« Une de perdue…Une de perdue ? », Quand la danse contemporaine questionne la notion de perte.

— Par Scarlett Jesus —

Dans le cadre d’une tournée organisée par le CEDAC (Collectif des Espaces de Diffusion Artistique et Culturelle) du 12 au 17 novembre 2019, les Guadeloupéens étaient invités à découvrir, au Mémorial Acte ce dimanche 17 novembre, ce que la Martinique propose en matière de danse contemporaine.
« Une de perdue… Une de perdue ? » est d’abord un duo qu’interprète un couple de danseurs : David Milôme et Chantal Thine. Directeur, depuis 1995, d’une compagnie de danse hip-hop reconnue, la MD Compagny, David Milôme vient tout juste d’intégrer le Conseil International de la Danse, le CID, où sont représentés 155 pays. La réputation de Chantal Thine qui, après avoir exercé au Canada, enseigne désormais les danses afro-brésiliennes en Martinique, n’est plus à faire.
Le projet de réunir ces deux danseurs est le fait d’une chorégraphe martiniquaise de renom, elle-même danseuse, Josiane Anturel. Après avoir enseigné la moderne et l’afro-jazz au Centre de danse du Quebec, Josiane Antourel exerce au sein de la compagnie T.R.A.C.K. qui fait dialoguer écriture corporelle et théâtrale. Elle se réclame d’une « esthétique ethnique contemporaine » qui revisite les gestes de la danse traditionnelle.
« Une de perdue… Une de perdue ? », comme l’indique le titre, met en scène une relation amoureuse et la fin de celle-ci. Mais, à travers le redoublement du titre et son retournement, un point d’interrogation se substituant aux points de suspension, le projet de cette chorégraphie s’élargit en un questionnement concernant la notion de perte. Loin de se limiter à une formule de consolation, la formule invite le public à réfléchir sur le coût le et le manque à gagner qu’entraîne cette perte, laissant entendre qu’il y avait un avoir dont on n’a pas su profiter.
C’est l’homme qui ouvre le bal, en quelque sorte, et c’est la femme qui le fermera. Le lever de rideau montre un individu, en costume de ville européen avec chemise blanche, qui, une corde à la main, fume négligemment : séducteur et prédateur à la fois. Le spectacle s’achève avec l’image de la femme noire, « perdue », qui va se redresser, en femme « doubout » : mains ouvertes tendues vers le public. Entre temps, c’est toute une histoire que mime la danse, passant par la rencontre, les phases de séduction, les pas de deux harmonieux suivis de dissensions et d’affrontements de plus en plus violents jusqu’à ce que l’Autre soit réduite au silence, à la privation de liberté et à la mort.
Les mouvements des corps des danseurs sont comme commandés par les rythmes et les claquements des percussions de la musique qui les accompagne. Une musique aux allures d’électro-funk, ou d’afro-funk qui, bien que signée de Maurice Bouchard, aurait été mixée par un DJ au moyen d’un synthétiseur. A cette musique syncopée répondent des figures de breakdanse, alternant mouvements saccadés effectués par différentes parties du corps à la manière d’un robot, équilibres et rotations au sol. Outre la corde, où s’enrouleront alternativement puis conjointement les deux individus avant de servir à ligoter la danseuse, quelques rares accessoires complètent cette mise en scène épurée : un banc-coffre magique d’où sortira la jeune femme, avant de servir à l’enfermer ; une rose avec laquelle le séducteur appâtera sa proie et une pluie de pétales qu’il déversera sur elle après l’avoir ligoté. Des accessoires qui revêtent une valeur symbolique et invitent le public à réfléchir, face à une danse qui mime souvent des gestes et des attitudes qui leur sont familiers.
L’expressivité et la modernité de cette danse, qui emprunte ses codes à la rue et aux Noirs, peut bousculer certaines représentations. Si elle rend compte de la rage qui s’exprime aujourd’hui dans les manifestations de rue, elle suggère aussi que tout n’est peut-être pas « perdu » laissant entrevoir que quelque chose aurait été possible, et serait même encore possible. A condition de cesser de croire à la fausse consolation consistant à prétendre qu’« une de perdue c’est dix de retrouvées ». Le point d’interrogation pointe une responsabilité et invite à une réaction : comment ça « une de perdue » ? Que s’est-il passé pour en être arrivé là ?
Scarlett JESUS, 17 novembre 2019.