Vitalité du théâtre en Martinique

— Par Selim Lander —

En Martinique on cultive les lettres de longue date et si elle sont moins connues que sa poésie, Césaire s’est également illustré par ses pièces de théâtre. Bien que les auteurs contemporains soient contraints de s’en tenir à des formats plus modestes que le maître, la tradition se perpétue avec de belles réussites. L’association ETC (pour Ecritures théâtrales contemporaines) – Caraïbe, présidée par Alfred Alexandre, lui-même auteur talentueux, est au service des dramaturges martiniquais, guadeloupéens et, dans une moindre mesure, conformément à sa raison sociale, caribéens. Elle a organisé les 9 et 10 novembre 2021, en relation avec l’Université des Antilles, des « Théâtrales » qui sont autant d’occasions de rencontres avec des auteurs et des textes d’aujourd’hui. Des Antilles ou d’ailleurs car les auteurs doivent s’ouvrir au monde, particulièrement sur une île. En l’occurrence, c’est un auteur venu de France qui est venu apporter le vent du large.

Chemin forgeant de Bernard Lagier

A tout seigneur tout honneur, il est logique de commencer cette brève revue par celui qui fait désormais office de doyen du théâtre martiniquais. Il était présent avec un monologue (lu par Guillaume Malasné). Un jeune homme, né dans les années 50 en Martinique, se raconte, de son enfance jusqu’à l’orée de l’âge adulte. La pièce est donc un récit de formation qui montre bien comment un enfant peut grandir en s’opposant, surtout lorsqu’il a en face de lui des parents fermes mais dignes de son respect. La politique est très présente dans ce texte. Le jeune lycéen (à une époque où l’on entrait au lycée dès la sixième) s’engage précocement auprès d’un groupe gauchiste. Un engagement nourri par les iniquités d’un régime encore de facto colonial qui ne s’émouvait guère lorsqu’un adolescent tombait sous les balles d’un assassin de hasard (qui bénéficiera d’ailleurs de la mansuétude de la justice). Si B. Lagier ne fait pas vieillir son personnage jusqu’à aujourd’hui, et si l’on ignore donc ce qu’il penserait des Martiniquais qui se rebellent contre la vaccination et le passe sanitaire, le spectateur est en droit de penser que la révolte des jeunes des années soixante-dix était autrement légitime.

Bon anniversaire Marta de José Jernidier

Si Bernard Lagier est le doyen des auteurs martiniquais, José Jernidier est celui des Guadeloupéens Les Théâtrales ont voulu l’honorer en présentant sur la scène du théâtre municipal une mise en espace de sa pièce Bon anniversaire Marta avec Catherine Césaire accompagnée par Jean-Louis Nguyen à l’harmonica, M.E.S. de José Exelis. Nous avions déjà vu cette pièce en créole surtitrée en 2019 jouée par Esther Myrtil et nous en avions dit grand bien. Si la mise en espace est évidemment moins ambitieuse, Catherine Césaire a donné une interprétation courageuse de son personnage. (même si les quelques spectateurs insuffisamment diglossiques ont regretté l’absence, cette fois, de toute traduction), celui d’une femme délaissée par un mari qu’elle attend pendant toute la pièce pour fêter son anniversaire. Martha, heureusement, n’est pas uniquement engoncée dans son malheur, elle ne manque pas d’humour, elle sait s’évader par l’imagination. Ainsi, loin de se résumer à une déploration fatalement lassante, Bon anniversaire Marta est un vrai texte de théâtre qui aide à comprendre pourquoi certaines femmes (pas seulement aux Antilles mais peut-être davantage ici qu’ailleurs) se laissent enfermer dans le piège d’un amour à sens unique.

