La bicyclette créole ou la voiture française


Un entretien avec l’écrivain antillais Raphaël Confiant, qui définit son paradoxe de romancier : vouloir faire vivre une langue et en écrire une autre

confiant_raphL’  » extrême Europe « , c’est aussi, pour la littérature française, ce qui vient d’autres horizons et, en particulier, des romanciers antillais. Depuis quelques années, deux noms se sont imposés en France, originaires de Martinique : ceux de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant, qui, outre leurs romans respectifs, ont signé ensemble deux essais sur la créolité (1). Raphaël Confiant, auteur de cinq romans en langue créole et de deux autres en français, dont Eau de café (2), paru l’an dernier, a bien voulu nous accorder un entretien lors de son passage à Paris, avant son intervention au Carrefour des littératures européennes.


René de Ceccatty : Pourquoi avez-vous commencé par publier en créole ?

Raphaël Confiant :_ Les créoles, en général, ont un rapport traumatique avec la langue française. Nous sommes des descendants de personnes qui ont été privées de leurs langues originelles (africaines) et qui ont été sommées d’inventer une nouvelle langue dans l’enfer esclavagiste. Nous ne l’avons jamais acceptée comme étant la nôtre, d’autant que le maître la méprisait beaucoup, la considérant comme un  » baragouin « . Lors de l’abolition de l’esclavage, au milieu du siècle dernier, le premier souci des gens de couleur a été de maîtriser le plus vite possible la langue française, pour être jugés à l’égal des Blancs. Le français a été idolâtré au point que l’enseignement avait pour première fonction non pas de dispenser des connaissances, mais d’apprendre à dominer le français.  » A partir des années 30, quand l’idéologie colonialiste a été remise en cause, quand Aimé Césaire a développé le thème de la négritude, quand on a commencé à contester la suprématie intellectuelle de l’homme occidental, fatalement le rapport à la langue française en a été ébranlé. Nous avons trouvé suspecte notre vénération. Nous nous sommes demandé si la langue créole ne méritait pas un autre regard. J’ai été très tôt un militant de la langue et de la culture créoles. La difficulté venait de son oralité. Le créole n’était utilisé littérairement que de manière ludique. Le texte le plus ancien en créole date de 1754 (3). Comme il était interdit aux esclaves d’apprendre à lire et à écrire, les maîtres ont été, paradoxalement, les premiers à écrire en créole, mais avec un but satirique et distancié.  » Notre génération a voulu rompre ce rapport folklorique avec le créole, cesser d’en faire un doux patois, un langage de colibris gazouillants… J’ai personnellement décidé de ne pas écrire en français, bien que, comme tout le monde, j’aie été scolarisé et  » littérarisé  » en français. La chose normale et logique aurait été d’écrire en français. L’anormal, c’est ce que j’ai fait : publier cinq livres en créole et m’en tenir pendant douze longues années à ce refus. Ce n’était qu’un refus public, bien entendu, parce que, tout en publiant mes livres créoles et en défendant mes positions très  » nationalitaires « , j’écrivais chez moi en français ! En Martinique, mes romans créoles peuvent se vendre à trois cents exemplaires, alors que mes romans français atteignent quatre mille ventes. Je ne pouvais pas y être indifférent.

_René de Ceccatty : Qui vous lit en créole ? Uniquement des intellectuels ?

Raphaël Confiant :_ Tout le monde est bilingue, mais tout le monde n’est pas en mesure de lire le créole. Ceux qui l’ont appris l’ont fait d’eux-mêmes, souvent pour des raisons politiques. C’est un petit noyau. Mais même ceux-là ont eu des difficultés à me lire, parce qu’ils avaient l’habitude de textes de quatre ou cinq pages, pas de romans ! Il n’y a pas plus de cent personnes qui ont vraiment lu mes romans créoles.

René de Ceccatty : Je suis frappé par la grande solidarité qui vous unit à Patrick Chamoiseau. Comment êtes-vous parvenus à un équilibre entre votre rivalité et la nécessité de vous battre ensemble ?

