Un examen de conscience à la lumière de « L’Éthique » de Spinoza

par Michel Pennetier —

Si l’on entre dans « l’Éthique » de Spinoza, il est difficile d’en sortir tant cet ouvrage qui parle de la place de l’homme au sein de la Nature ( conçue comme la totalité infinie de ce qui est) et de la meilleure façon de s’y épanouir, est une architecture conceptuelle d’une rigueur rationnelle absolue enchaînant les propositions les unes aux autres d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Voici quarante ans que je lis l’«éthique «, non pas de manière continue ! Mais parfois par lectures intenses, puis pendant des mois les idées font leur chemin dans mon esprit, puis une question se pose ( par exemple : comment passe-t-on du premier genre de connaissance par idées confuses, inadéquates au second genre de connaissance par idées adéquates c’est-à-dire vraies, étant donné que le libre-arbitre, la décision volontaire est une illusion ?). Et je reprends la lecture traquant les propositions et leur enchaînement.

J’ai été d’emblée conquis dès les premières pages de l’ouvrage, le livre I qui s’intitule « De Dieu » où Spinoza développe sa conception métaphysique : Dieu, c’est-à-dire la Nature dans laquelle l’homme est englobé. Cette conception moniste du monde, ce fut comme si je l’attendais depuis longtemps, insatisfait du dualisme – ici le corps, là l’esprit, ici la matière, là le monde de la spiritualité – Non, l’homme est un « corpsesprit », autrement dit la pensée est « l’idée du corps », et le monde est une substance (Dieu ou la Nature) dotée d’une infinité d’attributs dont nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue, mais puisque ils sont des attributs de la même substance «  l’ordre de connexions des choses dans la pensée est le même que l’ordre de connexion des choses dans l’étendue », c’est dire que le monde est rationnel et peut être pensé.

Tout cela coulait de source ! Mais le premier livre « De Dieu » n’est que le préalable pour les quatre livres suivants qui parlent de l’homme et qui développent, non pas une morale nécessairement liée au dualisme ( les Lois divines même laïcisées comme chez Kant) , mais une éthique, c’est-à-dire une construction de l’homme par lui-même à partir de ce qu’il est au sein de la Nature, jusqu’à l’élaboration d’une sagesse au cinquième livre où l’homme trouve l’harmonie en lui-même et avec le cosmos. Et ce qu’il est en son essence, c’est le Désir , autrement dit l’effort, comme chez tout être vivant, de persévérer dans son être. Aujourd’hui, on dirait peut-être l’énergie vitale, un concept biologique tout autant que spirituel, comme cela est le cas dans les traditions orientales.

Je ne vous ferai pas visiter toute la cathédrale de pensées que représente l’éthique ! Lisez des livres, pas nécessairement directement l’«Ethique », mais par exemple un petit livre comme celui de bonne vulgarisation, de Frédéric Lenoir, « Le miracle Spinoza ».

