Syngué Sabour : le langage est pouvoir même dans un pays en guerre

— Par Roland Sabra —

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Des « homo-loquens », voilà ce que nous sommes, selon la formule du linguiste Claude Hagège. Ce que nous confirme avec force et talent le film de Atiq Rahimi que le cinéaste franco-afghan à réalisé à partir de son roman Syngué Sabour. Pierre de patience, (P.O.L., 2008 ; ISBN 2846822778), prix Goncourt 2008. On rappelle l’histoire : « Dans un pays en guerre, probablement l’Afghanistan, une femme veille sur le corps de son mari, blessé d’une balle dans la nuque par l’un des hommes de sa milice, et plongé depuis trois semaines dans un coma profond. Cet homme, aux yeux grand ouverts et au souffle régulier comme les prières inlassables de son épouse qui le maintient en vie par perfusion d’eau sucrée-salée, est un combattant de toutes les luttes qu’a traversées son pays. Homme d’armes et de guerre, il fut un mari absent, violent, marié en son absence à cette jeune femme dont il a eu deux filles. La femme entame un long monologue avec son mari, faisant de lui selon la culture perse sa syngué sabour, sa pierre de patience, présente pour recueillir les confessions du monde et les absorber jusqu’à son implosion finale. Elle lui dévoile tous ses secrets d’enfance, de jeune fiancée mariée par son père, et d’épouse qui malgré la peur et la violence de son époux a appris à l’aimer. Les confessions se succèdent, et la femme se délivre au milieu de la guerre qui l’entoure et la touche au plus intime, espérant par là même faire sortir l’homme de son coma que rien ne semble perturber. Après une ultime révélation ou peut-être dans un songe, la syngué sabour, comme le prétendait la tradition, éclate. »1

La comédienne qui tient le rôle qui porte le film est franco-iranienne, exilée elle aussi à Paris. Elle s’appelle Golshifteh Farahani. On l’avait déjà remarquée dans A propos ­d’Elly du grand Asghar Farhadi le réalisateur iranien de « La séparation » Elle est éblouissante de beauté, de finesse et de subtilité dans le jeu. Mais au-delà de cette magnifique histoire et de cette actrice superbe le film est un hommage rendu au Verbe. « Au commencement était le Verbe nous dit Saint Jean. Nous sommes donc toujours au commencement des temps. A Moïse qui demandait au Créateur comment le nommer, Celui-ci répondit «  Je suis celui qui suis » ou plus probablement « Je suis qui je suis », figure de l’homothétie ou façon de dire qu’il ne faisait qu’Un avec son verbe. Il y a au moins trois personnages dans le récit qui vont donner lieu à des renversements en cascade de la position dominant-dominé. La Femme donc, qui parle et qui profite de l’impossibilité de son époux de lui répondre pour se (dé)livrer dans une sorte d’auto-analyse, de ce qui l’oppresse. Le film illustre par une belle alternance de monologues suspendus par la voix off de ‘héroïne et de reprises de la parole dans une situation donnée, cette fonction de la parole, tout à la fois langage et méta-langage. Le mari, plongé dans un état comateux profond qui entend, qui comprend mais qui est totalement paralysé est donc privé de toute parole. Marié, absent le jour de ses noces, il était représenté par son poignard, quand il rentre du front il se jette sur son épouse et la déflore sans un mot. Entre la grande causeuse et l’amputé du langage vient se glisser, dans un entre-deux à plusieurs sens, un bègue, un homme qui doit s’y reprendre plusieurs fois pour dire un mot. Plus jeune que l’épouse il va apprendre à faire parler son corps à elle. Elle va lui faire découvrir ce que veut dire faire l’amour à une femme. Elle va lui dire comment la caresser, comment la faire jouir. Le langage est pouvoir. De femme objet elle va devenir femme maîtresse par la force des mots. Alors faut-il que les hommes soient réduit au silence pour que les femmes retrouvent leur identité ? C’est ce que semble penser Atiq Rahimi : « La parole est très importante et aujourd’hui dans le système social de l’Afghanistan, il faut que l’homme ne l’ait pas pour que la femme l’ait. «  Il y a un quatrième personnage un peu en retrait mais tout aussi intéressant. C’est la tante conseillère. Femme bien sûr mais pas tout à fait pour les hommes du pays. Elle est stérile. Et de ne pas être tout à fait femme elle y gagne des marges de liberté et une expérience qu’elle met au service de sa nièce. A l’opposition paroles contre silence vient se superposer celle entre l’intérieur de la maison et l’extérieur, entre tête nue et burka avec pour sas de passage l’irruption des hommes en armes dans ce qui devrait être l’intimité du couple. Les scènes où l’héroïne sort de chez elle et rabat sa burka sur son hijab ont pu choquer quelques occidentaux bien pensants tout en confortant benoîtement leurs représentations de l’obscurantisme musulman. Elles semblent écrites à cette fin. Elles paraissent pourtant anecdotiques comparées aux récits des conditions de vie de l’héroïne. Elles sont sans doute une des rares faiblesse du film.

R.S.

Syngué Sabour – Pierre de patience

Genre : Drame
Origine : Franco-afghan
Réalisateur : Atiq Rahimi
Acteurs / rôles:
Golshifteh Farahani : La Femme.
Hamidreza Javdan : L’Homme.
Hassina Burgan : La Tante.
Massi Mrowat : Le Jeune Soldat.
Durée :
102 mn.  C.

1Wikipedia