 Raphaël Confiant :_ Nous devrions, en effet, être en compétition. Nous avons suivi, en fait, la même voie à notre insu. Patrick a commencé par faire des bandes dessinées en créole, il avait un journal qui a duré des années. Moi, j’écrivais des poèmes, des nouvelles, des essais en créole. Nous avions tous deux choisi cette langue, malgré nos études. Puis il a pris le chemin logique de l’écriture en français, tandis que je persistais. C’est cet ancrage premier dans le créole qui nous a réunis. Nous sommes le premier  » mouvement littéraire  » à ne pas faire table rase du passé. Nous établissons des filiations. Nous l’avons fait, notamment, dans Lettres créoles : des premières chroniques coloniales à la revendication de la négritude et, enfin, la créolité. Nous nous percevons comme l’aboutissement d’un processus et non comme des écrivains qui balaient d’un trait de plume leurs prédécesseurs. Je reconnais que Patrick est un meilleur styliste que moi. Patrick dit que je suis un meilleur créateur de monde que lui. Nous avons notre théorie : nous disons qu’un écrivain, c’est un style plus un monde. Son monde est plus étroit que le mien, parce que je suis un fils de la société de plantation. Je peux décrire facilement n’importe qui sur l’échelle sociale. Mais maintenant nous essayons d’inverser les choses ! D’ailleurs, dans Texaco (4), il a créé un monde extraordinaire !

René de Ceccatty  : Pensez-vous recommencer à écrire un jour en créole ?

 Raphaël Confiant :_ J’ai quatre manuscrits complètement achevés qui attendent. Mais j’ai décidé de ne plus m’éditer à compte d’auteur. Il devrait y avoir, comme en Catalogne ou au Québec, au conseil régional, un fonds qui aide à l’édition. J’ai longtemps été opposé à l’idée de publier en bilingue parce que je ne crois pas qu’on regarde le texte en créole si on a la possibilité de le lire en français. Je ne vais pas chercher la difficulté. Si j’ai une bicyclette et une voiture, c’est la voiture que je prends ! Mais Patrick Chamoiseau m’a convaincu que je me trompais et, à présent, j’envisage une publication bilingue de mes romans créoles.

René de Ceccatty : Pour Patrick Chamoiseau et pour vous, le lien entre la littérature et les aspirations  » nationalitaires  » va de soi. Mais est-ce le cas pour tous les lecteurs antillais et pour tous les militants ?

 Raphaël Confiant :_ Nos lecteurs antillais ne ressentent pas nos romans, Chronique des sept misères (5) ou le Nègre et l’Amiral (6), comme engagés. Les militants purs et durs n’y trouvent pas la dénonciation forcenée du colonialisme, l’éloge exacerbé des valeurs nègres qu’ils attendaient. Notre militantisme se situe au second degré : nous estimons que la revendication d’un statut pour notre pays ou la défense des masses populaires qui, bien entendu, sont exploitées comme dans tous les paysdu monde, ce n’est pas le rôle de la littérature. En revanche, la littérature doit revaloriser tout l’imaginaire créole créé pendant trois siècles par des hommes et des femmes qui ont coupé la canne à sucre comme esclaves et qui sont devenus aujourd’hui des ouvriers agricoles en continuant à produire une littérature orale. Chez nous, ce n’est pas un folklore : dans les veillées mortuaires, on continue à conter. Dans nos romans, il s’agit moins d’élaborer un discours politique que de  » bouturer  » l’oralité créole sur la littérarité française. Nos romans sont politiques, mais à ce niveau-là.

René de Ceccatty : Jugez-vous vos romans français comme un compromis ou comme un pas en avant ?

 Raphaël Confiant :_ Je dois avouer qu’au départ je pensais que l’oeuvre de Chamoiseau, en français, représentait un danger pour le créole, parce que les lecteurs disaient :  » C’est curieux : on a l’impression de lire du créole en français ! Quel besoin alors de se fatiguer à lire le créole ?  » Je me trouvais concurrencé par quelqu’un qui recréait le même imaginaire, mais sans difficulté de lecture… Cela invalidait complètement mon travail ! Je suis encore aujourd’hui, moi-même, taraudé par l’idée que, peut-être, je suis en train de creuser la tombe de la littérature créole. Je me demande si le fait de créer cette espèce de  » français régional caribéen  » ne rend pas, à terme, caduc le combat pour une langue créole totalement différente du français. Je n’ai pas de réponse à cette question qui, parfois, m’angoisse. Je suis affectivement attaché au créole, et je le suis également au français, mais d’une façon beaucoup plus névrotique, parce que le français a été la langue du colon, que nous nous sommes appropriée par la force et qui est devenue notre langue première après nos études au lycée. C’est là tout le paradoxe. Je suis habité par le créole, mais je ne pense pas en créole. Dans ma chair, je vis l’effacement progressif du créole par le français.

