Socfin, l’empire toxique des Fabri et Bolloré

Une enquête internationale confirme les abus de Socfin en Afrique et en Asie : des plans d’action jugés insuffisants

— Par Jean Samblé —

1er juillet 2025 – Une enquête indépendante commandée par la Société financière des caoutchoucs (Socfin), menée entre 2023 et 2025 par le cabinet suisse Earthworm Foundation, confirme une longue série de violations graves des droits humains et de l’environnement dans ses plantations d’Afrique et d’Asie. Les résultats, rendus publics en juin 2025, révèlent que 70 % des 139 plaintes déposées par les communautés locales sont fondées, partiellement fondées ou indéterminées, confirmant la responsabilité de la multinationale luxembourgeoise dans des abus systémiques.


Des abus systémiques dans 12 plantations

L’enquête a couvert 12 plantations de palmiers à huile et d’hévéas au Cambodge, Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Liberia, Nigeria et Sierra Leone, représentant à elles seules 87 % des terres contrôlées par Socfin.

Fondé en 1909, le groupe Socfin (Société financière des caoutchoucs) est aujourd’hui détenu majoritairement par deux grands actionnaires familiaux : la famille belge Fabri, qui détient environ 50 % du capital via le holding belge Intercultures, et le groupe français Bolloré, qui en détient plus de 38 % via diverses sociétés, notamment Socfinasia et Socfinaf.

Ensemble, ces deux familles contrôlent de fait l’entreprise, ses décisions stratégiques et sa politique environnementale et sociale. Le groupe exploite près de 372 000 hectares dans 10 pays.

Les violations relevées par Earthworm sont multiples et profondes :

  • Accaparement de terres et expulsions forcées,
  • Violations du droit du travail,
  • Harcèlement sexuel, extorsion de faveurs sexuelles, voire viols de mineures,
  • Pollution de l’eau potable et déforestation,
  • Destruction de sites sacrés, comme celui de Bayong Mbonjo au Cameroun,
  • Restriction de la liberté de circulation des habitants autour des plantations.

Earthworm a confirmé des violations des droits humains et environnementaux dans la quasi-totalité des sites visités : conflits fonciers dans 8 plantations, violences sexuelles dans 7, destruction de sites sacrés dans 4, et infractions au droit du travail dans 9.


Des plans d’action contestés

Face à ces accusations, Socfin affirme avoir mis en œuvre 306 actions correctives, dont environ 60 % seraient déjà en cours d’exécution. L’entreprise publiera le 7 juillet 2025 un rapport détaillant l’état d’avancement de ces mesures. Elle a également mis à jour, en juin 2025, son plan de lutte contre les violences sexuelles, intégrant une politique de « tolérance zéro » signée par son Conseil d’administration et diffusée à toutes ses filiales.

Cependant, 33 organisations de défense de l’environnement et des droits humains dénoncent un processus opaque et excluant. Dans un communiqué publié le 1er juillet 2025, elles regrettent l’absence totale de participation des communautés concernées à la conception et au suivi des plans d’action.

« Socfin a conçu ses propres “plans d’action” pour résoudre les problèmes vérifiés par Earthworm, mais sans l’apport ou le contrôle des communautés. Il s’agit là d’une recette sûre de plus d’irresponsabilité et de plus de dommages », dénoncent-elles.


Manque d’indépendance et méfiance persistante

Malgré les efforts d’audit et de suivi annoncés par Earthworm – dont la mise en œuvre d’un processus de vérification sur trois sites en 2025 – des doutes persistent sur son indépendance. Engagé par Socfin depuis 2017, Earthworm n’a pas pu imposer de réformes structurelles à l’entreprise, selon plusieurs acteurs locaux.

Emmanuel Elong, président de la Synergie nationale des paysans et riverains du Cameroun (Synaparcam), résume le sentiment d’abandon des communautés :

« Earthworm essaie de comprendre les problèmes sur le terrain, mais reste incapable de faire changer la politique de Socfin. Ce système repose sur l’extractivisme, et les femmes en souffrent le plus. »

À Malen (Sierra Leone), les femmes ont perdu leurs terres, leurs revenus, et l’accès aux ressources médicinales de la forêt. Pour Aminata Finda Massaquoi, du Women’s Network Against Rural Plantations Injustice, cela représente une dépossession totale.


Un système hérité du colonialisme

Cette crise met en lumière le fonctionnement de l’un des plus anciens groupes agro-industriels encore actifs, structuré autour d’un capitalisme familial européen opaque, dont les méthodes sont jugées néocoloniales par de nombreuses ONG.

Des institutions financières internationales comme la Société financière internationale (filiale de la Banque mondiale), ainsi que des banques telles que BNP Paribas ou UBS, sont pointées du doigt pour avoir soutenu financièrement une entreprise accusée de graves violations.

Même certains investisseurs du groupe Bolloré, tels que le Fonds de pension norvégien, ont tiré la sonnette d’alarme quant à la gouvernance de Socfin et au manque de diligence face aux risques sociaux et environnementaux.


L’urgence d’une réforme

L’affaire Socfin expose les limites des mécanismes volontaires de responsabilité d’entreprise. En l’absence d’une réforme profonde, impliquant directement les communautés concernées, les plans d’action risquent de rester des vitrines sans effet réel.

Comme le rappelle Earthworm elle-même :

« Un changement est nécessaire, et l’entreprise doit aller plus loin et plus vite. »

Pour les communautés, ce changement, piloté par les propriétaires du groupe, se fait toujours attendre.