Badiou-Lacan, une pensée en chantier

— Par Nicolas Mathey —

badiou_antiphilo-3Le Séminaire Lacan. L’antiphilosophie 3,  1994-1995, d’Alain Badiou.  Éditions Fayard, collection « Ouvertures »,  288 pages, 18 euros.  Considéré comme l’un des plus grands philosophes français, il s’est fait connaître du grand public avec De quoi Sarkozy est-il le nom ? Penseur du « multiple sans Un », platonicien ayant récemment réécrit la République (bientôt adaptée sur scène aux Amandiers), Alain Badiou est une figure intellectuelle et politique aux nombreuses faces, parmi lesquelles celle du séminariste. Depuis 1983 en effet, Alain Badiou anime un séminaire ouvert à tous, lors duquel il expose l’évolution de son parcours philosophique, parole vivante d’une pensée en formation, en semis. Cette année encore, à près de soixante-dix-sept ans, il parle chaque mois à l’École normale supérieure de « l’immanence des vérités » et s’en prend avec allant aux idéologies de la finitude et de la consommation, soutenant que les vérités sont bien de ce monde, qu’elles viennent trouer et renouveler. Comme un matérialiste qui croirait aux éclairs.

Les éditions Fayard viennent d’inaugurer la publication de l’intégralité de ce séminaire. Par lequel commencer, sinon par celui consacré à Jacques Lacan, lui-même fameux pour le séminaire qu’il poursuivit près de trente ans durant. Car entre Alain Badiou et Jacques Lacan, plus d’un lien. « Une fidélité contrariante et contrariée », selon les mots mêmes d’Alain Badiou, pour qui Jacques Lacan reste ce « compagnon essentiel et malaisé ». Au-delà de sa « surprise étonnée devant les inventions verbales du maître » et autres « aphorismes lacanoïdes », Alain Badiou situe Jacques Lacan dans la lignée des antiphilosophes qui, de saint Paul à Ludwig Wittgenstein, auraient entrepris de « montrer que la catégorie de vérité est nuisible », ce qui en lacanien se dirait par « de vérité, il n’y a que mi-dit ».

Mais ce que Badiou va surtout retenir de Lacan, et que souligne ce séminaire, c’est le rôle des mathématiques et du « mathème », terme lacanien qu’il va ériger au fondement de sa propre ontologie. Alors que l’antiphilosophe pensera le « désêtre » et l’« (h)ontologie », Alain Badiou relèvera le geste philosophique de penser positivement l’être, dans le cadre d’une ontologie fondée sur les mathématiques.

Ce séminaire interroge aussi la politique de Lacan selon qui, « marxisé, le prolétariat n’est devenu que groupe. Cela, c’est la position du Parti ». Interdire que ce soit le groupe qui autorise le discours imposerait toujours selon Lacan la dissolution, d’ailleurs titre de son ultime séminaire. Il aurait ainsi, dissolvant l’École freudienne de Paris, reproduit le geste de Marx, qui avait dissous la Ire Internationale. Selon Badiou, « on peut se demander ce que tout cela veut dire dans les faits. Du reste, tout le monde ne cesse de se le demander ». L’antiphilosophe Lacan aurait loupé le « Que faire ? ». « Ses héritiers le savent bien, ils ne savent pas que faire. (…) Je veux dire : que faire d’autre, parce que faire veut toujours dire cela : que faire d’autre ? ». Si Badiou soutient avec Lacan qu’il n’y a jamais de règles de l’acte qui permet de cimenter un collectif, il lui oppose la nécessité de l’acte et des conditions de surgissement des vérités. Y compris la nécessité de cet acte qu’il nomme révolution, en politique. Que penser, que faire, dans quel collectif, à quelles conditions, questions philosophiques indépassables mises en évidence par ce séminaire.

Nicolas Mathey
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