Street art et Web en étroite connexion

— Par Marie LECHNER —

street_artLa frontière s’estompe entre artistes urbains et numériques, dont les pratiques se complètent et se répondent de plus en plus. Un dialogue fructueux entre deux contre-cultures qui partagent une même revendication de l’espace public.

L’artiste urbain parisien Invader est sans doute l’un des premiers à avoir extrait un élément de jeu vidéo pour le disséminer dans l’espace public. Ses petits vaisseaux carrelés à l’effigie du mythique jeu vidéo Space Invaders (1978) prolifèrent aux angles des rues, sous les ponts et sur les trottoirs, de Paris à New York, de Katmandou à São Paulo. Le 20 août 2012, il a même envoyé l’une de ses créatures en mosaïque dans la stratosphère, accrochée à un ballon. «Tout mon programme se résume dans ces deux mots : envahisseurs de l’espace ou d’espace», expliquait à Libération l’artiste né en 1969, qui se revendique «enfant du computer» plutôt que de la télévision. Ses vaisseaux reproduisent l’esthétique des aliens en gros pixels inspiré du jeu de tir japonais Taito, l’un des premiers hits sur borne d’arcade. Mais contrairement à leurs homologues électroniques, ceux d’Invader sont faits de matériaux basiques, des mosaïques de salle de bain préassemblées prêtes à être collées avec une glu faite maison. Des objets futuristes réalisés selon une technique archaïque, comme un pied de nez à la technologie et à la rapidité.

La jeune génération baigne, elle, depuis toujours dans la marmite technologique et le Web est sa deuxième maison. Les pratiques online et offline ont désormais tendance à converger, à se répondre ou à se compléter l’une l’autre, à mesure qu’Internet quitte l’écran pour le cloud et que la ville elle-même devient l’interface. Le street art partage un certain nombre de points communs avec les contre-cultures du Net : revendication de l’espace public, critique de sa privatisation, pratique à la frontière de la légalité, rejet du droit d’auteur, gratuité, anonymat, facilité de création et de partage.
Du graffiti au «GIF-iti»

Pour les artistes urbains, la Toile est devenue un showroom permanent, permettant d’exposer leurs éphémères faits d’armes à une audience planétaire, au point que la trace électronique devient aussi importante que le graffiti in situ. Face à ce constat un peu déprimant, Insa, graffiti artiste londonien, a radicalisé la tendance en inventant un graffiti fait pour être vu exclusivement sur le Web sous la forme d’un GIF animé. Il le baptise le «GIF-iti », contraction de GIF – format fétiche du folklore digital – et de graffiti. Emboîtant le pas de Blu (le grapheur italien auteur de somptueuses animations peintes patiemment sur les murs des villes), Insa peint et repeint les façades avec de légères modifications. Puis les photographie, image par image, avant d’en faire une boucle animée qu’il poste sur son site. Il a passé ainsi une semaine à suer sous le soleil de Los Angeles pour repeindre un bâtiment de fond en combles plusieurs fois d’affilée. Un travail titanesque qui finit systématiquement en un GIF animé de 600 pixels de large.

C’était le cas de l’un de ses récents projets, en collaboration avec Stanley Donwood, auteur de la pochette d’Atoms for Peace (le nouveau groupe de Thom Yorke). Insa anime les scènes en noir et blanc dépeignant la destruction d’Hollywood sous une pluie de météorites sur les façades de XL Recordings à Los Angeles. Les gigantesques peintures murales ne prennent vie que lorsqu’elles sont mises en ligne. Un effort qui paraît disproportionné, mais «l’œuvre sera vue par des centaines de milliers d’internautes, et pas seulement les quelque milliers de promeneurs qui longent le mur avant qu’il ne soit repeint», dit-il dans une interview au blog The Creators Project. Pour l’artiste britannique, qui faisait du graffiti avant l’ère Banksy, c’est aussi une manière de protester contre la marchandisation du street art qui a migré des murs lépreux de la ville à ceux immaculés des galeries. «Le graffiti était une forme artistique libre dont tout le monde pouvait profiter, mais il a été transformé en bien de consommation, vendu au plus offrant.Mes GIF-itis ne peuvent être accrochés au mur d’une galerie. Une fois téléchargés, ils sont libres de voyager et d’être vus par le plus grand nombre.»