Les Petits Enfants de Bruno Allain

Auteur invité de ces Théâtrales, Bruno Allain, dramaturge métropolitain mais néanmoins familier des Antilles, a écrit sa pièce en référence aux enfants juifs assassinés devant une école israélite à Toulouse. Les Petits enfants (lus par Estelle Butin et José Dalmat) traduit la sidération ressentie par l’auteur devant un événement proprement incompréhensible. Quel mécanisme intérieur peut pousser un homme à commettre froidement un crime contre l’humanité d’autant plus atroce qu’il vise de parfaits innocents (si mon lecteur veut bien admettre avec moi que l’innocence demeure le privilège de l’enfance) ? La pièce est écrite sous la forme d’un dialogue entre une femme et son mari (un homme et sa femme) dans une langue qui est, chez elle, poétique et imagée. Le monologue introductif de la femme se termine par exemple sur ces mots : « Tout ça pour dire / La trouille je flageole dedans / J’ai encore les détonations de mon cauchemar dans les oreilles / Bleues les détonations / Et les taches de sang comme des rivières ». Bien que Les Petits enfants ne puissent fournir une explication convaincante au crime de Mohamed Merah, l’auteur n’esquive pourtant pas la question métaphysique, car c’est bien au nom de son dieu que l’assassin a levé le glaive. Faut-il alors admettre avec B. Allain que le monothéisme porte en lui la violence et la guerre, comme la nuée normande l’orage ? Certes, mais si l’histoire n’infirme nullement cette thèse, les peuples polythéistes n’étaient pas particulièrement pacifistes. N’oublions pas non plus que les Grecs voyaient la main de leurs dieux derrière leurs querelles bien humaines. Quant à la folie sanguinaire d’un individu isolé, peut-on vraiment en rendre responsable une religion, quelle qu’elle soit ? Celle-ci n’est-elle pas pour le terroriste-assassin un simple alibi pour couvrir ses pulsions de meurtre, comme chez d’autres la passion amoureuse ou la perversion sexuelle ? Est-il juste de considérer qu’un Mohamed Merah soit un être « religieux » si l’on se souvient que religion signifie relier ? Les inquisiteurs du Moyen-Âge qui envoyaient de prétendus hérétiques au bûcher étaient-ils « religieux » alors qu’ils trahissaient tous les préceptes évangéliques ? Une bonne question pour les théologiens et les criminologues.

Il y aura toujours un dernier soleil de Faubert Bolivar

Il y aura toujours un dernier soleil

Ce texte a été superbement porté par Alexandra Déglise (M.E.S. de José Exelis et accompagnement musical de Yannick Eugene). La violence de ce monologue est telle qu’il impose de s’y donner à fond et l’on ne pouvait qu’admirer la performance de la comédienne qui n’a bénéficié que du temps de préparation restreint dévolu aux lectures. Une femme raconte la misère du monde autant que la sienne propre et son récit a de quoi faire frémir les personnes qui peuvent s’identifier à elle, comme il y en avait ce jour-là, à en croire les commentaires à la fin, dans la salle de l’UAG où se tenaient les Théâtrales. Une identification en tout état de cause « métaphorique » puisqu’aucune de ces personnes – heureusement – n’était susceptible d’avoir connu la misère matérielle et morale décrite dans la pièce. Mais on n’évalue pas un texte de théâtre – en tout cas pas seulement – à la capacité qu’il a ou n’a pas de faire que le public se reconnaisse dans le ou des personnages de la pièce. Rares sont les spectateurs de Phèdre qui ont souffert comme elle d’un amour aussi déraisonnable. Cela n’empêche pas les autres spectateurs non de s’identifier à Phèdre mais de compatir à son désespoir, voire tout simplement d’admirer comment Racine a su peindre cette passion et, accessoirement (car on peut tout aussi bien découvrir Phèdre par le livre) comment elle est interprétée sur une scène de théâtre. « L’amour ne suffit pas », explique le personnage, quand on vit dans un monde où l’on peut jeter sa mère moribonde dans une poubelle, faute de pouvoir lui offrir un enterrement décent, un monde où une mère refuse de faire naître un bébé faute de pouvoir lui assurer un avenir, un monde où cette même mère accepte de se faire brutaliser par son fils parce qu’elle se sent coupable de ne pouvoir le nourrir. Le récit s’allège – à peine – lorsque la femme s’adresse à son chien Anaxagore mais il retombe immédiatement dans la véhémence lorsqu’elle prend à parti Ossuaire, quelqu’un qu’il est facile d’interpréter au premier degré comme le représentant des élites corrompues des pays les plus pauvres du monde.

