Un débarquement américain qui n’eut pas lieu

—Par Robert Mardochée —

debarquement
La France vaincue était occupée par l’armée allemande. Le Maréchal Pétain, installé à Vichy, était à la tête de ce qui restait de la France Libre. La Martinique, colonie française, vivait dans une semi-indépendance. Les communications maritimes avec la Mère Patrie étaient réduites. Les navires de commerce français n’osaient guère s’aventurer sur l’ Atlantique fréquenté par de nombreux sous-marins allemands. Nous vivions des heures sombres. Plus de pain dans les boulangeries, la plupart des produits de première nécessité manquait Tout était rationné dans les commerces où les gens faisaient de longues queues. Les pétroliers étaient rares. L’Amiral Robert était le maître incontesté de île de la Martinique. Il avait pour mission de protéger notre colonie d’une agression américaine . Toute la réserve d’or de la France était gardée en lieu sûr par les militaires français.
Chaque matin, je me rendais à l’école de garçons du Gros-Morne. Cette grande école avait été amputée des cours complémentaires supprimés par décret gouvernemental. Nous travaillions dans des conditions épouvantables. Nos cahiers étaient confectionnés avec du gros papier marron d’emballage. Chacun de nous portait une petite fiole pleine d’une sorte d’encre que nous fabriquions avec des graines variées cueillies dans les bois. Des plumes de poules ou des bouts de bambou, taillés avec soin, nous servaient de plumes. La cantine ayant fermé ses portes, nous portions notre déjeuner dans une petite gamelle qui contenait des légumes du pays, une sauce préparée avec de l’huile de coco. Ma mère y mettait des œufs ou un bout de viande.

TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE
Dans chaque classe étaient inscrits en gros caractères ces trois mots : Travail, Famille, Patrie. A notre emploi du temps, en dehors des matières traditionnelles, figuraient le jardinage et l’instruction religieuse. Un professeur d’agriculture nous conduisait parfois sur un terrain qu’un grand propriétaire de la commune avait cédé à notre école. Nous plantions un peu de tout sur ce terrain. Le produit de nos récoltes était vendu et les sommes recueillies allaient dans les caisses de la coopérative scolaire.
Le samedi après-midi, notre directeur nous conduisait à l’église. Le curé nous accueillait sur le parvis. Après le cours du vieux curé barbu, le directeur nous récupérait devant l’église. Notre directeur et le curé ne se parlaient pas car ils se haïssaient mutuellement. Tout le monde en parlait dans la commune.
Chaque matin, nous nous rangions sous le préau de l’école, face à un mât planté près du mur séparant notre école de celle des filles. Là, dans un silence religieux, un grand élève dirigé par le directeur hissait le drapeau français. Nous entonnions alors un chant patriotique. Le directeur, qui jouait du violon, nous avait appris un chant à la gloire du Maréchal Pétain.
Les Américains s’intéressaient à notre fle et très souvent des bombardiers des USA survolaient l’océan au large de Trinité. Ils menaient la chàsse aux sous-marins allemands qu’ils étaient chargés de détruire.

DES AMÉRICAINS A TRINITÉ
Un dimanche matin, au moment où nous étions sur la place publique de Trinité, un avion américain lâcha une bombe au large de cette commune.la cible avait été atteinte puisque, dès le lendemain, les pécheurs découvrirent dans l’océan une nappe épaisse de mazout. Les filets jetés à l’eau étaient englués de mazout.
Un jour, le bruit courut que les Américains débarqueraient à la Martinique dans la région de Trinité. Nous eûmes confirmation de cette rumeur lorsque mon oncle Ernest, revenu de Fort-de-France, remit à ma mère le journal « L’Information » dont un article faisait allusion à ce débarquement.
Maman qui n’ignorait Pas les horreurs de la guerre Pâlit et Pour se débarrasser d’un mal de ventre subit, but une grande cuillerée d’ élixir parégorique.
Le lendemain, en me rendant à l’école, j’aperçus des hommes qui creusaient sur une petite colline de grandes fosses-pareilles à celles que ie voyais parfois au cimetière. ]’appris plus tard que ces hommes étaient des réservistes qui creusaient des tranchées en prévision de l’invasion américaine.
Le soir, après l’école, je découvris une fosse rectangulaire creusée au milieu du pont bâti sur notre petite rivière. Papa qui revenait de Trinité aperçut une fosse semblable sur le Pont de Bassignac. On lui expliqua que- les fosses devaient recueillir des mines qui exploseraient au passage des chars américains.
Le jour suivant, dans l’ap1ès-midi, !e directeur nous réunit sous le préau de l’école, se plaça près du drapeau français et nous dit d’un air grave : Mes enfants, les Américains débarqueront sous peu dans notre île. Vous avez donc congé jusqu’à nouvel ordre ». Deux grands élèves ouvrirent le portail de l’école et nous quittâmes en silence et précipitamment notre école. Je parcourus en un temps record les six kilomètres qui séparaient le Gros-Morne de la maison de mes parents à Tracée.
Quand j’appris la nouvelle à ma mère, elle devint triste car elle avait peur de la guerre. . Elle avait en mémoire la guerre de 1914-1918 qui vit mourir sur le champ de bataille de nombreux Martiniquais.
Mon père était heureux de l’événement. Il pensait que cela ferait du bien au pays.
Débarrassé des travaux scolaires, j’étais heureux et pensais à nos libérateurs américains qui nous apporteraient enfin du pain !
Le lendemain de la fermeture des écoles, mon ami Germain et moi, nous nous aventurâmes sur le sommet du Morne Cabri où nous pouvions apercevoir de loin une partie de la baie de Trinité où devaient normalement débarquer les Américains. Nous scrutâmes l’océan, espérant apercevoir ces beaux navires.

PAS DE CHANCE !
Ce même jour, le garde-champêtre du Gros-Morne, monté sur son cheval, arriva près de la boutique de la tante Rolande. Il était suivi d’un homme aux pieds nus qui portait un gros tambour. A l’aide de deux baguettes, il tapa énergiquement sur la peau bien tendue du tambour. Les gens se rassemblèrent autour du garde-champêtre qui tira d’une enveloppe une feuille imprimée. Il la déplia et lut en articulant bien ce qui suit : « Le maire de la commune du Gros-Morne a l’honneur de faire connaître à ses administrés que le débarquement américain n’aura pas lieu. Les parents sont priés d’envoyer leurs enfants à l’école dès demain ,.
Ma mère, qu’accompagnait ma sœur Julotte, tenant mon Petit frère Yves sur une de ses épaules, Poussa un« ouf , de soulagement. Elle fit le signe de la croix et dit humblement :« Merci, mon Dieu ! »
Désabusé, je me penchai vers Germain, et, les yeux humides, je lui dis tristement : « Nous n’avons pas de chance ; il nous faudra à nouveau retourner à l’école! »
Robert Mardochée

Ce très beau texte, magnifique témoignage, de Robert Christophe Guillaume TELLE surnommé « Mardochée » « Le Pré » , « Mèt TELLE » a été retrouvé dans les papiers de l’auteur décédé il y a un an. C’est avec l’autorisation de sa veuve que nous le publions..