« Bernarda Alba from Yana », une lecture intelligente de l’œuvre de Garcia Lorca

— Par Roland Sabra —

Souvent revient le mot de matriarcat à propos de La Maison de Bernarda Alba. Ce fut le cas à la sortie de la représentation de « Bernarda Alba from Yana », une adaptation et une mise en scène de la plus célèbre des pièces de Frédérico Garcia Lorca, jouée au Théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France les 12, 12, & 13 mars 2021. A François Héritier qui affirme que le matriarcat est un mythe et que le pouvoir appartient toujours aux hommes, la philosophe et chercheuse allemande Heide Goettner-Abendroth répond qu’elle se trompe en ne faisant pas la différence entre sociétés « matrilinéaires » et « matriarcales »(!). Son livre traduit en français, il y a peu, aux Éditions Des Femmes s’intitule très clairement « Les sociétés matriarcales ». Le terme de « matriarcat » a été construit, à la fin du XIXe siècle sur le modèle du terme « patriarcat », du latin pater, patris « le père » et du grec archein, « commander ». Pour autant la construction symétrique du concept ne renvoie pas à une réalité constatée sur le terrain. Heide Goettner-Abendroth le dit très clairement, la question du pouvoir est évacuée, pour elle, les sociétés matriarcales « ne sont pas des sociétés où les femmes détiennent le pouvoir. Ce sont des sociétés égalitaires, où les deux sexes sont valorisés. ». Il faudrait donc trouver un autre mot pour caractériser ce huis clos au sein duquel Bernarda, la mère, impose à ses cinq filles de rester emmurées pendant 8 ans, comme le veut la tradition, à la suite du décès de son deuxième époux. Ce cloître est un tombeau. Il a les couleurs de la mort. Le noir et le blanc de la scénographie et des costumes le soulignent. Il est hors champs d’une temporalité et d’un lieu assignés. Il va de l’Andalousie à la Guyane (from Yana) pour cette fois, faute de pouvoir retracer la totalité de ses territoires, de ses périples et de ses enracinements. Par exemple le choix d’entrée en scène que fait Odile Pedro Leal, de Bernarda et ses filles me fait penser à celle du Tartuffe de Mnouchkine. Un triangle de noires dentelles, mené par la mère, surgit de derrière le linceul blanc-crème du fond de scène pour envahir le plateau dans un choc pictural d’une violence inouïe.

La polyphonie des langues guyanaises et le statut des discours qui les autorise sont comme l’évidence des conflits autant qu’ils les portent et les construisent. Deux grillages en bois de chaque coté de la scène évoquent de vagues moucharabiehs d’un enfermement concentrationnaire qui traverse siècles et discours religieux.

Ce monde femmes est hiérarchisé. La mère règne en despote inflexible, farouche gardienne de valeurs ancestrales qu’elle transmet pour en avoir été victime, en s’identifiant au pouvoir paternel. La complicité des femmes avec l’ordre qui les asservit est une thématique qui structure la lecture d’Odile Pedro Leal. Les filles, nées de deux lits, captives, recluses, privées de vie sociales sont réduites au silence et à la soumission. Rivalités, jalousies, révoltes et désespoirs les traversent. Et puis il y a les servantes, indispensables, bavardes, clairvoyantes et lucides mais dépourvues de tout pouvoir  de par la précarité de leur emploi.

La présence des hommes est d’autant plus pesante qu’ils sont absents sur scène. Au moins trois sont évoqués. Les deux maris, le premier plus riche que le second, a laissé à la fille aînée des terres que convoite le fiancé. Il lui faut passer par le mariage avec la plus laide et la plus âgée, 39 ans, pour accroître son bien, et c’est la plus jeune qu’il désire. Mais on ne peut pas être à la messe et sonner les cloches, ni pouvoir danser à deux mariages en même temps. De cette inconséquence mourra la petite dernière. Celle qui à peine sortie de l’adolescence n’a pas encore abdiquée devant ses désirs d’émancipation, de libération, elle qui ne se résigne pas, elle qui refuse les compromis, elle sera cette sœur proche et lointaine d’un certain Polynice.

Ce que les mots ne peuvent dire les corps l’expriment avec force et violence dans la torture des ventres en souffrance, des torses déchirés, des poitrine délaissées, des bras et des jambes écartelées, dans le silence des spasmes étouffés. Pas de surjeu pourtant, Charcot,  loas et vaudou et  ne sont sur le plateau que pour celles et ceux qui ne voudraient pas savoir.

La force de ce spectacle est d’avoir su décontextualiser la pièce de Garcia Lorca en soulignant son intemporalité pour en mettre ne évidence «  la substantifique moelle ».

Une belle soirée.

R.S.