent des raisons de vivre ensemble au- delà d’une concurrence économique « libre et non faussée » et de réglementations opaques, ne seraient- ils pas secrètement réunis par une communauté d’esprit venue du fond des âges ? Et, derrière ce « miracle européen » si souvent célébré bien que déjà déclinant, n’y aurait- il pas au fond un « miracle indoeuropéen» ? En même temps, on le sait, sous le nom d’« Aryen »,cet « Indo- Européen » a servi de prétexte aux pires idéologies du XXe siècle : ne s’agit- il que d’un détournement accidentel, déjà guéri et sans descendance ?

Par la convergence de la linguistique, de l’histoire, de l’archéologie, de la mythologie, de l’anthropologie biologique, nos connaissances n’auraient cessé ces dernières années de s’enrichir sur un sujet qui, prudemment mis de côté après la Seconde Guerre mondiale, est devenu à partir des années 1970 de plus en plus médiatisé, amplifié encore à partir des années 1990 par l’autoproclamée« Nouvelle Synthèse », à laquelle on doit l’arbre unique de toutes les langues du monde et de tous les gènes du monde. Les analyses par l’ADN, en même temps que les développements de la linguistique quantitative et de ses modèles mathématiques sophistiqués, ont ajouté une touche moderniste et technologique à ce sujet ancien. Dans le même temps, le nombre des fouilles archéologiques, notamment celles préalables aux grands travaux d’aménagement du territoire, continue de croître et d’enrichir notre documentation sur l’histoire ancienne des sociétés européennes. De fait, des livres de deuxième et troisième main se multiplient sur la question indo- européenne, comme si elle était résolue et qu’il suffisait désormais d’en exposer au public les résultats bien établis.
Il est donc temps d’entreprendre un travail critique d’ensemble sur ce problème vieux d’au moins trois siècles, et d’en retracer la construction systématique, quête opiniâtre d’un mythe d’origine alternatif à celui de la Bible – mythe dont les Européens (chrétiens ou de tradition chrétienne) étaient redevables, dans une pathétique schizophrénie, à leurs pires ennemis de l’intérieur et boucs émissaires favoris, les Juifs. De même que les Européens s’inventaient un « continent » en isolant arbitrairement la partie la plus occidentale de l’Eurasie ; voire une « race », dite « blanche » ou« caucasienne », mais qu’on aurait tout autant de mal à délimiter sérieusement. Ce travail critique s’accompagne nécessairement ici du bilan sur ce que nous apportent, aujourd’hui, les différentes sciences impliquées dans ce problème, avec toutes leurs méthodes et leurs techniques. Bilan qui est aussi une histoire intellectuelle de l’Occident et des champs de la connaissance qu’il a pensé de voir mobiliser pour imaginer ses origines.
Le sujet de ce livre m’a été proposé il y a déjà de longues années par Maurice Olender, dont je dois louer la ténacité et la patience (et aussi la relecture impitoyable du présent volume), qui partageait sur cette question les mêmes intérêts et les mêmes interrogations. C’était à l’occasion du colloque « Dumézil » qu’il avait organisé les 7 et 8 février 1981 au Centre Thomas- More, à l’Arbresle près de Lyon ; et à la suite de mon premier article « Les Indo- Européens ont- ils existé ? » paru en 1980 dans la revue L’Histoire. J’ai continué depuis lors mon enquête, qui s’est traduite régulièrement par des articles et des conférences (voir la bibliographie), tout en poursuivant la rédaction de ce livre. Ce travail a bénéficié de discussions plus ou moins animées avec un certain nombre de collègues, parmi lesquels : Patrice Brun, Serge Cleuziou, Anick Coudart, Michel Danino, Pierre Encrevé, Henri- Paul Francfort, Gérard Fussman, Marija Gimbutas, Blagoje Govedarica, Éric de Grolier, Augustin Holl, Jean- Marie Hombert,Ivan Ivanov, Jean- François Jarrige, Kristian Kristiansen, BernardLaks, Sander van der Leeuw, Jan Lichardus, Marion Lichardus-Itten, János Makkay, Charles Malamoud, James Mallory, LaurenceManolakakis, Nikolaï Merpert, Marcel Otte, Colin Renfrew, AlainSchnapp, Natalya Shishlina, Bohumil Soudský, Dmitri Telegin, HenrietaTodorova, Gilles Touchais, Zoï Tsirtsoni, Christophe Vielle. J’ai pu profiter également de rencontres plus brèves et occasionnelles sur le même sujet, comme avec Alexandra Yurevna Aikhenvald, Raimo Anttila, Gabriel Bergounioux, Louis-Jean Boë, Georges Charachidzé, Bernard Comrie, Eugen Comşa, Pierre Darlu, Jean Deshayes, Valentin Danilenko, Ann Dodd- Opritesco, Paul Dolukhanov, Daniel Dubuisson, Georges Dumézil, ManfredEggert, Alain Guénoche, Harald Hauptmann, Paul Heggarty, Javier de Hos, Guy Jucquois, Alain Kihm, Philip Kohl, Charles de Lamberterie, Marsha Levine, Jean- François Lyotard, Vladimir Makarenkov, Arek Marcziniak, Emilia Masson, Laurent Métoz, Salikoko Mufwene, Robert Nikolaï, Georges- Jean Pinault, Yuri Rassamakin, Petre Roman, Merritt Ruhlen, Bernard Sergent, Victor Shnirelman, Bernard Victorri, Tandy Warnow, Marek Zvelebil. Il va de soi que, non seulement aucun de ces chercheurs ne saurait être responsable des idées exposées dans cet ouvrage, mais qu’une bonne partie d’entre eux y est même parfaitement opposée. Afin de guider leur lecture, les lectrices et lecteurs se reporteront, immédiatement après cet avant- propos, aux douze thèses canoniques de la théorie indo- européenne classique, qu’ils pourront comparer utilement, au terme de leur parcours, aux douze propositions alternatives qui leur font pendant.
La transcription en alphabet latin de mots venant d’autres alphabets est toujours un problème. Ainsi, pour la translittération des noms slaves, j’ai essayé de suivre l’usage traditionnel en utilisant l’alphabet tchèque ; mais il existe des translittérations coutumières vers le français (Troubetzkoy par exemple, et non Trubeckoj), tandis qu’une translittération vers l’anglais, plus ou moins cohérente, tend à se développer de plus en plus ; si bien qu’un même auteur slave peut être orthographié de façon différente suivant qu’il publie en cyrillique, en français ou en anglais. On ne se formalisera donc pas de ce flou relatif. J’aipu parfois simplifier ou omettre un certain nombre de signes diacritiques mobilisés par diverses langues étrangères ; les lecteurs non spécialistes voudront bien m’en excuser. L’astérisque *,devant un mot, indique une racine indo- européenne reconstituée, non attestée en tant que telle dans des langues réelles.
Afin de ne pas hacher la lecture, les références et justifications bibliographiques sont mises en notes, lesquelles ne comportent que cette nature d’information ; les lecteurs et lectrices peuvent donc s’en dispenser en première approche, sauf s’ils souhaitent approfondir immédiatement telle ou telle question. La bibliographie sur le sujet est évidemment gigantesque, et j’ai tâché de me limiter strictement aux références les plus pertinentes. De plus en plus de publications anciennes sont désormais accessibles sur Internet ; étant en évolution constante, on ne les a pas signalées ici. Quant aux traductions des citations de textes étrangers en diverses langues, elles sont, sauf mention contraire, de mon fait.

