Toute tragédie produit ses héros et chaque continent, chaque pays, chaque île a ses héros !

— Par Jean Crusol —

herosEn tant que Représentant de la Martinique, la terre natale d’Aimé CESAIRE et de Frantz FANON qui ont consacré leur vie à la lutte contre le racisme, la discrimination, le colonialisme, et pour l’émancipation des noirs, des afro-descendants, la délégation que j’ai l’honneur conduire à cette cérémonie de « levée du voile » du Mémorial Permanent honorant les Victimes de l’Esclavage et de la Traite Transatlantique des esclaves, vous apporte le salut fraternel du Président Serge LETCHIMY.

Nous vivons aujourd’hui un événement historique!

Nous remercions Son Excellence, Monsieur Sam Kahamba Kutesa, Président de l’Assemblée Générale, et son Excellence Monsieur Ban Ki-moon, Secrétaire Général pour leur vision et leur leadership ! Nous félicitons la Jamaïque, le CARICOM et l’Union Africaine pour le rôle de premier plan qu’ils ont joué dans la conduite et la réalisation de ce magnifique projet !

Nous sommes ici pour rappeler que la plus grande tragédie humaine, plus grande par sa durée, (près de 400 ans), par sa dimension géographique, (trois des cinq continents sont concernés : l’Afrique, les Amériques et l’Europe), par son ampleur numérique, (entre 10 et 20 millions de victimes), ne peut pas, ne doit pas être ensevelie sous le linceul de l’oubli.

Toute tragédie produit ses héros!

Nous sommes aussi ici pour célébrer le courage et la résilience des héros qui, tout au long de l’histoire, ont donné leur vie pour que soit mis fin à cette tragédie.

L’injustice et la violence des maîtres contre les esclaves ont été souvent dénoncées, et ceci à juste titre ! Mais ce qui a été moins souvent relevé, c’est comment, dans la Caraïbe en particulier, l’esclavage et la traite des esclaves ont créé des économies complètement désarticulées et des sociétés profondément déséquilibrées.

Dans cette région, depuis le 18e siècle, l’économie basée sur l’esclavage est une entreprise capitaliste où la logique de rentabilité et du marché est omniprésente. L’esclave est une marchandise qui peut être achetée, importée, vendue, échangée. Qu’il s’agisse d’importer ou d’exporter, ce qui est important c’est que l’esclave soit rentabilisé. Il est exploité dans la production de biens vendus sur les marchés extérieurs pour réaliser des profits.

A une époque où l’économie européenne repose encore essentiellement sur la paysannerie traditionnelle, le calcul économique est à la base de l’organisation esclavagiste et conduit à intégrer de force ces sociétés dans un système de la spécialisation internationale : l’Afrique est spécialisée dans la fourniture de main d’œuvre esclave, les îles dans la production d’un produit d’exportation pour les commerçants métropolitains qui à leur tour les vendent et fournissent en échange des machines, des biens alimentaires et autres pour la consommation des maîtres et des esclaves.

Ceci entraîne plusieurs conséquences :

Au plan économique, ces îles deviennent totalement dépendantes de l’extérieur, produisant uniquement pour l’exportation et important tout ce dont elles ont besoin. Il en résulte que contrairement à une société normale que chercherait à découvrir dans son environnement ce dont elle a besoin, la société esclavagiste insulaire devra survivre en étant totalement déconnectée de son environnement écologique, dans l’ignorance quasi-totale des ressources potentielles et diversifiées qu’il recèle. Ainsi verra-t-on de la malnutrition et des famines dans ces écosystèmes où les ressources alimentaires sont pourtant potentiellement abondantes !

Au plan social, comme le facteur de production le plus productif est un homme jeune, en pleine force de l’âge, l’entreprise esclavagiste crée une société où les hommes sont largement majoritaires (70%), où les vieux et les enfants sont quasi existants (5 à 10%) et ou les femmes sont minoritaires (30%). On imagine les conséquences de tels déséquilibres sur la possibilité de créer une famille, sur la sexualité, la transmission de la culture, et d’autres facteurs clés pour une société !

Au plan culturel, dans la vision des maîtres, le maintien des esclaves au travail est plus facile dès lors que ces derniers ne peuvent pas communiquer entre eux et si surtout, ils ne peuvent pas se comprendre, s’entendre et s’organiser pour résister. C’est pour cela que dans l’entreprise esclavagiste on mélange les ethnies en prenant soin qu’elles soient de cultures et de langues différentes, et qu’elles soient indifférentes, voire hostiles, les unes aux autres. On imagine dans ces conditions, les difficultés pour les esclaves de développer des solidarités et une communauté solidaire.

Il n’empêche que chaque continent, chaque pays, chaque île a ses héros !

