Sur la situation politique que nous vivons

— Par Philippe Pierre-Charles et Gilbert Pago —
Lorsqu’une situation est complexe, la prise en compte de la totalité de ses aspects est la seule façon de voir clair et d’éviter de sombrer dans un opportunisme ou un autre. Voyons ces éléments sans les hiérarchiser ni oublier leur imbrication.

1). Un mouvement martiniquais et mondial de dénonciation du grand mensonge colonial européen (pour l’essentiel), de rétablissement de quelques vérités occultées par les dominants secoue la planète. Nous disons Eya ! Woulo ! Bravo ! Nous en sommes partie prenante comme bien d’autres de nos prédécesseurs. Mener ce travail de vérité ne peut aller sans débats et controverses. Refuser ces débats, en se prétendant détenteur unique et prétentieux de la vérité, reviendrait à accepter le risque que des contrevérités soient légitimées en lieux et place (et à la manière de l’encrage) du mensonge colonial. Rarement la petite phrase de Lénine a été aussi importante : seule la vérité est révolutionnaire !

2). Ce contexte idéologique enveloppe des sociétés dans lesquelles le colonialisme est maintenu sous toutes sortes de déguisements avec son cortège de domination sociale, de dépossession politique, de maldéveloppement chronique. Exclusions, inégalités, émigration massive et brouillage de l’horizon (no future !) font injonction de mettre en oeuvre des solutions qui passent par le débat et la lutte. 3). Cette situation est surdéterminée par le crime d’État du chlordécone et rendue plus aiguë par les sombres perspectives liées au Covid 19.

La prise de conscience de la jeunesse est une chance historique

4). Les classes sociales niées par beaucoup de discours qui prétendent « rassembler tous les Martiniquais » sont une réalité têtue dont l’ignorance au nom des bons sentiments ne peut conduire qu’à l’impuissance de la majorité. Notre choix politique en faveur du plus grand nombre dont nous faisons partie est indéboulonnable ! C’est une condition de la lucidité sur le passé, sur le présent, sur l’avenir.

5). La prise de conscience de nouvelles fractions de la jeunesse est une chance historique. Comme souvent, des générations militantes nouvelles s’imaginent que tout commence avec elles. Le culte des ancêtres affiché officiellement par elles ne change rien au fait. Il faut combattre cette idée comme y invitait déjà Frantz Fanon dans une citation régulièrement tronquée et donc falsifiée.

Créer les conditions d’un débat entre les forces combattantes d’âges, d’histoires, de traditions idéologiques diverses est une des tâches les plus urgentes de la période. Cela suppose un minimum de respect entre les personnes. Soit dit en passant, les jiré manman et les évocations des attributs mâles comme symbole du courage font partie de ce qu’il y a de plus vieux et de plus méprisant voire même de plus esclavagiste de notre histoire.

6). Le mouvement ouvrier syndical et politique n’est pas hors d’atteinte des critiques et des confrontations d’idées pas plus que ne le sont Césaire, Fanon ou les nouveaux « éveilleurs de conscience ». (…) Chacun doit comprendre que sans ce mouvement ouvrier, sans son amélioration permanente, il n’y aura tout simplement pas d’émancipation. Taire cette vérité pour séduire tel ou telle, ne pas en tirer les conséquences politiques pratiques est irresponsable car cela ne peut conduire qu’à l’échec.

Coïncidence de l’urgence martiniquaise et de l’urgence mondiale

7). Devant les difficultés qui nous font face, la complexité de la situation, l’exigence démocratique et le débat qui va avec, ne sont pas des ornements qui nous viendraient d’un Occident détesté. Là aussi, l’Afrique a été pionnière mais ce n’est pas le propos. La démocratie, c’est le mouvement par lequel les masses populaires qui font l’histoire, arrivent dans la lutte et les débats à forger les instruments, les plate-formes, les projets et les stratégies de leur propre libération. Ne pas accepter l’humilité que cela commande, c’est prendre le risque de lendemains qui déchantent, c’est s’apprêter à mettre des statues que l’on devra déboulonner ou démolir après. Le projet de société démocratique que nous portons ne verra pas le jour si ici et maintenant nous n’adoptons les méthodes susceptibles d’y conduire.

8). Toutes les failles qui apparaîtront dans l’unité d’action des forces progressistes risquent d’être exploitées sans vergogne par le camp d’en face. Ainsi le préfet ne s’est pas gêné pour réaliser une double opération de manipulation de l’opinion. Dimanche 26 juillet, il se paye le luxe de laisser agir en toute liberté les militant.e.s briseurs de statues avec l’espoir de faciliter la division. Dimanche 2 août, il reprend la main en interdisant des manifestations déjà décommandées par les organisateurs eux-mêmes créant un lamentable précédent d’interdiction de rien du tout.

9). Parmi les sujets dont nous devons débattre ensemble, il y a la coïncidence de l’urgence martiniquaise et de l’urgence mondiale. Oui la planète brûle ! Oui l’humanité entière est en péril ! Oui le « salut commun » dont Fanon parlait n’est pas martiniquais, n’est pas africain ! Il est mondial ! Pour l’honneur de notre peuple autant que pour la solution durable de nos propres problèmes, osons nous situer à la hauteur de ces enjeux.

Philippe Pierre-Charles, Gilbert Pago (GRS)