Une intéressante contribution au débat

Tribune de Myriam Cottias, France Antilles du 24 mai, Pages Débats.

Myriam Cottias  :  Directrice du Centre International de Recherches sur les esclavages et post-esclavages (CIRESC). Historienne, Directrice de recherche au CNRS, Coordinatrice du programme de l’Agence Nationale de la Recherche « Réparations, compensations et indemnités au titre de l’esclavage (Europe-Amériques-Afrique) (XIXe-XXIe) », ancienne présidente du CNMHE (Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage, remplacé en 2019 par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage).

TRIBUNE : Lors du 22 mai — jour de commémoration du soulèvement des esclavisé.e.s qui a abouti à la proclamation anticipée de l’abolition de l’esclavage en 1848 en Martinique — deux statues de Victor Schœlcher ont été brisées, jetées à terre, rappelant le déboulonnage des statues des généraux confédérés aux États-Unis. Ses assaillants ont alors donné des coups de pied et ont craché, semble-t-il, sur ce symbole honni transposant en Martinique des actions politiques qui se sont déroulées, entre autres, à la Nouvelle-Orléans, à Baltimore ou à Nashville contre les statues des généraux Lee et Nathan Bedford Forrest, fondateur du Ku Klux Klan. Elles avaient été érigées pendant la ségrégation raciale ou en réaction au mouvement des droits civiques dans les années 60. Qu’en est-il pour celles de Victor Schœlcher ?

Pour beaucoup de Français de l’Hexagone, ce nom est peu connu ; il ressurgit dans l’espace public lorsque, en 1981, François Mitterrand, le jour de son investiture, dépose une rose sur son tombeau au nom de son combat pour les droits humains (des femmes, des prisonniers, contre la peine de mort…) Pour les habitants des Outre-mer, il en est bien différemment bien-sûr. Victor Schœlcher marque l’espace géographique de la Martinique (une ville, un lycée ô combien prestigieux, des rues portent son nom) et symbolique (deux statues de facture paternaliste le représentaient).

Pourquoi ? Abolitionniste acharné, il convainc le gouvernement provisoire de la Seconde République encore hésitant d’abolir définitivement l’esclavage. Il pousse à l’entérinement rapide de la décision en allant recueillir chaque signature nécessaire à l’officialisation du décret, au point qu’il écrit, une fois cet objectif atteint : « Je ne croyais pas qu’il serait si long et si difficile de tuer l’esclavage pour la République ». Dans le même temps, il accepte aussi les indemnités en faveur des « propriétaires d’esclaves » afin que ces derniers qui menacent de faire sécession, acceptent l’abolition de l’esclavage qui est en discussion depuis presque dix ans.

Une action qui a disparu derrière l’usage politique

Après avoir proposé une indemnité pour les esclaves — « Commettrions-nous le sacrilège de nous dire, dans le secret de nos cœurs, que c’est assez pour le Noir d’être émancipé, que pour les années de souffrance, de servitude il ne lui est rien dû ? » — il dénonce le terme d’indemnité employé lors des discussions et préfère celui de dédommagement « parce que le mot indemnité répond à la dépossession d’une chose légitime, tandis qu’il n’y avait à liquider qu’une chose purement légale ». C’est pourtant le terme d’indemnité qui est retenu par la Commission d’abolition de l’esclavage qui a pour tâche de quantifier le nombre d’esclaves et la productivité des plantations pour déterminer l’assiette de l’indemnité qui est versée aux propriétaires d’esclavisé.e.s à partir de 1849.

Élu de la Martinique, exilé sous le Second Empire, lorsque la IIIe République s’ouvre, en 1870, la donne a changé dans les colonies atlantiques françaises. Une nouvelle classe politique, locale issue de l’histoire de l’esclavage, prône la République car elle représente pour eux l’accès à l’égalité — encore à construire ; la mise en place de ses valeurs comme l’école laïque pour toutes et tous portée, entre autres, par Marius Hurard qui rappelait que « jamais même esclave, (la race noire) n’a marchandé son sang à la France », à la mère-patrie. Une politique mettant en avant le combat pour l’égalité réclamant la dette du sang par la participation aux deux guerres mondiales pour tous ces nouveaux Français anciennement esclaves, construisait dans le même temps le mythe de « Papa Schœlcher qui nous avait donné la liberté » comme disait la chanson. Cette IIIe République a semé les germes des reproches adressés aujourd’hui à Victor Schœlcher.

L’abolition a été une combinaison de facteurs

Ces critiques s’appuient sur les positions colonialistes de Victor Schœlcher envers l’Afrique car l’esclavage devait aussi y être éradiqué, selon lui, mais surtout sur la politique locale de déification de ce personnage, ce que l’on a appelé « le schœlchérisme » !

