Joseph René-Corail : le talent et l’engagement

— Par Selim Lander —

ChèvreUn artiste sorti du peuple et qui y est resté, ce n’est pas si fréquent, surtout quand cet artiste fut aussi prolifique que talentueux. Faut-il y voir l’influence du soleil des Antilles ? Toujours est-il que Joseph René-Corail (dit Khokho), né en 1932 (la Martinique est encore une colonie ; elle ne deviendra département français qu’après la Deuxième guerre mondiale) dans une pauvre masure de paysans, mourra dans la misère, en 1998[1].

Enfant brillant, reçu premier de son école au certificat d’études, boursier de la République jusqu’à la fin de ses études, faut-il pourtant conclure de son échec au BEPC qu’il était déjà un rebelle ? Quoi qu’il en soit, c’est au cours complémentaire qu’il a découvert l’art, grâce à son professeur de dessin. Il a seize ans quand il entre à l’École des Arts appliqués de Fort-de-France, expédie le cursus en deux années au lieu des trois prévues, et intègre alors l’École nationale des Arts appliqués, à Paris. Il reviendra en Martinique en 1956 et enseignera, brièvement, la céramique dans l’école dont il fut l’élève. Entretemps, il aura été considéré comme déserteur, rattrapé et envoyé dans l’armée en Tunisie, avant d’être rapatrié en France pour incompétence patente en matière militaire[2]. En 1956, alors que la guerre d’Algérie a commencé, il est rappelé sous les drapeaux puis dispensé providentiellement de ses obligations militaires au moment où il s’apprêtait à déserter. Il mettra fin à son enseignement à l’École des arts appliqués de Fort-de-France en 1960, poussé par un désir d’indépendance plus fort que les préoccupations matérielles.

L’indépendance, il ne s’en préoccupe pas seulement pour lui-même mais également pour son pays Martinique. Il est communiste mais pas vraiment sur la même longueur d’onde que les communistes martiniquais, lesquels, à l’instar des partisans de Césaire (qui a quant à lui quitté le PC en 1956), attendent de la France l’amélioration du sort de la population. Fidèles interprètes de cette dernière, ils mesurent les risques économiques de l’indépendance. Cependant un vrai révolutionnaire n’a pas de ces prudences et c’est ainsi que René-Corail décide de rejoindre les jeunes intellectuels idéalistes qui viennent de créer l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique (l’OJAM) et de publier leur Manifeste : La Martinique aux Martiniquais. Nous sommes en 1962 : l’Algérie a basculé dans l’indépendance ; Les Damnés de la terre du Martiniquais Frantz Fanon engagé après du FLN ont été publiés l’année précédente ; en Métropole, un autre Martiniquais, Édouard Glissant, a fondé avec quelques amis le Front antillo-guyanais pour l’autonomie (FAGA) qui milite pour la décolonisation. Or la République, qui tient à conserver ses dernières possessions outre-mer, ne saurait tolérer le moindre mouvement indépendantiste : douze membres de l’OJAM, dont Khokho, sont arrêtés et emprisonnés. Le procès, qui s’est tenu en Métropole, a d’ailleurs tourné à la confusion des accusateurs qui n’avaient rien de bien tangible à reprocher aux inculpés, sinon leur opinion : ils seront relaxés, comme Khokho, ou condamnés à des peines légères. Khokho sera de retour en Martinique à la fin 1963.

Monument du 22 maiA cette époque, Joseph René-Corail est déjà considéré comme un créateur talentueux. Curieusement, ce communiste dans l’âme a réalisé des commandes pour des églises de l’île, des sculptures en métal forgé. Ce ne sont pas ses œuvres les plus originales ; elles ne tranchent guère, en effet, sur l’art sacré qui était produit, en Métropole, à la même époque. Beaucoup plus intéressantes, les fresques, autres œuvres de commande, parfois gigantesques comme les treize panneaux en relief intitulés « Colonisation dans la Caraïbe et les Amériques », exécutés en ciment sur le mur d’enceinte de l’église de la commune du Lamentin, d’une longueur totale de 100 mètres. Il peint également des fresques sur des murs, bien avant le street art, comme celles qui décorent la pharmacie Chomereau-Lamotte à Fort-de-France.