Spinoza, en son langage rigoureusement théorique, ne cesse de nous confronter à nous-mêmes, à nos erreurs, à nos illusions , à notre incapacité à vivre heureux et «  comme nous tenant par la main », il nous montre le chemin qui va de la servitude des passions ( au sens de « passivité ») à la liberté spirituelle qui est une joie et la réalisation de notre être. Ainsi le discours que Spinoza nous adresse est à l’opposé de la culpabilisation qu’impose le discours moralisant. Le livre II nous a expliqué ce qu’est l’esprit dans sa relation avec le corps. Il est comme nous avons dit l’idée du corps, à un premier degré, il reflète les impressions que le corps lui envoie, mais ce dernier informe autant ou davantage sur sa propre structure ( les sens) que sur la réalité extérieure. C’est la source de l’erreur, de l’illusion, de l’imaginaire délirant, bref c’est la connaissance confuse. Pour agir l’esprit doit passer à un second niveau de connaissance par la réflexion, c’est-à-dire avoir l’idée de l’idée pour atteindre une connaissance rationnelle du réel, ce que Spinoza appelle les idées adéquates. Dans le livre III, le philosophe donne une importance considérable aux affects. Toute idée, confuse ou adéquate est liée à des affects, affects de tristesse si la puissance d’agir est diminuée, affects de joie si elle est augmentée par l’idée qui lui est jointe. Il est clair que ce sont les idées adéquates qui augmentent la puissance d’agir et donc la joie. Spinoza ne se sert pas de la notion « d’âme » trop vague, ce qui lui correspond en langage spinoziste, c’est l’ensemble de la vie affective et en premier les notions de Désir et de puissance d’exister. Le livre IV a pour titre «  De la servitude humaine », et c’est là que je trouve un certain nombre de définitions et de démonstrations où Spinoza m’invite à faire mon examen de conscience, non pas pour me culpabiliser mais pour m’indiquer le chemin vers l’augmentation de ma puissance d’exister, vers la liberté spirituelle et donc la joie. On verra au livre V, couronnement de l’ouvrage, que cette liberté conduit à la sagesse et à la joie suprême, c’est-à-dire à l’adhésion de tout l’être au monde, ce qu’il appelle la Béatitude ou Amour intellectuel de Dieu. Mais sans doute aucun de nous n’en est encore là ! Penchons nous d’abord sur ce qui fait notre servitude … pour nous en délivrer !

La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un affect de Joie ou de Tristesse, en tant que nous en sommes conscients (Proposition 8)

On voit que les notions de bien et de mal ne sont plus des essences mais des qualités, des colorations de la vie psychique. Or nous ne cessons en notre langage judéo-chrétien et platonicien de nous représenter la vie comme une lutte cosmique entre ces deux principes. C’est ainsi que Georges Bush a parlé de l’axe du mal à propos de l’Irak et déstabilisé cette région pour des décennies. Je constate sur moi-même que j’ai pensé longtemps la politique en notions de bien et de mal ( le mal, c’est le capitalisme, le colonialisme, le racisme etc …), ou que j’ai jugé comme représentant le mal certains comportements, ce qui provoque agressivité, rupture du dialogue etc… Ce sont là des « passions tristes » où je vis mon impuissance face à l’adversaire.

Si donc les notions de bien et de mal n’ont rien de substantiel, Spinoza en fait cependant un usage modéré et relatif dans son système de pensée :

Par bien j’entendrais donc désormais ce qu’avec certitude nous savons être un moyen de nous rapprocher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons de réaliser, par mal au contraire, ce qu’avec certitude nous savons qui nous empêche de nous rapporter à ce modèle ( Préface au Livre IV)

Mais à la proposition 64, il exprime le fond de sa pensée :

La connaissance du mal est une connaissance inadéquate.

Dire et penser qu’un phénomène est un mal ou que telle personne incarne le mal, c’est penser de manière confuse, c’est exprimer une tristesse qui nous empêche d’agir, alors qu’il faudrait rationnellement étudier les causes et les circonstances de tel phénomène ( guerre, révolte, misère, injustice etc …) et tenter d’y apporter collectivement remède. Je dois dire qu’une fois au moins dans ma vie j’ai suivi ce chemin lorsque je me suis lancé dans un projet d’aide au développement pour un village du Mali. Au lieu de m’apitoyer sur la misère des paysans africains ou de m’insurger contre les méfaits du néo-colonialisme, j’ai réuni des personnes et de l’argent pour réaliser un barrage et un périmètre maraîcher qui fait vivre 3000 personnes. Je dois dire que ce ne fut pas à l’instant de la décision un raisonnement mais une intuition rationnelle ( Spinoza dirait «  Un amour intellectuel de Dieu » ! )qui suscita en moi une joie durable et donc augmenta considérablement ma « puissance d’exister ».

