Soulever le voile du silence

—Par Jean-Durosier Desrivières —

« Rosalie l’Infâme » d’Evelyne Trouillot
Dapper, 2003, 144 p.

Note : Cette note de lecture est parue pour la première fois dans la revue franco-haïtienne Conjonction, N°211, Port-au-Prince, 2005.

La première œuvre romanesque d’Evelyne Trouillot, Rosalie l’Infâme, serait une fenêtre ouverte sur un monde que l’on croyait déjà connaître : la société esclavagiste de Saint-Domingue. Or le lecteur se voit rapidement obligé de rendre les armes de son ignorance dès les premières pages. Ce récit qui voudrait se débarrasser de l’idée envahissante des héros – ceux qui ont fait l’histoire d’Haïti en l’occurrence – met l’accent sur une figure anonyme, une femme de surcroît : Lisette. Celle-ci, protagoniste et narratrice, mène sa vie d’esclave domestique sur l’habitation Fayot au rythme de la mémoire, de ses désirs et de ses rêves. L’on révise tout un pan de l’ancienne colonie française au travers d’un autre univers, une autre sensibilité, un autre point de vue, un autre regard : ceux des femmes.
Lisette, l’orpheline, nous raconte avec une tendresse inouïe, très peu explorée jusque là dans l’âme d’un(e) esclave, une société à la fois hostile et dévergondée, une société insoutenable. Et quand elle se tait, le relais se trouve assuré par les voix conjuguées de Charlotte, sa grand-mère, et de Man Augustine, sa marraine, qui soulèvent le voile du silence sur un passé qui a broyé Ayouba, sa mère, avant même de bien distinguer les premiers cris de sa fille. Un passé entaché d’atrocités : des barracons – « camps entourés de hautes palissades et surveillées par des gardes, blancs et noirs » – où l’on foulait les capturés, à l’habitation où seule une infime partie était débarquée, via les terreurs du fameux négrier, Rosalie l’Infâme, quelle traversée macabre ! Grann Charlotte nous apprendra que l’exorde de la tragédie est pire que tout :

Les barracons, c’est pour moi le début de la nuit, la fin de la liberté. La première captivité, la plus féroce, la plus irrévocable. Même mon corps n’était plus à moi, je ne le reconnaissais plus dans cette chair endolorie. Mon esprit m’avait quitté, comme si j’avais été ailleurs, et que de loin j’observais ce spectacle. Je me regardais perdue dans les ténèbres où j’étais. (p. 88)

La mémoire, sanguinolente et douloureuse, ne tarde pas à se transformer en mère nourricière dans le roman d’Evelyne : « Je voudrais pouvoir arrêter Man Augustine, dit Lisette, rester au fond de ce silence protecteur et ne pas savoir. Il est trop tard. Ma vie est liée au passé. » (p. 127) Les propos de la narratrice ne font pas moins que souligner la conviction de l’auteur affirmant au magazine France-Antilles de la Martinique : « Il est temps de nous approprier notre histoire de manière plus saine et non pas de présenter l’histoire comme si tout était parfait mais plutôt tenter de bien comprendre les motivations qui se cachent derrière les actions des différents agents qui ont participé à la révolution de Saint-Domingue ou tout autre fait de notre histoire. »
Qu’est ce qui se passe réellement dans la tête d’un esclave ? Que disent-ils sérieusement entre eux ? Que ressentent-ils ? Si la raison historique, forcément occidentale, le méconnaît, il reste donc aux descendants d’esclaves de l’inventer. Et quand l’imagination se montre parfois plus puissante et plus persistante que le bon sens, comme notre écrivain, on tire des fonds généreux de la fiction une jeune esclave qui, enfant, peut être insouciante et naïve comme tous les autres ; adolescente, son affection peut se manifester envers les autres – même ses bourreaux potentiels – au gré de son cœur. Jour après jour, elle peut s’initier à la prise de conscience du réel jusqu’à devenir résistante dans la servitude et la sollicitude, munie d’une âme emplie de poésie :