D’autres artistes réalisent le même genre d’hybridation, mais à rebours cette fois, déversant le Web dans la rue. Ils téléchargent l’online vers l’offline, recodent les univers numériques en dur. A New York, Jilly Ballistic appose des messages d’erreur informatique sur les publicités pour les ridiculiser. Mathieu Tremblin, artiste urbain français, joue, lui, avec l’analogie entre les tags physiques, ces signatures griffonnées sur les murs, et les tags virtuels, ces mots-clés associés à des images, et remplace les calligraphies anonymes par des nuages de mots-clés («Tag Clouds»). Ou décline le principe de l’hyperlien en «Hypertag», un tag qui mène à un autre qui mène à un autre, etc., transposant la serendipité (1) du Net dans son équivalent urbain, la dérive.

Quant au Berlinois Aram Bartholl (2), dans Are You Human, il dissémine au milieu des tags de la ville des Captcha, ces suites de lettres et chiffres aléatoires générées automatiquement et difficiles à déchiffrer, utilisées sur le Web pour vérifier que vous êtes un humain et non un script automatique. Comme les Captcha, les tags sont une forme de langage codé, compréhensible par les seuls initiés. Issu des arts numériques, Bartholl s’emploie à rematérialiser les bits en atomes, en faisant migrer par exemple des signes familiers du Web dans l’espace physique des villes, comme planter en leur centre le marqueur géant de Google Maps. Une manière de questionner les frictions entre espace informationnel numérique et espace public, à une époque où la perception de la ville est de plus en plus influencée par les services de géolocalisation.

La ville elle-même est désormais recouverte de multiples couches d’informations invisibles auxquelles on se connecte via son smartphone. N’importe qui peut, à l’aide d’une application adéquate, «taguer» des commentaires sur un restaurant, épingler un mot à l’endroit d’un premier baiser, une photo souvenir ou une vidéo… Au XIXe siècle déjà, les hobos, travailleurs migrants aux Etats-Unis, laissaient sur le pavé des messages dessinés à la craie ou au charbon, destinés à ceux qui suivraient leurs pas. Ils avaient développé leurs propres hiéroglyphes codés, pour signaler une gentille dame, un chien méchant ou un endroit peu sûr. L’artiste numérique Golan Levin a réactualisé cette signalétique à l’ère du nomadisme 2.0 en mettant au point une série de pochoirs permettant de dessiner des QR codes (codes-barres en 2D) indiquant toutes sortes d’informations pratiques décryptables à l’aide de n’importe quel téléphone portable : un propriétaire désagréable, des caméras de surveillance ou encore un bon café.

Les œuvres du Berlinois Sweza se dissimulent également derrière des QR codes. Avec lui, le street art devient interactif et nécessite un smartphone pour y jouer. Ainsi de son cimetière des graffitis, Graffyard. Sweza les photographie avant leur disparition, puis colle un QR code à l’endroit exact où ils se trouvaient afin que le promeneur qui flashe le code puisse voir le graffiti effacé, comme un voyage dans le temps. Ces codes, qui sont censés fournir des suppléments d’informations aux consommateurs, pullulent sur les publicités que Sweza s’amuse à hacker, substituant aux codes commerciaux ses propres codes humoristiques. Intéressé par ces signes abstraits qui permettent de lier espaces virtuel et réel, il les a également intégrés dans un autre symbole de la culture hip-hop, le ghetto-blaster («QRadio»), où le QR code renvoie vers une cassette diffusant sa playlist.
Une déesse virtuelle de la démocratie place Tiananmen

Mais ces QR codes sont déjà un peu old school face à la réalité augmentée, qui est, elle, totalement invisible à l’œil nu. A moins d’être pourvu des Googles Glasses ou, à défaut, d’un smartphone géolocalisé doté d’une application spécifique (genre Layar), impossible de lire ces données subliminales disposées dans votre périmètre, surimposées dans l’espace physique. Un collectif international d’artistes, Manifest.AR, a choisi d’occuper cet entre-deux, cette «substratosphère» entre online et offline ainsi qu’il la qualifie, posant des images fantomatiques ou déployant des architectures imaginaires sur le monde réel. Ces «tagueurs d’espaces» ont ainsi installé sur la place Tiananmen une version virtuelle de la statue de la déesse de la démocratie érigée par les étudiants révoltés en 1989. La statue de la démocratie a également été implantée place Tahrir au Caire. A Paris, ce sont des fûts de déchets toxiques que John Craig Freeman a entassés près de Beaubourg, de la tour Eiffel et du Louvre, déversant sa décharge dans les pays carburant à l’atome. A Lausanne, Lalie. S.Pascual a elle installé une station de métro fantôme qui permet de se téléporter dans une autre ville, et Mark Swarek a invité les gens à une «occupation augmentée» du district financier de New York.

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http://www.liberation.fr/culture/2013/09/06/street-art-et-web-en-etroite-connexion_929972
6 septembre 2013 à 19:06