Combien de solitudes de et avec Véronique Kanor

Véronique Kanor est au départ une documentariste. Elle réalise désormais des performances poétiques qu’elle situe sous le vocable « pict dub poetry » en référence à la dub poetry, forme de poésie psalmodiée d’origine jamaïcaine sur un fond de musique reggae. Le vocable « pict », ici, signifie que les images, plutôt que la musique, accompagneront la poésie, bien que la seconde ait encore une place. Ces images sont en l’occurrence des photographies ou des vidéos réalisées par la performeuse. Combien de solitudes évoque une épopée, comme on en contait au Moyen Âge, sauf qu’elle raconte la geste de la Martinique d’aujourd’hui, et particulièrement son dernier « moment héroïque », le mouvement social qui embrasa l’île pendant de longues semaines en 2009. V. Kanor a vibré avec les manifestants, elle les a filmés dans le cadre de la Télé Otonom Mawon et en a tiré la matière d’une grande part de sa performance. Elle ne dissimule pas pour autant l’échec sinon du mouvement lui-même – car il faut bien finir une grève et des avantages catégoriels ont été obtenus – du moins de ceux qui croyaient changer la vie, c’est-à-dire quitter la société de consommation et la remplacer par autre chose (mais quoi ?). V. Kanor n’est pas que poète, elle défend la cause d’une Martinique idéalisée, comme le prouve le choix des images de personnages à la mode d’antan, survivants d’un monde en voie de disparition. Quels que soient leurs travers, les Martiniquais apparaissent avant tout à ses yeux comme des victimes, par exemple lorsqu’elle dénonce « l’empoisonnement programmé » (le chlordécone) en omettant de dire qu’il s’agit plutôt d’un « auto-empoisonnement », puisque ce sont les Martiniquais eux-mêmes, élus en tête (et pas seulement les békés honnis), qui demandaient au gouvernement français de reporterl’interdiction du poison. Cependant une performance est avant tout un spectacle. De même qu’on n’est pas obligé de s’identifier au personnage de F. Bolivar pour aimer sa pièce, on n’est pas obligé d’adhérer à tout ce que dit V. Kanor pour admirer sa langue, son phrasé, son lyrisme, sa gestuelle, l’adéquation avec les images qui apparaissent sur deux écrans, la précision de la synchronisation entre la lecture, les images et le son, alors que l’artiste, quand elle se produit, n’a plus la maîtrise des deux derniers puisque, programmés à l’avance, ils se déroulent inexorablement. Un regret sur la forme, le réglage du micro qui obligeait à faire un effort pour entendre le texte.

Matrice(s) de Daniely Francisque – prix ETC-Caraïbe 2021

Matrice(s)

Même s’il existe de notables exceptions, le jury du prix ETC-Caraïbe-section francophone récompense le plus souvent des textes ancrés dans la réalité antillaise, suivant par là, il est vrai, la tendance naturelle des auteurs antillais à revisiter leur histoire et celle de leurs îles. L’édition 2021 ne déroge pas à cette tradition : Daniely Francisque relate la saga d’une lignée de femmes martiniquaises, celles qui sont parties en Métropole, les relations souvent compliquées avec les hommes… Matrice(s) est principalement une pièce chorale. Elle est interprétée par un comédien et trois comédiennes, parmi lesquelles une jeune fille, au talent prometteur, chargée d’incarner un personnage enfant, dans une langue qui est bien celle des jeunes d’aujourd’hui. L’ajout du comédien permet d’entrecouper les monologues de quelques dialogues. La mise en espace de D. Francisque sur le plateau du Théâtre municipal occupe trois lieux. Au fond sur une estrade un personnage majestueux entre matriarche et grande prêtresse ; à jardin la jeune-fille-enfant ; à cour un homme et une femme qui revêtiront à un moment des tenues de mariés de parodie. La discours passe d’un espace à l’autre, suivi par la lumière. Avec Naïsha Ursulet, Charles Lérandy, Anne-Alex Psyché et Régine Féline.

Varia

Le programme des Théâtrales comprenait également, le premier jour, une table-ronde avec les auteurs ayant déjà reçu des prix (d’ETC-Caraïbe ou autres) sur la reconnaissance que l’on peut attendre d’un prix, ce qu’il apporte en matière de production, de diffusion et même d’écriture lorsqu’il est associé à une résidence. Le deuxième jour, Frédéric Lefrançois, auteur de l’ouvrage « Strange Fruit » de Caryl Phillips, l’autre scène du désir, a parlé de cette pièce d’un auteur anglo-caribéen emblématique de la scène théâtrale afro-britannique, une tragédie moderne au sein d’une famille immigrée.