Il s’essaye également à la statuaire monumentale. Son « Monument du 22 mai » (jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en Martinique) en fer forgé, érigé à Fort-de-France, évoque ses statues religieuses, en bien plus vigoureux. Césaire l’a décrit ainsi lors de son inauguration : « une grande négresse, l’arme à la main, maniant son arme comme ses ancêtres la sagaie ». C’est bien cela, en ajoutant que la femme en question est d’une extrême maigreur, qu’elle porte un bébé dans son dos et qu’elle est vêtue d’une robe déchiquetée dénudant la jambe qui se porte en avant. La statue exprime une détermination sauvage, qui conforte à nouveau le jugement de Césaire sur cette œuvre : « le nègre n’est plus l’objet, il est le sujet. Il ne reçoit plus la liberté, il la prend. Et on nous la montre la prenant » [3].

En 1981, René-Corail conçoit et réalise, à la demande du maire de Basse-Terre (capitale administrative de la Guadeloupe), une sculpture géante en béton armé, de 60 m de long sur 10 m de haut, vivement colorée, le « Cheval-Navire », cheval ou dragon, crinière au vent, qui semble prêt à s’envoler. Bien que toutes ces sculptures portent la marque d’une époque – celle, pour faire court, des « grands ensembles d’habitation » – elles méritent le respect, non seulement comme témoignages d’une mode artistique, mais pour l’originalité qui néanmoins s’en dégage. On mettra cependant à part le « Mémorial Frantz Fanon » installé à l’entrée de l’Université des Antilles en Martinique, lequel, bien que récemment rafraîchi, impressionne toujours par sa… laideur[4].

Christ guérilleroCela étant, le livre consacré à « Khokho » – soulignons une nouvelle fois la qualité des reproductions dans les ouvrages d’art publiés par HC Éditions –, abondamment illustré, montre qu’il fut avant tout un peintre. Mais un peintre « charron », manieur du feu, comme le céramiste dont il avait reçu la formation. Ses œuvres les plus impressionnantes sont d’un démiurge et d’un poète (du grec poëin qui signifie fabriquer avec excellence) qui manie la terre (le sable, la poussière de poterie) et le feu (le white-spirit) et transforme ainsi ses motifs peints sur contreplaqué à la peinture industrielle en autant d’œuvres inclassables, surprenantes, sidérantes parfois. Un des sommets de son art – d’artisan et d’artiste – est atteint avec le « Christ guérillero »[5], Christ crucifié mais c’est le fusil qu’il porte sur l’épaule qui forme les deux bras de sa croix. À ses pieds, un homme agenouillé et une femme debout, les mains jointes. Dévotion en bas, compassion en haut (le Christ a une main sur l’épaule de l’homme) : est-il outrecuidant d’affirmer ici que ce tableau tout « simple » (!) nous touche, sinon davantage, au moins autant que les plus belles réussites de la peinture sacrée du Moyen Âge ou de la Renaissance ? Autre chef d’œuvre dans la même veine : « Les vieux » qui représente un couple assis, face à face, sur des tabourets[6].

Autre innovation : l’ajout de matériaux supplémentaires, baguettes de bois, par exemple ; comme dans ses tableaux de la Sainte-Face. Mais laissons la parole à l’artiste :

« Il faut dire une chose : je suis d’abord un potier, un céramiste. À travers les peintures en couleurs que tu vois là, on peut remarquer le travail de l’émail sur la faïence. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est cette technique-là, avec le bambou et le bois ti-baume, la peinture acrylique de la Seigneurie [le marchand de peintures industrielles] que j’ai appliquée en relief ; ensuite les morceaux de bois sont collés sur la peinture, je ne mets pas de colle ; ensuite, j’ai une aspersion de vernis, une technique que l’on connaissait déjà de moi, sans le bois, saupoudrage de sable, de poussière de terre de poterie et puis, le feu. Sé tala ki danjéré a ! [c’est là où ça devient dangereux !] Ça monte à deux ou trois mètres de haut. J’en prends plein la gueule. Pour brûler, j’asperge de white-spirit. Et c’est le white-spirit qui est le danger public dans l’affaire » [7].

