Traduire ou ne pas traduire, telle est la question !

– par Janine Bailly –

La polémique récente concernant la traduction en langue néerlandaise de la poétesse noire américaine Amanda Gorman par une écrivaine blanche, oblige à se reposer la question des limites de ce qui serait un rapport identitaire aux textes à traduire, élargissant ainsi un vieux débat autour de l’idée que la traduction serait une trahison. Une trahison qui deviendrait double si, aux problèmes de culture et de langue, s’ajoutait celui de la couleur de peau !

Naissance d’une polémique, d’après le Journal Le Monde

André Markowicz, écrivain et traducteur de Dostoïevski : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas. »

À l’origine, un poème, The Hill We Climb /  La colline que nous gravissons, un poème écrit et lu par la jeune poétesse et militante afro-américaine Amanda Gorman, à la demande de Joe Biden, pour le jour de son investiture. Un poème patriotique, whitmanien, avec citations de la Bible, accents de gospel et de slam, et appel aux bons sentiments, comme le genre l’exige. Ce poème-là, du jour au lendemain, allait devenir célèbre, et se verrait appelé à être traduit dans toutes les langues du monde.

Aux Pays-Bas, un éditeur, Meulenhoff, a obtenu les droits et a confié la tâche de traduire à Marieke Lucas Rijneveld, une des voix les plus brillantes de la nouvelle génération. Rien que de banal, et tout suivait son cours lorsqu’une journaliste noire, Janice Deul, alors même que la traduction n’avait pas vu le jour, a écrit un article pour protester contre ce choix, selon elle “incompréhensible”, au point de provoquer chez de nombreuses personnes « douleur, frustration, colère et déception », au motif que la traductrice n’était pas noire. « Avant d’étudier à Harvard », poursuivait Janice Deul, « Amanda Gorman a été élevée par une mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard mental. Son travail et sa vie sont forcément marqués par son expérience et son identité de femme noire. Dès lors, n’est-ce pas pour le moins une occasion manquée que de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? (…) ».

Remarque : Deux semaines plus tard, et même si on en parle moins voire peu dans les médias, c’était au tour de Victor Obiols, le traducteur catalan, de se faire remercier par sa maison d’édition. « Je viens de subir un acte d’inquisition », a-t-il déclaré après que sa traduction du poème lui a été refusée… C’est le geste même de la traduction qui se voit ainsi remis en question.

Alain Mabanckou, prix Renaudot en 2006 pour son roman Mémoires de porc-épic, s’est exprimé à ce sujet  

Amanda Gorman, qui a « séduit le monde par sa force, par sa voix, par sa lecture », au lieu d’être mondialement connue, risque de se voir « enfermée par l’instinct grégaire », qui actuellement nourrit les discussions et querelles sur la traduction de son œuvre. Selon l’écrivain franco-congolais, certains traducteurs abandonneraient leurs projets, se sentant en quelque sorte « persécutés » par ceux qui prétendent qu’Amanda Gorman, en raison de sa couleur, ne peut pas être traduite par des Blancs, mais seulement par des Noirs.

« C’est une forme de racisme. Si on se rappelle, certaines grandes œuvres africaines ont été traduites par des Blancs… Raymond Queneau a traduit en français “L’Ivrogne dans la Brousse“… ». Or il s’agit là du premier roman de l’écrivain nigérian Amos Tutuola, paru en 1952 à Londres sous son titre original anglais, “The Palm-Wine Drinkard”, considéré comme l’un des plus importants ouvrages de la littérature africaine contemporaine, et dont l’intrigue s’inspire de façon assez lointaine des contes yorubas. « André Breton a écrit la Préface du Cahier d’un retour au pays natal », et ce pour Aimé Césaire, poète martiniquais, un des fondateurs du concept de négritude. Blaise Cendrars, lui, a donné une des premières anthologies d’œuvres africaines. Un recueil ainsi présentée par l’éditeur : « Le succès de l’art nègre a atteint son apogée dans les “Années folles” avec l’exposition des Arts décoratifs de 1925 et l’exposition coloniale de 1931. Ces expositions avaient trait principalement à l’expression plastique de la culture primitive noire, animiste et fétichiste. Tout aussi riche est la littérature orale où se découvre une parenté avec les traditions des civilisations primitives blanches. Dans “Anthologie nègre”, Blaise Cendrars a rassemblé les meilleurs de ces récits : légendes concernant la création de la terre, des animaux et des hommes, contes merveilleux, fables et fabliaux humoristiques ou poétiques empruntés au folklore des nombreux empires et tribus du vaste territoire africain. » 

Alain Mabanckou insiste sur cette idée essentielle que la littérature ne devrait pas être tributaire d’une couleur, qu’elle grandit justement parce qu’elle traverse les frontières, et que sa force est  incompatible avec un quelconque instinct grégaire.

