La société de précarisation

— Par  Cynthia Fleury —

sans_travail-360C’était en 1986, et déjà Ulrich Beck parlait de paupérisation civilisationnelle en expliquant que la dynamique historique ne serait pas celle de la sécurisation pour tous, mais bien plutôt de la démocratisation du risque. Certes, les clivages entre précaires et ceux qui ne le sont pas sont toujours présents, mais l’émergence des risques systémiques, invisibles, radioactifs, cumulatifs, a brisé la ligne de partage. « Ce que nous a appris la contamination radioactive, c’est que c’en est fini de l’autre, fini de nos précieuses possibilités de distanciation. On peut exclure la misère, on ne peut plus exclure les dangers de l’ère nucléaire. C’est là leur nouvelle force culturelle et politique. Leur pouvoir est le pouvoir du danger qui abolit toutes les zones de protection et toutes les différenciations de l’âge moderne. » La société du risque mondialisée, c’est cela : le « big business » de notre insécurisation, réelle ou supposée. Il n’est pas impossible que l’enseignement du risque systémique nous fasse entrevoir les vieilles réalités sociales (comme la migration de la misère) comme désormais inextricables. « La France doit prendre sa part de la misère du monde, mais n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde », dit un ministre de l’Intérieur, citant un ancien premier ministre. Parole toute raisonnable. Mais non efficiente devant la déraison, devenue systémique, de nos sociétés de consommation, qui feront mécaniquement de la France, et de tout pays perçu comme « moins en risque », la proie d’un autre risque : cette misère-là ne s’exclut plus.

Motif de réjouissance, la révolution culturelle Jugaad, qui prend la précarisation et la contrainte comme les éléments premiers d’une réflexion sur la consommation. Navi Radjou en a fait un livre, l’Innovation Jugaad, et plus récemment la revue We Demain, un article (écrit par Jean-François Mongibeaux). Ce n’est pas seulement du plus avec du moins. C’est principalement de l’autrement. Une ingéniosité qui puise sa force dans l’ingénuité, être le plus ingénieux possible parce que le plus « nu » possible, le plus libre, le plus simple, le moins coûteux. Au Penjab, de vieux moteurs Diesel sont montés sur des chariots à bras ; un potier du Gujarat a conçu Mitticool, un réfrigérateur en argile qui ne consomme pas d’électricité ; en Chine, c’est l’invention d’une machine à laver les pommes de terre et le linge qui a vu le jour ; en Inde, la tablette AAkash a été commandée à Datawind pour être la moins chère au monde. Tout est envisageable : de la voiture à l’électrocardiographe compact et portable, en passant par la couveuse fonctionnant comme un sac de couchage et le bidon détourné pour faire une coque d’ordinateur. Né à Paris, au FacLab, Jerry est passé du simple serveur, à l’origine utilisé lors d’un forum Innovafrica à Ouagadougou, au PC connecté à un écran. « La barrière numéro 1 à l’innovation, c’est l’aversion au risque, écrit Navi. Ne pas avoir le courage d’accepter l’échec nous fait repousser aussi longtemps que possible la prise de décision. »

Quelques chiffres donnés par Navi ? L’Inde 
et la Chine vont contribuer pour plus de 50 % 
à l’augmentation de la demande mondiale d’énergie entre 2010 et 2035. À cette date, la consommation d’énergie chinoise sera supérieure de 70 % à celle des États-Unis. Un travailleur sur quatre sera indien. 80 % des Indiens disposent de moins de deux dollars par jour. 26 % des Brésiliens sont en dessous du seuil 
de pauvreté. 40 % des Chinois ne sont pas bancarisés et n’ont pas accès aux traitements médicaux de base. Contre la déraison consommatrice en marche, 
la conscience jugaadienne va devoir s’éveiller.

Cynthia Fleury

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