Marine (détail)

Khokho a réalisé avec cette technique de très beaux portraits animaliers : chevaux, taureaux, boucs, etc. mais il a peint également toute une série d’animaux à l’huile, dont certains uniquement dans des tons de bleu. Il déploie, dans ces tableaux figuratifs sans être réalistes, un art rare pour rendre apparent le mouvement d’une figure pourtant figée : ses animaux se cabrent, courent, sautent et si ses chats adoptent une posture immobile, on les sent prêts à bondir. Les portraits animaliers ne sont pas seulement « vivants », ils expriment « l’âme » du sujet représenté : le cheval est joyeux, la chèvre prétentieuse, le taureau un peu obtus, le coq ébouriffé, le poisson étonné, le chat vindicatif…

PaysansS’il est impossible dans un bref article de rendre compte de toutes les facettes du talent de Khokho, il faut mentionner encore sa série de marines, souvent également dans les seuls tons bleus. À nouveau, comme pour les animaux, on est frappé par le dynamisme de ces tableaux : tous ces bateaux – parfois à la limite de l’abstraction mais pas au point de nous empêcher de reconnaître les yoles martiniquaises avec leur grande voile rectangulaire (symbolisée par trois coups de pinceaux nerveux) – généralement pris au milieu d’une régate, semblent littéralement virevolter sous nos yeux. Et puis l’on ne saurait quitter Khokho sans avoir évoqué les tableaux en noir et blanc représentant des silhouettes humaines difformes, craquelées, avec un rendu étonnamment semblable à celui des poteries « raku » des céramistes japonais[8].

Khokho René-Corail ne cessait de se renouveler, d’expérimenter. Il a travaillé le fer, le mortier, le bois, le tissu (patchworks, vêtements) et, bien sûr, la céramique. Le livre qui lui est consacré, abondamment illustré, fournit un témoignage précieux sur son travail. Malheureusement, les œuvres elles-mêmes demeurent dans leur quasi-totalité inaccessibles au public, en dehors des sculptures métalliques et des grandes fresques en ciment. L’artiste – il refusait d’ailleurs de se reconnaître comme tel, se considérant plutôt comme un « chercheur » – avait une conception absolument non élitiste de l’art, cohérente avec ses engagements politiques. Il a troqué ou donné quantité d’œuvres sans se préoccuper de ce qu’il en adviendrait. Ceux qui ont eu le privilège de croiser sa route et de se procurer ainsi des œuvres à très bon compte étaient trop souvent ignorants du trésor qu’il leur était échu (partant du principe que ce qui n’est pas cher ne vaut rien). Quantité de tableaux ont ainsi disparu à jamais, à moins que, abandonnés dans quelque recoin, ils ne se détériorent lentement à l’instar de la fresque peinte de la pharmacie Chomereau-Lamotte[9].

Dans un article antérieur consacré aux « Peintres de Martinique », nous insistions sur le besoin de créer un musée rassemblant des œuvres marquantes des principaux plasticiens de l’île. Besoin justifié par la qualité et la diversité de la création artistique dans ce petit coin du monde. Ce pourrait être ainsi l’une des premières taches de la nouvelle « collectivité territoriale » appelée à remplacer les conseils général et régional. Si un tel projet voyait le jour, il imposerait de rechercher enfin et de sauver les œuvres de René-Corail qui peuvent l’être encore.

[1] « Sans biens, RMIste, il mourut à l’âge de soixante-six ans d’excès de rhum et de tabac, de sous-alimentation chronique et d’inhalation de vapeurs toxiques dégagées par les produits qu’il utilisait pour réaliser ses œuvres ». Dominique Berthet, « Une esthétique du lieu » in Renée-Paule Yung-Hing (dir.), Khokho –Joseph René-Corail, Conseil régional de Martinique et HC Éditions, Paris, 2008, p. 86.

[2] Voir le récit de cet épisode par J. R.-C. lui-même in Khokho, op. cit., p. 65.

[3] Cité par R.-P. Yung-Hing, « L’homme aux fresques exaltées » in Khokho, op. cit., p. 31.

[4] « Sur un socle Terre-Monde se relient des visages sans masque : Africain-Asiatique-Caucasien. Scellé dans ce socle, un fusil relie ces visages, image du « guerrier silex » (in Khokho, op. cit., p. 150).

[5] Reproduit in Khokho, op. cit., p. 157 et analysé par Jean Benoist in Gerry L’Étang (dir.), La Peinture en Martinique, Conseil régional de Martinique et HC Éditions, Paris, 2007, p. 133.

[6] In Khokho, op. cit., p. 240.

[7] Propos rapporté par R.-P. Yung-Hing, « Corail, créateur protéiforme » in Khokho, op. cit., p. 229.

[8] Ces tableaux ont servi à illustrer le recueil de poèmes de Philippe Renard, Essais de vérité.

[9] Laquelle a fermé ses portes tandis que les fresques, faute d’être entretenues, se dégradent davantage d’année en année.

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