« Amitiés créoles »

— Par Patrick Singaïny, essayiste —

La dernière fois que j’ai échangé avec mon ami Roger de Jaham, c’était en février dernier, à La Réunion, où je suis retourné vivre en 2009, après 10 années passées en Martinique. Il n’était plus chef d’entreprises, je n’étais plus journaliste pour l’hebdomadaire Antilla. Il se rendait régulièrement dans l’Océan Indien, et nous trouvions toujours un moment pour savourer un repas au cours duquel nous confrontions nos points de vue et analyses, à travers différents sujets.

Le ton était toujours très amical et enjoué. Habituellement, il commençait par me raconter longuement et avec plaisir ce que j’étais supposé avoir raté des dernières nouvelles martiniquaises. Puis il se mettait dans la peau du président de l’association « Tous Créoles » auquel j’avais consacré un article dès sa création, dont les propos de l’époque étaient partagés entre vifs enthousiasme et petits doutes. Février dernier à la fin d’un long petit-déjeuner pendant lequel nous nous étions réjouis des changements profonds dans le cours de nos vies respectives, l’ami a voulu s’adresser davantage à l’essayiste. Roger de Jaham disait préférer une bonne conversation avec un spécialiste plutôt que la lecture de son livre. Sa méthode, très efficace, semblait être : agir d’abord pour mieux se donner matière à réfléchir dans le suivi de l’action. Autrement dit ne jamais reculer pour mieux sauter.
Il avait gardé en mémoire mon premier ouvrage corédigé avec le penseur Edgar Morin, et pensait que je pouvais apporter une pierre différente et analytique à tout le travail de réflexion mené depuis des années sur ce qui l’étreignait le plus, à l’heure où il pensait laisser sa place de leader à d’autres. Il voulait qu’on l’aidât à aller au-delà, à présent que l’association avait réalisé et problématisé des recherches. Autrement dit il désirait passer à l’action et articuler une pensée autour de ce mot si complexe : « créole ». Il voulait être tout à fait certain de l’universalité de la validité des nouvelles acceptions du terme, avant de le proposer aux instances de l’Académie française.
J’ai commencé le journalisme en 2000 si tôt après mon arrivée en Martinique, en relevant ce qui pouvait apparaitre comme un défi de l’époque : faire parler un béké sur le béké. Je me souviens que la rédaction d’Antilla avait mis 4 semaines de réflexion et de débats avant de publier mon entretien avec Roger de Jaham, qui avait été l’initiateur et co-auteur du texte de 1998 intitulé « Nous nous souvenons … », texte clair et saisissant émanant du collectif de la communautée békée, à l’occasion de cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. C’est le directeur de publication, le grand Henri Pied – que je salue ici -, qui avait pris la décision finale et courageuse de publier l’entretien.
Je suis revenu dans mon île natale avec quelques numéros d’Antilla de cette année-là dont bien évidemment, le 910ème, celui qui contient cet entretien daté de novembre 2000. Le matin du 14 juin, c’est vers cet objet que je me suis tourné, quand j’ai pris connaissance du message portant la triste nouvelle. C’était un réflexe. Celui de mesurer le parcours accompli avec le disparu et ainsi honorer sa mémoire.
« Dans le « ventre » d’un béké » avait titré en une la rédaction. Un titre intelligent et riche de sens qui en dit beaucoup sur les appréhensions de l’époque, et, reconnaissons-le, encore bien vivaces aujourd’hui. Je n’avais pas relu cet entretien depuis sa publication, depuis plus de 15 ans. L’entretien est analytique : peu de propos rapportés. Il s’appuie sur le regard neuf d’un observateur. La teneur est d’une grande exactitude (fidèle à mon vécu de l’entretien) et le lecteur que je suis à présent est pris de curiosité, même après avoir rédigé 3 essais autour de problématiques voisines. Avec le recul, je mesure combien l’entretien a dû faire frémir. Il saute aux yeux qu’il n’aurait jamais pu être rédigé de cette façon-là par un journaliste du pays, car d’emblée le texte porte la marque de l’affranchissement des dissemblances entre le béké et les autres martiniquais. Roger de Jaham et moi, nous nous sommes rencontrés sur cette nécessité de mise en concordance entre les différentes composantes des héritiers du peuplement historique de la Martinique. Il croyait au bien fondé de son action et en avait fait le défi de toute une génération. Il œuvrait non pas seulement pour un vivre-ensemble en Martinique mais pour un bien-vivre-ensemble martiniquais. A bien des égards, il a amené, à son niveau – celui d’un homme d’action -, une certaine idée de la modernité martiniquaise. Roger, hélas, est parti trop tôt. « Amitiés créoles ! »