Un avis controversé par Alice Zeniter, dans le journal Le Monde (extrait)

Selon Alice Zeniter, la question serait aussi celle de la diversité dans le monde de l’édition.

« Tout le monde peut traduire tout le monde, c’est pas ça le problème ». Sur le plateau de C ce soir, sur France 5, Alice Zeniter elle-même romancière, traductrice et scénariste – après L’art de perdre, elle publie en 2020 Comme un empire dans un empire – revenait sur la démission de Marieke Lucas Rijneveld, cette écrivaine néerlandaise initialement désignée pour traduire la poétesse noire américaine Amanda Gorman, mais jugée, par certains militants, illégitime parce que blanche… Le problème principal, pour elle, ce n’est pas tant cette “forme de racisme” – pour reprendre les mots d’Alain Mabanckou, publiés sur son compte Twitter –, c’est avant tout le « manque de diversité flagrante dans le milieu de l’édition », qui pousse à des assignations identitaires tellement polémiques (…) 

Le site Planète-Traduction : Pour situer le débat dans l’histoire

Extraits du texte de Nicolas Roiret :  Il suffit de s’intéresser de près ou de loin au monde de la traduction pour tomber un jour sur cette phrase : « Traduire, c’est trahir ». On la retrouve de manière récurrente dans nombre de mémoires, d’analyses, d’articles ou de critiques littéraires, à tel point qu’elle semble sonner comme un axiome inébranlable. Déjà, en 1549, à l’époque de la Renaissance, le poète Joachim du Bellay la reprend à son compte dans un livre référence, Défense et illustration de la langue française. Il s’agit en fait d’une vieille expression italienne, « Traduttore, traditore », littéralement : « traducteur, traître ». On appelle cela une paronomase, une expression qui joue sur la ressemblance entre deux mots (…)

Je m’interroge : quel crédit peut-on véritablement lui accorder ? Assène-t-elle une vérité ? Beaucoup d’auteurs, et parmi les plus célèbres, ne sont pas loin de le penser. « La traduction est une annexion », écrit Victor Hugo. « La traduction est au mieux un écho », renchérit l’écrivain anglais George Borrow. D’autres, comme Voltaire, sont encore plus précis : « Qu’on ne croie pas connaître les poètes à travers les traductions, ce serait vouloir apercevoir le coloris d’un tableau dans une estampe .» (…) Plus près de nous,  Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt 1987, compare les traductions à des femmes en prenant un raccourci aux relents misogynes : « Lorsqu’elles sont belles, elles ne sont pas fidèles et lorsqu’elles sont fidèles, elles ne sont pas belles. » (…)

Traduire, c’est trahir ? Pour Madame de Sévigné, cela ne fait aucun doute. Dans ses fameuses Lettres, elle déclare : « Les traductions sont des domestiques qui vont porter un message de la part de leur maître et qui disent tout le contraire de ce qu’on leur a ordonné ». La marquise y va un peu fort, mais on peut la comprendre. Dans ses écrits épistolaires, elle rapportait les cancans de la cour, sous Louis XIV, et ce en usant d’une grande finesse et d’un brin d’humour, deux qualités dont les traducteurs de l’époque, guidés par la quête de ragots croustillants, n’étaient pas forcément dotés.

Mais au-delà de ces considérations conjoncturelles, me vient une question toute bête : comment l’auteur peut-il savoir qu’il a été trahi, s’il ne maîtrise pas lui-même la langue dans laquelle il a été transcrit ? L’auteur à succès, Harlan Coben, a une réponse à cela : « Quand un livre marche, je dis toujours que c’est grâce à moi. Quand il ne marche pas, je dis que c’est à cause de la traduction. » (…)

En guise de conclusion, qu’est-ce donc que traduire ?

La réponse la plus juste vient peut-être de Pierre Leyris, qui a traduit l’œuvre du romancier américain Herman Melville : « Traduire, c’est avoir l’honnêteté de s’en tenir à une imperfection allusive. »  En clair, si le traducteur se fixe la règle suivante : « Ce n’est pas exactement ce que vous avez écrit mais c’est exactement ce que vous avez voulu dire », alors, c’est qu’il peut être digne de confiance.

Fort-de-France, le 14 mars 2021.