En 1791, Haïti où, comme l’a dit CESAIRE, « la négritude s’est mise debout pour la première fois », sous le leadership de Toussaint Louverture, ouvrit la voie à l’émancipation des noirs dans les Amériques. Une audace qu’elle paya au prix fort! De nombreuses agressions impérialistes, la double-dette quelques 150 millions de franc-or, la marginalisation…la misère.

A la Jamaïque, Nanny, Cudjoe et leurs frères firent sonner le « abeng[1]« de ralliement des nègres marrons dès la fin du XVIIe siècle.

A Sainte-Croix, Budhoe conduisit la révolte pacifique qui aboutit à l’abolition de l’esclavage en 1848

A Saint Lucie, Flore Gaillard conduisit « l’Armée française des bois » à la victoire de Rabot en 1793

Et la liste est encore longue…

Qu’il me soit tout de même permit d’y ajouter deux noms, deux vies qui symbolisent à la fois le tragique et l’héroïque dans notre histoire.

Une femme de la Guadeloupe, SOLITUDE et homme de la Martinique nommé DELGRES.

Née en 1772, en Guadeloupe, du viol de sa mère par un marin blanc sur le bateau qui l’arrachait à l’Afrique, la Mulâtresse Solitude rejoignit dès son adolescence une puissante bande de nègres marrons de la Guadeloupe où elle combattit pendant de nombreuses années. En 1802, lorsque les troupes de Napoléon envahirent la Guadeloupe pour y rétablir l’esclavage, régime qui avait été aboli en 1794 par la Révolution Française, elle rejoignit les rangs des rebelles Républicains conduits par Louis DELGRES. Faite prisonnière à la bataille du 8 juin 1802, elle fut condamnée à mort. Elle avait tout-juste 30 ans! Constatant qu’elle était enceinte, les juges décidèrent qu’elle devra attendre la naissance de son enfant…pour être exécutée le jour suivant!

DELGRES, est né en Martinique en 1766. Sa mère était une noire et son père un blanc créole. Il entra dans la milice locale où il connut une rapide ascension. Il prit très tôt position en faveur de l’abolition. Lorsqu’en 1791, face à la Révolution françaises, les esclavagistes martiniquais s’emparèrent du pouvoir et appelèrent l’Angleterre à la rescousse, il rejoignit la Guadeloupe où les républicains avaient engagé la lutte contre les royalistes. Il fut fait prisonnier et expédié en Angleterre, en 1794. Libéré un an plus tard, il rejoignit la Guadeloupe. Bien que grièvement blessé en avril 1795, il combattait deux mois plus tard aux côtés des forces anti-esclavagistes en Guadeloupe, à Saint-Vincent et à Grenade. En 1796, Il est à nouveau fait prisonnier et à nouveau expédié en Angleterre. Il réussit à revenir en Guadeloupe dès 1799 et apporte son soutien aux républicains qui dirigent l’île où l’esclavage a été aboli. En 1802, lorsque les troupes de Napoléon envahissent la Guadeloupe, il conduit la résistance. Assiégé le 28 mai 1802, dans le fort de Matouba, il se suicide à l’explosif, avec 300 compagnons au cri de « vivre libre ou mourir »!

SOLITUDE et DELGRES, deux héros qui ont leur place dans le panthéon de ceux qui sont honorés par ce Mémorial Permanent.

Nous sommes ici enfin pour dire qu’il faudra aller plus loin. Plus loin dans la connaissance des faits historiques, plus loin dans la connaissance et la reconnaissance de nos héros, plus loin dans la dénonciation de cette tragédie humaine en tant que Crime Contre l’Humanité.

Christiane TAUBIRA, notre compatriote Guyanaise, remarquable oratrice de l’Assemblée Nationale Française, aujourd’hui Ministre de la Justice de François HOLLANDE, Mme TAUBIRA qui présenta avec succès en 2001 la loi qui condamne l’esclavage et la traite en tant que Crime Contre l’Humanité écrivait déjà dans son rapport: « la reconnaissance par la France du Crime contre l’humanité que constituent la traite négrière et l’esclavage est une étape, certes essentielle, mais insuffisante, puisque la France n’est pas la seule nation à avoir été impliquée dans ce commerce odieux. C’est pourquoi il est nécessaire d’obtenir une reconnaissance internationale de ce crime ».

Ceci est notre défi ! Ceci devrait être la tâche, l’objectif collectif de la famille des nations pour le futur proche.

Merci !

[1] Le Abeng est un cor fabriqué avec une corne de buffle, instrument symbolique des nègres marrons de la Jamaïque.

Discours prononcé le 25 mars 2015 au Nations Unies à New York par Jean CRUSOL, à l’occasion de l’inauguration, aux Nations Unis, du Mémorial Permanent honorant les victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique, et la célébration de la journée internationale du Souvenir des Victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique.
.