René de Ceccatty : Est-ce que la lecture du créole ne réclame pas, finalement, une démarche plus intellectuelle ?

Raphaël Confiant :_ A l’université, en effet, nous avons un groupe de recherches autour du professeur Jean Bernabé qui, il y a une dizaine d’années, a élaboré une écriture phonologique. Les linguistes et les psychologues ont démontré qu’une langue phonologique était plus difficile à déchiffrer qu’une langue orthographique. En français, les mots sont  » habillés  » : on les reconnaît à l’oeil, on n’est pas obligé de les déchiffrer. Il y a, dans le monde, d’autres langues phonologiques, comme l’indonésien. Mais elles sont enseignées à l’école, ce qui facilite, ensuite, leur lecture. Ce n’est pas le cas du créole. Le combat entre le français et le créole est très inégal !

René de Ceccatty : En passant au français, avez-vous eu le sentiment d’une perte de liberté ?

Raphaël Confiant :_ Au contraire ! Je découvre une plus grande liberté. Le créole est une langue rurale, habituée à désigner des réalités immédiates. Son niveau conceptuel est très limité. Lorsqu’on s’exerce à écrire un roman dans une langue orale et rurale, on a beaucoup de difficultés, parce qu’un concept doit être exprimé à travers des périphrases. La liberté pour les écrivains créoles, paradoxalement, c’est le français, parce que le français est déjà une langue constituée avec laquelle on peut jouer. Quand j’écris en créole, je ne peux pas jouer parce que je suis obligé de construire mon propre outil. Il y a quelques années, un inspecteur martiniquais de l’éducation nationale a comparé le créole à une truelle et le français à une pelle mécanique. J’avais été alors profondément choqué.  » En fin de compte, je m’aperçois maintenant qu’il avait raison. Je maintiens que l’écriture en français est un plaisir et qu’en créole c’est un travail. Je suis beaucoup plus à l’aise dans la description en français. Un paysan ne décrit pas un arbre, par exemple. Il vit en intimité complète avec la nature. Le créole n’a pas de niveau descriptif : il manque d’adjectifs permettant de décrire un paysage. On est également obligé d’avoir recours à des proverbes et à des formules idiomatiques pour donner une tonalité authentique à la langue. A des formules qu’en français on qualifierait de clichés :  » la clé des champs « ,  » rapide comme l’éclair « . Aucun écrivain français qui se respecte ne l’écrirait, mais nous, en créole, nous le faisons parce que ces formules ne sont pas  » usées « . Déplacer le créole de son niveau d’immédiateté à un niveau de communication auquel il n’est pas habitué, cela réclame tout un travail.  » L’intérêt principal de notre littérature, à long terme du moins, sera de déposséder les Hexagonaux du français. Pas dans le sens matériel, mais psychologique. L’  » élite  » française est la seule à considérer que le français est sa propriété. En Angleterre, en Espagne ou au Portugal, l’  » élite  » est beaucoup plus ouverte au parler dialectal. Il y a de nombreux dictionnaires spécialisés. Le Portugal a accepté des modifications orthographiques proposées par l’Académie brésilienne ! Le français, par sa tradition jacobine et sa guerre contre les patois, est beaucoup plus fermé. Nous qui écrivons en dehors de l’Hexagone, nous n’avons pas le sentiment que les termes que nous apportons, les formules, les métaphores, sont réellement acceptés comme du français. Or nous pensons contribuer à l’enrichissement du français. Nous disons que le français n’appartient plus à la France. L’anglais appartient aussi bien aux Australiens, aux Indiens. Les Anglais l’ont parfaitement compris. Mais pas les Français. Je souhaiterais qu’il y ait dans les dictionnaires français des lexiques de tous les pays francophones de la planète. Notre littérature doit amener les Français à admettre que leur langue déborde de l’Hexagone. Il faut qu’ils acceptent l’idée qu’un jour le fleuron de la littérature française ne sera pas le fait d’Hexagonaux.

René de Ceccatty : Comment avez-vous accueilli l’attribution du prix Nobel à Derek Walcott ?