Des pleurs aux cris, des gémissements aux silences, ma voix a maîtrisé la danse des signes pour ménager ma peau. Les traces qu’elle porte ne sont pas visibles. Elles ont pris racine au creux de ma main et parfois il me semble que je traîne mes entrailles sous mes pieds et que nul ne peut les voir. (p. 12, 13)

Et nous voilà déjà au style, limpide, de la romancière: sa prose sent le lyrisme à fleur d’encre. Le verbe frais et fleuri de la jeune arada – Lisette – sculpte chaque mouvement de ses émotions et de ses allures : ses colères rentrées vis-à-vis de ses maîtres ; ses jalousies insoupçonnées et son jugement mitigé des cocottes ; ses échappées risquées pour colporter des nouvelles aux fugitifs ; sa complicité avec Michaud, l’ancien commandeur manchot ; ses élans envers Vincent, son nègre marron qui l’envahit de plaisir ; ses sautes d’humeurs, son amour, sa haine, ses inquiétudes, ses espoirs…
Parfois, la fausse sympathie pour le statu quo porte Lisette à frôler gracieusement la résignation :

Créole, je peux difficilement imaginer une habitation sans Blancs, sans maître ni maîtresse. J’ai grandi négresse de Mlle Sarah, toujours fourrée dans la chambre des maîtres, avec sur ma peau l’odeur de l’eau de toilette de la maîtresse, les traces de sa poudre sur mes doigts et la marque de ses doigts sur ma joue. Je porte le poids des mains de son fils dans mon sexe et celui du fouet sur mon dos et sur mes cuisses (p. 59)

A vouloir prendre Rosalie l’Infâme pour un roman tout à fait historique, l’on se tromperait grossièrement. Car, quoique véridiques quelques faits tels l’empoisonnement, les supplices, la suppression des enfants à leur naissance par Brigitte, la sage-femme, le texte ne demeure pas moins qu’une représentation tissée de fils émotionnels inattendus où même l’érotisme – mal négocié – trouve sa place, sans fausse pudeur, et trichant finement avec l’Histoire sous le mode d’accessoire nécessaire. Quant à l’anecdote du marron Mandingue, empoisonneur manchot, elle se lirait comme un pied de nez au réel merveilleux d’un Alejo Carpentier – sans offenser le génie de l’écrivain cubain – conviant subtilement le lecteur à fantasmer infiniment avec les esclaves ayant encore foi dans les métamorphoses de leur frère de misère.
Dans la polyphonie narrative du roman d’Evelyne, il est dit par les esclaves eux-mêmes, avec des mots simples et clairs, sans aucune once de poésie : « Makandal est vraiment mort. » Et ils se mirent après tout à pleurer comme ces pluies qu’on n’entend pas. La partition se construit donc, et se joue, sur une gamme humaine majeure et essentielle à la fiction. D’où l’émergence de tant de tendres images traduisant les moindres sentiments et ressentiments des protagonistes qui semblent se confondre avec la sensibilité et l’enthousiasme de l’auteur. Les thèmes, quoique graves, loin de violenter le lecteur et l’inciter à la révolte, le plongent plutôt, grâce au rythme souple des phrases, à leur douce cadence, dans une réflexion sûre qui paraît ne point épargner, au bout du compte, un certain attachement à cette jeune femme drôlement candide.
Lisette, portant l’espoir dans ses entrailles, prend enfin le chemin des bois. Aussi, la chute du roman nous inciterait par moment à décrypter une certaine idée de Roumain dans Gouverneurs de la rosée. Mais contrairement à Manuel, assassiné, Vincent serait encore bien vivant, pour accompagner sa femme rebelle et son fils à naître sur les chemins de la liberté.
Rosalie l’Infâme : c’est l’éloge de l’appropriation d’une mémoire (in)consciemment celée ; un roman révoquant un passé piégé d’oubli, pour une meilleure projection dans le présent-avenir.

Jean Durosier DESRIVIERES
Roseau et Canefield, La DOMINIQUE,
Le 26 septembre 2004.