Vers Le Diamant

Pour E.G.

par Patrick Chamoiseau

Ce qu’il existe de tendre
et de sensible
dans le soleil et dans le sable
s’est accordé ici
pour habiter les ombres
d’une secrète lumière

celui qui le sait
qui le tait
qui en est enchanté
n’en habite que l’absence.

Sous le soleil voilé
parfois
le sable accuse le gris clair des patiences
mais aux points de lumière
les éclats de lambis
de vieux quartz ou de sel
semblent s’accorder
aux souvenirs dispersés des empreintes

seule
de l’écume
le frissonnement trop clair
en conserve l’intuition
et en dessine la trace.

Ici aussi
dans la patience infidèle des sables, on voit
des restes de ville
qui luisent paupières ouvertes
innocences de lumière
petits mystères du chaos des empreintes
une diffuse constellation
qui balise
l’absence amérindienne
les épaves négrières
les furies coloniales dans le violet des raisiniers
et qui ouvre à ras de sol
fleur de sable
cette part de firmament
qui
ici
parmi nous
s’est couchée.

Les crabes
à l’abord des écumes
sont blancs
ou d’un jaune pâle
dans les mancenilliers
leur vigilance est rouge
et s’ils ignorent ce qui a été dit
qui a été écrit
tous, inlassables, les voici
à maintenir leur trou
dans la ruine permanente et le désordre des sables
tous vivent à l’imprévisible
et fréquentent l’impensable.

Oala
des abeilles trop nombreuses
agonisent dans l’écume
je vois souvent leurs petites morts
dans l’ovation grandiose
et si le vent semble joyeux de porter le soleil
c’est qu’il sait entendre
et les traces et les passes
du long passage considérable

(seule de l’écume
le jeu clair des écumes et des vagues
travaille à conjurer l’absence).

Mais il faut simplement
attendre
attendre
le murissement des raisins-bod-lanmè
mûrissement des raisons
mûrissement des saisons
attendre jusqu’à entendre
mais sans attendre imaginer
la bleue saveur du sucre
dessous la robe violette et la tendresse en éclosion.

Il faut aussi se souvenir
de ces moment étranges
où les vagues font silence
quand
au cœur d’une défaillance du vent
une huile imite le ciel
fait calme de cire
fait calme ciré

alors
ce qui brille
en nous et tout autour de nous
ce n’est rien d’autre
que des sourires qui passent :
la lente marée des contentements que surélèvent les deux baguettes de vérité.

Oala
sur la plage
crabe et chenilles
zandolis et punaises
se souviennent s’en souviennent

ils disent
que ce qui s’est passé
qui nous a traversés
qui a marqué ce paysage de la plus haute mémoire

est de lignée solaire

compagnons des lumières et des grâces

tous l’ont chanté
et tous l’ont souvent enchanté
comme s’ils déchiffraient à chaque fois des cœurs abandonnés.

Dès lors
tout l’orgueil du volcan
et cette somptueuse humilité
qui fait beauté dedans la roche
et tout ce bleu qui offre son nid
aux nids des peuples d’oiseaux
ne sont rien d’autre
que les gardiens
qui pour ici nous sont donnés :
ils veillent ce bord d’éternité.

Si un jour
les algues reviennent
qu’elles nous ramènent leur nappes de beautés rousses
sache que tout ou tard
le sable saura les avaler
que l’alizé dissipera leur rancœur
et que dessous ce qui restera d’elles
(ce grand roussi du dessèchement)
Il y aura
l’abime des souvenirs
et ce rocher contre lequel
l’oubli se heurte
l’oubli s’incline
et s’en va sans rien dire
ne laisse rien de lui-même
ni brin
ni maille
ni ti brin ni titak.

Depuis
j’ai tenu le décompte des signes qui font matière de cette absence.
c’est une ville de gestes et de lucioles
et c’est un fromager
qui au mois de septembre semble épouser des flamboyants, aller aux magnolias, inventer le jasmin, prendre le parfum des glycérias qui bordent la route vers le Diamant.

29 10 11.
Lu à la cérémonie de remise du Prix Edouard Glissant, Maison de la poésie, 12 mai 2019.