« L’ile aux esclaves » : « Une bonne pièce de théâtre doit poser les problèmes et non les résoudre »

— par Roland Sabra —

   Cette phrase  de Jean-Paul Sarte à propos des « Mains sales » s’applique assez bien au théâtre de Marivaux (1688-1763) qui invite le spectateur à réfléchir sur l’inégalité sociale, sans pour autant réclamer un changement politique. Marivaux n’est pas révolutionnaire. Dans le langage moderne, tout au plus serait-il «  réformiste ». Moraliste est semble-t-il le mot le plus adéquat. Dans l’Ile aux esclaves, qui nous est présentée le 28 janvier à 20 h 30 dans la salle Frantz Fanon du CMAC-ATRIUM, il fait appel sinon à l’humanisme des personnages, tout au moins à leur humanité, à leur raison, ce en quoi il préfigure le siècle des Lumières sans en avoir les audaces politiques. Résumons l’intrigue. En un temps qui fait référence à la Grèce antique, mais que le vocabulaire de la pièce dément, et à la suite d’un naufrage, quelques survivants, maitres et valets, échouent sur une ile dans laquelle les rapports sociaux sont inversés. D’anciens esclaves ont pris le pouvoir et rééduquent les maîtres qui débarquent dans la République en leur imposant l’ancien statut d’esclave tandis que les anciens esclaves sont mis dans la condition de maître. On retrouve là toute la saveur du théâtre de Marivaux spécialiste de l’inversion des rôles. Iphicrate, en grec « celui qui gouverne par la force », et son laquais Arlequin, Euphrosine, en grec « celle qui est pleine de joie », et sa servante Cléanthis, échangent donc leur condition, leur rôle, leur vêtement jusque et y compris leur nom, sous la tutelle du gouverneur de l’Ile, Trivelin. La rééducation des anciens maitres passe par une séance d’humiliation au cours de laquelle ils vont s’entendre dire leurs vérités, enfin celles qu’énoncent devant eux leurs ex-serviteurs. Chez Marivaux la sagesse est du coté du peuple. Arlequin et Cléanthis n’ont pas goût à poursuivre l’humiliation, ils sollicitent la bonne volonté de leurs anciens maîtres pour abréger l’épreuve. Ils demandent à Iphicrate et Euphrosine de reconnaître leurs travers, leurs erreurs, leurs fautes. Ils leur demandent de s’amender. Il suffirait que les hommes et les femmes soient bons pour que la société soit meilleure. Tout est affaire de comportements individuels. Alors, après que Cléanthis et Arlequin aient fait montre d’un attrait modéré pour le pouvoir et qu’Euphrosine et Iphicrate aient reconnus leurs « erreurs » et se soient engagés à mieux faire, tout redeviendra comme avant, ou presque. La boucle est bouclée comme le suggérait la circularité de l’île, l’ordre social est donc préservé. Marivaux n’est pas Beaumarchais, si le valet prend de l’importance dans son théâtre il ne tient pas encore le rôle principal.

 

La pièce est un classique du répertoire, montée de très nombreuses fois. La dernière mise en scène que nous ayons vue était celle d’ Irina Brook, la fille de son père, qui en a donné une lecture appuyant sur la dimension d’utopie très présente dans le propos de Marivaux, sans pour autant convaincre tout à fait. Le travail qui nous est présenté, celui de Christine Berg  insiste, parait-il, sur   l’appel à l’humanisme contenu dans la pièce. : « Sur scène, un musicien accompagne en direct au piano les cinq comédiens dont le jeu s’apparente à une valse qui, du naufrage initial au rétablissement des identités métamorphosées, reviendrait à son départ pour repartir tout autrement. Dans une mise en scène dynamique et d’une élégante simplicité… ». ( Dossier de presse)

 

A voir donc. le 20/01/11

 

R.S.

 

Une mise en scène qui se veut une mise à nu!

 

Le rideau s’ouvre sur un plateau sur lequel il y a quatre praticables  de hauteur différentes montés sur roulettes et qui seront déplacés au gré des circonstances. De chaque coté de la scène quatre « totems », en d’autres termes des échelles, qui supportent chacune un projecteur blanc à environ deux mètres cinquante du sol. Au dessus, un grill de lumières jaunes. Voilà pour la scénographie. Les comédiens resteront sur le plateau du début à la fin de la pièce. Le parti pris de la metteure en scène est de mettre à nu le processus de fabrication d’une pièce. Proposition en accord avec la thématique de Marivaux, puisqu’il est question  que tout un chacun dise  » sa vérité ». La vérité du maître, la vérité de l’esclave. Christine Berg a ajouté une partition musicale au texte de l’auteur et il y a quelques chansons. L’initiative est réussie car ces moments sont toujours justifiés par le propos développé dans l’instant qui précède. La violence fondatrice des rapports de domination, est illustrée par la fâcheuse tendance, maintes fois actualisée, d’Iphicrate à lever la main sur Arlequin. Les rapports entre les femmes montrent plus de perversité. Elles blessent avec les mots. Cléanthis animée par la vengeance, aura plus de mal qu’Arlequin à pardonner, à se raisonner. La scène finale la montre contemplant avec regret le collier de perles qu’elle doit rendre  à sa maîtresse. Chez Marivaux la Raison est avant tout masculine. Faut-il le dédouaner de toute misogynie, au motif que « c’était dans l’air du temps »? Certains n’hésitent pas. On imagine l’effet de cette méthode appliquée à l’Allemagne des années trente! C’était aussi dans l’air du temps.

 

Les comédiens tiennent leur rôles avec métier. Arlequin en fait des tonnes mais d’Arlequin sobre, on n’en connait pas beaucoup. Le travail de Christine Berg est donc un bon travail de qualité, classique. On regrettera que sa volonté de mettre à nu les mécanismes de la création théâtrale ne nous dévoile rien de  son parti pris, de sa lecture, de la nécessité qu’il y avait pour elle de mettre en scène Ici et Maintenant ce texte. « Ici et Maintenant théâtre » est le nom de sa compagnie. Comme quoi le théâtre est toujours un projet en devenir.

 

 

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Texte : Marivaux / Mise en scène : Christine Berg / Scénographie (en cours) / Lumière : Élie Romero / Musique : Gabriel Philippot / Costumes : Juan Morote / Directeur de production : Vincent Marcoup / Administration : Anne Delépine / Avec Pascal Adam, Mélanie Faye, Laurent Nouzille, Vincent Parrot, Gisèle Torterolo, Gabriel Philippot (piano)

 

 

COPRODUCTION : CIE ICI ET MAINTENANT THÉÂTRE, THÉÂTRE DE LA FORGE DE WASSY, THÉÂTRE LA MÉRIDIENNE DE LUNÉVILLE / LA CIE EST CONVENTIONNÉE AVEC LE MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION — DRAC CHAMPAGNE-ARDENNE, LE CONSEIL RÉGIONAL DE CHAMPAGNE-ARDENNE — ORCCA / LA CIE EST SUBVENTIONNÉE PAR LA VILLE DE CHÂLONS-EN-CHAMPAGNE / CETTE CRÉATION EST SOUTENUE PAR LE CONSEIL GÉNÉRAL DE LA MARNE.