La Pitié, chez un homme qui vit sous la conduite de la Raison, est en elle-même mauvaise et inutile ( Proposition 50)

L’affirmation peut choquer ! Il y a des courants philosophiques en Orient comme en Occident ( chez Rousseau par exemple) qui considèrent que le sentiment de pitié est à l’origine de la conscience morale. Mais Spinoza est logique avec lui-même : la pitié est une passion triste qui diminue la puissance d’exister. Mais Spinoza précise « en elle-même », c’est-à-dire que ce sentiment peut conduire à une réflexion et à une action qui est positive.

Je reçois quotidiennement des documents sur les enfants handicapés par des blessures de guerre, des populations maltraitées et exterminées etc … Je m’apitoie un instant, puis je clique et passe à autre chose. Ma pitié était totalement inutile. Au mieux, j’envoie une obole à l’association qui publie ce message. Ce n’est qu’une ruse pour avoir bonne conscience. Mieux vaut se taire et agir quand on le peut, rationnellement, efficacement

L’humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne naît pas de la Raison (Proposition 53)

L’humilité est la tristesse de se savoir ou de se croire faible et de s’y complaire. Elle est improductive. Ou bien elle est un masque pour dissimuler le pouvoir qu’on veut exercer, donc une hypocrisie, un défaut important chez les Chrétiens. Elle est aussi une attitude pour prévenir ce qui dans notre discours pourrait être trop affirmatif ou trop cassant. «  Je peux me tromper mais j’affirme … etc … » . Je ne suis pas tout à fait exempt de ce défaut, mais on peut considérer cette tournure plutôt comme une formule rhétorique, ou si elle est dite plus sincèrement comme une ouverture, c’est alors de la modestie.

Le Repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne naît pas de la Raison ;mais celui qui se repent de ses actes est deux fois malheureux ou impuissant. (Proposition 54)

Le repentir exprime la tristesse d’avoir commis une mauvaise action et d’en avoir conscience, c’est reconnaître ses torts. Dans la tradition de l’Ancien et du Nouveau Testament c’est une valeur que Spinoza justifie sur le plan social car le repentir permet de calmer les conflits et d’éviter la vengeance. Mais sur le plan individuel c’est une annihilation de la puissance d’exister, la personne ne s’estime plus. Par un certain nombre d’événements dans ma vie personnelle , je me sens concerné par cet affect. Si l’estime de soi est perdue, notre puissance vitale en est considérablement diminuée. Pour revivre, il faut à la fois reconnaître le tort et le reconsidérer à la lumière des circonstances, c’est-à-dire selon l’enchaînement des faits ( intérieurs et extérieurs) qui ont conduit nécessairement à la faute. C’est un travail de résilience que l’on peut souhaiter pour tous ceux qui ont été condamnés pour actions criminelles ou simples délits. Il est nécessaire de surmonter le repentir pour retrouver sa propre puissance d’exister et d’aller « vers une plus grande perfection ».

Le plus grand Orgueil ou le plus grand Mépris de soi est la plus grande ignorance de soi ( Proposition 55)

Cette proposition rappelle le « Connais-toi toi-même » de Socrate . Il n’est pas d’homme qui n’ait en lui toutes les potentialités d’un perfectionnement humain. Certes c’est un chemin long et difficile comme le dit Spinoza à la fin de son ouvrage, mais un chemin possible pour qui travaille sur soi. L’Orgueil et le Mépris de soi sont deux névroses qui dénotent une incapacité à se percevoir en vérité. Les questions «  Qui suis-je ? » et « Que suis-je ? « ne cessent de me préoccuper, mais je peux mieux y répondre qu’à quinze ou vingt ans, en quelque sorte parce que je dispose d’une documentation sur le cours de ma vie ! Si j’ai un conseil à vous donner : Soyez à vous-même votre meilleur(e) ami(e) ! Compréhensif et exigeant, gentil avec mesure, et toujours lucide.