L’hypothèse indo- européenne officielle : les 12 thèses canoniques
Thèse 1. Les langues indo- européennes, parlées il y a trois millénaires au moins dans une majeure partie de l’Eurasie occidentale, et maintenant dans une grande partie du monde, forment une famille de langues cohérente, comprenant douze principales sous- familles (dont celle des langues romanes incluantle français ; voir annexes, 2, p. 602), et que les linguistes organisent en un arbre unique à partir d’une langue originelle commune reconstruite.
Thèse 2. La parenté entre ces langues a été découverte en1786 par l’Anglais William Jones et formalisée par l’Allemand Franz Bopp au début du XIXe siècle, pour être continûment approfondie depuis.
Thèse 3. La reconstruction de la langue originelle (Urprache en allemand) et de l’arbre des langues indo- européennes (Stammbaum)s’appuie sur deux siècles de recherches linguistiques et sur les méthodes les plus modernes de la linguistique quantitative.
Thèse 4. Cette langue originelle commune était parlée par un Peuple originel (Urvolk en allemand).
Thèse 5. Ce Peuple originel vivait dans un Foyer originel(Urheimat en allemand), à savoir une région de l’Eurasie circonscrite et déterminée, localisée grâce à la paléontologie linguistique et à l’archéologie.
Thèse 6. La paléontologie linguistique permet de reconstituer l’environnement naturel, l’économie et la culture du Peuple origine là l’aide des mots communs à la totalité ou à une grande majorité des langues indo- européennes.
Thèse 7. La diffusion des langues indo- européennes s’est faite par voie de migrations et de conquêtes à partir du Foyer originel, par des peuples dont on peut suivre la trace archéologique et qui débouchent sur ceux que nous décrivent les textes antiques ou médiévaux (voir annexes, 8, p. 605).
Thèse 8. L’anthropologie biologique, aussi bien par l’étude des squelettes que par celle de la chimie osseuse et de l’ADN, permet de reconstituer les routes de ces migrations.
Thèse 9. La comparaison entre les différentes religions et mythologies des peuples indo- européens anciens permet de reconstituer leur mythologie originelle, tout comme les comparaisons entre les différents textes parvenus jusqu’à nous permet de reconstituer également leurs institutions ou encore leur poésie.
Thèse 10a. La convergence de toutes ces disciplines scientifiques permet de situer dans les steppes au nord de la mer Noire, au Ve millénaire avant notre ère, la localisation du Peuple originel dans son Foyer originel (voir annexes, 11, p. 607).
Thèse 10b. La convergence de toutes ces disciplines scientifiques permet de situer en Anatolie (Turquie), au VIIe millénaire avant notre ère, la localisation du Peuple originel dans son Foyeroriginel (voir annexes, 10, p. 606).
Thèse 10c. La convergence de toutes ces disciplines scientifiques permet de situer sur les bords de la Baltique, au Xe millénaire avant notre ère, la localisation du Peuple originel dans son Foyer originel (voir annexes, 7, p. 605).
Thèse 10d. La convergence de toutes ces disciplines scientifiques permet de situer la localisation du Peuple originel dans son Foyer originel en divers autres points de l’Eurasie (voir annexes, 5, p. 604).
Thèse 11. Le détournement du phénomène indo- européen par diverses idéologies nationalistes, notamment le national- socialisme et les extrêmes droites (dites parfois « nouvelles droites ») contemporaines, n’est qu’un phénomène marginal qui n’a rien à voir avec la recherche scientifique.
Thèse 12. La question de la formation et de l’histoire des langues indo- européennes et des peuples qui les ont parlées peut pour l’essentiel être considérée comme résolue.
Lire la suite http://www.seuil.com/extraits/9782020296915.pdf


livre_demouleMais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident
Jean-Paul Demoule

Date de parution 23/10/2014

La Librairie du XXIe siècle

752 pages – 27.00 € TTC