En fait, Victor Schœlcher a été victime du « Schœlchérisme » ! Son action a disparu derrière l’usage politique qui a été fait de son image : une politique où l’identité martiniquaise était présentée comme un doudouisme qui acceptait la condescendance qu’on lui manifestait, où la volonté d’être Français.e minorait les actes de mépris et de déconsidération de la métropole pour ces « nouveaux Français », où les revendications pour sortir des relations post-esclavagistes et dénoncer la violence des relations sociales étaient réprimées dans le sang et où, surtout, la paternité de l’abolition de l’esclavage lui était totalement attribuée… Les livres d’histoire de l’époque ont largement conforté ce discours malgré la déclaration d’Aimé Césaire, dès 1948, qui, tout en louant l’action de Victor Schœlcher, invoquait le fait que les esclaves avaient compris « que la liberté ne se donne pas mais qu’elle se prend », se référant au soulèvement du 22 mai.

Tout était déjà dit et c’est bien ce changement de registre dans la narration sur l’abolition de l’esclavage qui a été inscrit progressivement dans le paysage mémoriel de la Martinique que ce soit l’anticolonialisme d’Aimé Césaire, de Pierre Aliker ou de Camille Darsières avec le « Rond-point du Vietnam Héroïque » ou le combat pour la liberté des esclaves avec les différentes statues des esclaves marrons ou encore, plus récemment, le personnage de Lumina Sophie, combattante de l’Insurrection de 1871. Autant de symboles qui permettent de tenir compte des différentes appréhensions de l’histoire même si ce travail nécessaire doit être poursuivi, avec créativité et inventivité.

Toujours est-il que ces dernières années les travaux des historiens ont expliqué comment l’abolition a été une combinaison de facteurs, multiples et complexes, entre révoltes perlées et intensifiées des esclavisé.e.s après la guerre de Saint-Domingue, à partir de 1802, développement des mouvements abolitionnistes fondés sur l’égalité des êtres humains et raisons économiques car le sucre de canne était moralement sale et plus cher que le sucre de betterave ! Il faut le dire encore un peu plus fermement dans les manuels d’histoire et l’enseigner ainsi aux élèves des écoles car les vieilles visions persistent. Il demeure, c’est plus le schœlchérisme et ses développements politiques ultérieurs complexes, locaux et nationaux, qui offensent les porteurs de l’histoire de la Martinique. Déconstruire ces enchevêtrements de pouvoir, et imposer aussi une reconnaissance nationale et partagée de l’histoire de l’esclavage et du post-esclavage, voilà les véritables combats qui sont à mener.

Dans le journal en ligne du CNRS daté du 5 mai 2017, intitulé « Quelles réparations pour l’esclavage », Myriam Cottias faisait déjà une mise au point.

Question : Ce qui étonne le plus, dans nos sociétés contemporaines, c’est que si les esclaves ou leurs descendants n’ont jamais été indemnisés pour les crimes subis, les propriétaires esclavagistes ont, eux, touché des indemnités après l’abolition. C’est difficile à comprendre aujourd’hui !

Réponse de Myriam Cottias : C’est justement ce que dénoncent plusieurs associations d’Afro-Descendants. Après l’abolition, en 1848, des indemnités ont été versées aux propriétaires d’esclaves des Antilles, de Maurice et de la Réunion, du Sénégal et de Nocibé à Madagascar, afin de compenser les pertes économiques que la fin de l’esclavage entraînait pour eux. Victor Schoelcher, le père de l’abolition, n’y était pas favorable et avait, lui, imaginé un système où les « esclavisés » seraient indemnisés… Mais il s’est rangé au parti de l’efficacité : les propriétaires esclavagistes étaient influents et avaient un vrai pouvoir de nuisance. Il a choisi de leur donner satisfaction, pour que l’abolition soit effective au plus vite.

Aimé Césaire, lui, dans « Esclavage et colonisation » (pages 45-46), rapporte ces paroles  de Schœlcher:

« Dans le régime de l’esclavage, il y a le maître qui possède et l’esclave qui est possédé, et si la France doit une indemnité pour cet état social qu’elle a toléré et qu’elle supprime, elle la doit bien sans doute à ceux qui en ont souffert autant qu’à ceux qui en ont profité. Le dédommagement ne peut être donné à la propriété exclusivement ; il doit être assuré à la colonie tout entière, afin de tourner en même temps au profit et du propriétaire et du travailleur ».

Mais il savait que ce ne serait pas possible… et que l’Assemblée en déciderait autrement !

(Esclavage et colonisation, Presses universitaires de France, Paris, 1948, réédition : Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, Éditions Le Capucin, Lectoure, 2004)