Le plus utile, pour les hommes, est de s’attacher par des relations sociales, de se soumettre à des liens qui leur permettent de faire de tous un seul ensemble, et,d’une façon générale, de faire tout ce qui rend les amitiés plus solides ( chapitre XII)

L’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même.(Proposition 73)

Voilà un aspect de Spinoza qui me ravit : c’est un penseur de la politique, mais d’une politique qui inclut toute la dignité humaine et où les liens entre les citoyens se rapprochent de ceux de l’amitié pour constituer la société en un ensemble cohérent Nous sommes là fort éloignés de la pratique politique que nous observons quotidiennement ! Il fut un temps dans ma jeunesse où j’ai milité dans le sens d’un socialisme auto-gestionnaire. Mais l’histoire n’a pas confirmé cette idée ! Je me suis réfugié dans une société discrète d’hommes libres qui pratiquent de fraternelles réflexions, on peut y vivre une petite utopie humaniste.

J’ai un penchant pour la solitude, mais c’est une solitude peuplée d’ami(es) tels que Spinoza et bien d’autres vivants ou non, connus personnellement ou non, et j’aime l’alternance entre la solitude nécessaire pour penser librement et les rencontres amicales nécessaires pour échanger.

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ( proposition 67)

Il est possible que je ne sois pas encore un homme libre puisque je pense presque chaque jour à la mort ! Mais il y a diverses façons d’y penser. Dans la tradition chrétienne, la vie est une préparation à un au-delà de la mort. Le Christ est ressuscité et siège à la droite de Dieu le Père. La foi en lui nous dit Saint Paul, nous promet la vie éternelle et la résurrection des corps.

Toute la pensée de Spinoza s’insurge contre cette conception de la vie terrestre qui ne serait qu’un préalable à la vie dans l’au-delà et où la morale s’oriente à une perspective eschatologique.

Dans le spinozisme, il n’y a qu’un seul monde et nous sommes en Dieu à la fois par le corps et par l’esprit dès notre naissance. Tout le chemin de l’Ethique est de comprendre que nous sommes en Dieu en suivant la progression depuis le premier genre de connaissance qui est en grande partie ignorance, à travers la pensée réflexive c’est-à-dire par idées claires et distinctes du second genre jusqu’à la pensée intuitive du troisième genre qui établit une relation d’amour entre la parcelle et le tout, entre l’homme et Dieu. C’est alors que Spinoza établit le concept d’éternité : «  Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels », éternels ?… et non pas immortels ? Nous faisons l’expérience de l’éternité à chaque fois que nous avons une idée adéquate, Spinoza aime à donner comme exemple l’idée d’un triangle dont nous savons par intuition ou par démonstration que la somme de ses angles est égale à deux droits. L’éternité, je peux la concevoir comme l’éternité de l’instant, celle de l’émotion devant la beauté de la nature, celle d’une rencontre miraculeuse de deux âmes, celle d’une action que nous savons parfaitement bonne. Plus nous avons d’idées adéquates ( à la pensée divine qui est en même temps celle de l’esprit humain ) auxquelles se joint nécessairement un affect sublime de joie, plus nous sommes dans l’éternité de Dieu.

Pour Spinoza, la mort vient de l’extérieur car le Désir, l’énergie de vie en son essence veut toujours s’exprimer en puissance. La mort intervient par dislocation de l’infinité des parties qui nous composent sous la pression de l’infinité des influences qui composent le monde des corps. Mais la mort physique est-elle la mort de l’esprit ? La partie de notre esprit qui est constituée d’idées adéquates est éternelle, dit-il. Mais en quel sens ? Le texte du Ve livre me reste encore quelque peu indéchiffrable. Et sans doute, Spinoza n’en sait pas plus que nous. Ce qu’il a voulu nous apprendre, c’est le chemin de la vie.

Bien sûr, je veux vivre et vivre encore, tout en sachant que la fin viendra, et cette fin ne me tourmente pas : soit ce sera … rien, soit ce sera un mystère à découvrir. Une amie bouddhiste me disait : « La mort n’est pas le contraire de la vie, mais le contraire de la naissance ». Belle idée !

Rambouillet, février 2020