« Les restes suprêmes », de David Rugamba, un « work in progress », inabouti, forcément inabouti

— Par Roland Sabra —
« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. »

Chris Marker & Alain Resnais – Les statues meurent aussi

« Work in progress », l’expression est souvent revenue dans les propos de Dorcy Rugamba lors de ses échanges avec le public jeudi 11 novembre 2021 dans la salle Aimé Césaire de Tropiques- Atrium. On le croit volontiers tant c’est une évidence. Le chemin est encore bien long pour tenter d’égaler l’admirable prestation de « Bloody Nigers » que le metteur en-scène d’origine rwandaise nous a offerte en cadeau en 2009 et en 2013 à Fort-de-France.

Le thème est d’actualité au-delà de la destruction des 20 000 pièces de collection par le feu dans l’incendie du musée privé de Gunju quelques jours avant la restitution par la France de 26 œuvres au Bénin, dans le cadre d’une cérémonie hautement symbolique et institutionnelle, en présence des présidents Emmanuel Macron et Patrice Talon.

« Un homme ( Dorcy Rugamba) s’introduit dans un musée européen pour s’adresser aux visiteurs, le public en l’occurrence, et aux masques funéraires exposés, qu’une très belle scénographie propose au regard.». Tel est le synopsis résumé par l’auteur.

Entre soliloque et discours adressé le visiteur essaie de dire le pourquoi de ses visites sans cesse renouvelées, comme un écho aux interrogations de la voix off, sans doute celle de Jean Négroni, du film de Marker et Resnais : « L’art nègre, nous le regardons comme s’il trouvait sa raison d’être dans le plaisir qu’il nous donne. Les intentions du nègre qui le créée, les émotions du nègre qui le regarde tout cela nous échappe. Parce qu’elles sont écrites dans le bois nous prenons leurs pensées pour des statues et nous trouvons du pittoresque là où un membre de la communauté noire voie le visage d’une culture. » Les interrogations du visiteur s’interrompent quand, par magie, par un de ces nombreux miracles du théâtre, l’un des masques s’incarne, prend forme humaine (Nathalie Vairac) et entre en débat avec lui.

Le propos n’évite pas les passages obligés tel celui sur l’adjectif « primitif » ou « premier » et l’infantilisation implicite dont ils sont porteurs  de l’art africain, si tant est que l’on puisse supposer une unité aux pratiques artistiques d’un continent trois fois plus grand que l’Europe. A-t-on déjà entendu parler d’art européen ? Sont évoquées sans trop d’approfondissement les conditions d’appropriations de ces œuvres. Par exemple aurait pu être rappelé le pillage des trésors de Béhanzin mené, fin du XIX siècle non seulement par la soldatesque, mais aussi par l’état-major de l’armée coloniale ayant à sa tête le général Alfred Amédée Dodds (1842-1922), officier métis sénégalo-français, originaire de Saint-Louis-du-Sénégal et formé à Saint-Cyr. Ses héritiers revendront sans état d’âme, après sa mort, sur le marché parisien, les objets volés. Un autre débat entre le statut d’objet ethnologique déposé naguère au Musée de l’Homme, aujourd’hui au Musée du Quai Branly et celui d’objet d’art hébergé au Musée du Louvre laisse le spectateur sur sa faim.

Cette absence d’approfondissement des thématiques évoquées escamote la possibilité d’une dramaturgie théâtrale. Cet évitement se trouve souligné par le parti pris laissé à la comédienne Nathalie Vairac. Le metteur en scène lui accorde un immense espace d’improvisation qui se manifeste, entre autres par toute une série d’onomatopées sensées renvoyer à l’expression d’une langue vernaculaire d’origine africaine(*). Drôle d’hommage rendu à la mère Afrique et à la richesse de ses langues!

Et puis il y a cette ébauche maladroite, inaboutie, qui provoque un malaise chez le spectateur par sa ressemblance avec une tentative de transe sur scène. Quand le metteur en scène sud-africain, Brett Bailey, dans son dernier spectacle « Samson », cet été en Avignon, tire sa représentation du coté de la transe il fait appel à Elvis Sibeko, un comédien danseur, héritier de cinq générations de « Sangoma » guérisseurs dans la tradition du nord du Mozambique. Il est écrivions-nous « animé sur le plateau par une force surnaturelle, possédé par une transcendance par lui-même ignorée, bercé, enveloppé dans la ligne de rythmes percussifs qui le mènent. Il est dansé plus qu’il ne danse. » Elvis Sibeko n’est pas dans l’appropriation culturelle. La transe est son métier, son art pourrait-on dire.

Nathalie Vairac expliquera après la représentation qu’elle a souvent navigué entre Paris et le continent africain, qu’elle a fait beaucoup d’allers-retours et que rentrée en France elle avait le sentiment après avoir chaussé du 43 de devoir passer à du 34. En effet en France elle a travaillé avec Sotigui Kouyaté, Philippe Adrien et reconnaît une admiration pour l’immense Claude Régy dont on imagine mal qu’il ait pu sur scène laisser ses comédiens improviser. Nathalie Vairac a une envie de liberté, un désir d’explorer sa propre écriture. Elle a enregistré avec le joueur de kora Ablaye Cissoko un disque de dix morceaux dans lesquels elle dit en musique les textes qu’elle a écrit. On peut comprendre ce désir d’émancipation tout à fait légitime, mais sur le plateau de « Restes- suprêmes » où elle devrait être dirigée par un metteur en scène au talent avéré, cela aboutit, faute d’être canalisé, à un entre-deux, un balancement entre théâtre et performance qui flirte avec l’incertain, l’à peu près, le cafouillage. Mais encore une fois, ce qui nous a été présenté est « travail en cours d’élaboration » inabouti par définition. On peut faire confiance à Dorcy Rugamba pour mener à bien ce projet passionnant. À revoir plus tard !

Fort-de-France, le 12/11/2021

R.S.

(*) Nathalie Vairac nous dira plus tard qu’elle faisait référence à l’existence supposée d’un protolangage qui se définit comme « un langage primitif d’il y a deux millions d’années. Il serait composé de juxtapositions de mots concrets sans grammaire, permettant aux mots d’avoir un sens global indépendamment de l’ordre dans lequel ils sont utilisés » (Wikipedia). Primitif ? Vous avez dit primitif ?