Raphaël Confiant :_ Avec une grande satisfaction, parce que nous avions peur qu’il ne soit attribué à Naipaul, écrivain brillant, mais qui a complètement renié la société antillaise et vénère l’Angleterre. Naipaul n’est pas un universaliste, comme il veut le faire croire, mais un cosmopolite. Il n’a guère de respect pour les cultures autres qu’occidentales. Il qualifie la société antillaise de bric-à-brac, de bricolage. Justement, nous revendiquons le bricolage ! Derek Walcott, c’est le contraire de Naipaul. Il est à la fois noir et blanc, il est métis. Il écrit dans un des plus beaux anglais qui puissent exister et il sait jouer avec le dialecte de Sainte-Lucie et le créole. Il réfléchit sur ce que Segalen a appelé le  » divers  » et que nous, dans l’Eloge de la créolité, appelons la  » diversalité « . Voilà un écrivain venu d’une toute petite île et qui est reconnu par les Anglais et les Américains comme l’un des plus grands poètes de langue anglaise. Ils ont compris que leur langue ne leur appartenait pas et qu’ailleurs pouvaient jaillir des littératures qui rivalisent avec la leur.

René de Ceccatty  _ Comment évitez-vous l’écueil de l’exotisme, du folklore, du naturalisme, du populisme ?

 Raphaël Confiant :_ Lorsque dans un roman occidental on parle de neige et de sapin, ce n’est pas exotique. Dès qu’on évoque une plage de sable blanc et des cocotiers, ça paraît exotique. Nous ne pouvons pas lutter contre le regard occidental qui a fait de notre réalité un folklore. Je ne vais pas évacuer ma réalité, sous prétexte que, pour les lecteurs occidentaux, elle est exotique. Ce serait me soumettre au regard occidental. Aimé Césaire est tombé dans ce piège. Cahier d’un retour au pays natal aurait pu être le texte de revendication de n’importe quel peuple qui souffre. Si les Québécois l’ont adopté dans les années 60, c’est qu’il n’était pas profondément marqué par les Antilles. Il a d’ailleurs été traduit en arabe et a rencontré un grand succès auprès des Palestiniens.

René de Ceccatty  _ Votre culture est liée à l’Afrique, à l’Amérique latine et à l’Europe : comment conciliez-vous ces trois pôles ?

 Raphaël Confiant :_ Ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons distingué les différents éléments qui se sont agglutinés. Nous ne nous sentons pas nous-mêmes comme une synthèse inachevée, nous ne nous sentons pas déchirés ni collectivement ni individuellement. Il y a eu un brouillage généralisé des origines. Les premiers colons étaient des prostituées malades, des voyous, des cadets de famille déshérités. Les esclaves n’avaient pas de nom. Les Indiens étaient des parias. Tous les groupes ethniques ont un problème d’origine. Même nos békés, nos Blancs créoles, prétendent que leur particule est un signe de noblesse, alors que le  » de  » n’indiquait que leur provenance… C’est une façon de sublimer la bâtardise. Nous sommes tous des déportés, des trafiqués. Nous avons tous perdu notre nom. C’est une source de fantasme, de conflit. Comme nous sommes le premier peuple à avoir fait l’expérience de la multiracialité, nous avons toujours un choc quand nous découvrons, en Europe, que tous les gens sont pareils dans la rue… Pour nous, ce qui est normal, c’est la différence, le divers. Mais c’est difficile, parce que nous sommes sans cesse désignés par notre type racial, par notre apparence physique. Cette appartenance raciale est pénible surtout quand on fait partie d’une couche sociale qui fait l’objet d’un ostracisme.

René de Ceccatty  _ Quelle leçon l’Europe peut-elle tirer des Antilles ? Comment avez-vous réagi à Maastricht ?

 Raphaël Confiant :_ Nous avons toujours eu tendance à considérer l’Europe comme une entité. Nous nous sommes rendu compte, à l’occasion de ces débats, que l’Europe était divisée. L’émiettement des pays de la Caraïbe gêne notre évolution. Or l’unité européenne nous a semblé plutôt fondée sur l’économie que sur des affinités culturelles. Les Antilles sont des filles bâtardes de l’Europe. La construction européenne ne peut pas nous laisser indifférents, mais nous craignons que l’Europe ne se referme sur elle-même et ne nie les appendices ou les fils tendus ici ou là. En Martinique, il y a eu 80 % d’abstentions au référendum sur Maastricht. On a le sentiment que cette unité ne se fait pas de l’intérieur parce que les Européens se sentiraient proches les uns des autres, mais qu’elle se fait contre. Contre qui ? C’est une façon de se protéger contre une nouvelle invasion des barbares.  »

 

CECCATTY RENE DE

 

Article paru dans l’édition du 06.11.92 Le Monde