« Roméo et Juliette » se donne à voir, moins à entendre? Une ouverture de saison théâtrale plutôt réussie

— Par Roland Sabra —

Avant toute chose il faut rendre grâce à Ludwin Lopez, homme de talent et scénographe attitré de Yoshvani Medina. Il a dessiné pour « Roméo et Juliette » un bel espace dans une succession de tableaux réussis. Nicole Vilo à la réalisation des costumes et des accessoires, Sylviane Alphonse la modéliste, Denise Atouillant la couturière participent à la mise en valeur du travail de Ludwin Lopez. Le spectacle, grâce à lui est un plaisir pour les yeux, encore que l’usage abusif de films de PVC n’ajoute pas forcément à la beauté…. justement plastique du plateau. Mais il est bien épaulé par les très belles lumières de José Cloquell. A la contrebasse Carlos Pinto, chargé de la direction musicale s’efforce avec succès d’être en harmonie, c’est le moins qu’on puisse attendre, avec les propos de la scène. Par contrecoup les chansonnettes poussées par Yoshvani Medina, passent plus difficilement la rampe. D’ailleurs la jauge de la salle, la profondeur de la scène supporteraient l’utilisation de micro VHF par les protagonistes. Mais si l’on ajoute que la transposition à Saint-Pierre loin de mutiler la pièce de Shakespeare est tout à fait crédible et en souligne avec bonheur l’intemporalité on peut se demander d’où vient ce sentiment mitigé à la sortie de la salle?
Sans doute au fait qu’il est encore difficile de faire du théâtre sans comédiens! La pièce se donne à voir, moins à entendre. Comment Yoshvani Medina, que l’on dit exigent dans son travail, peut-il s’accommoder de tant d’approximation, de tant d’à-peu près, et surtout d’une telle hétérogénéité dans la qualité des prestations de celles et ceux qui sont sensés servir le texte, exceptions faites de Virginie Coumont ,« Juliette », et Bruno Kahlo encore lycéen mais qui en  «Mercutio» fait preuve d’une aisance réelle? Décidément la section théâtre du lycée Shoelcher est une mine de pépites en attente de polissage.
Si la force de Yoshvani Medina réside dans sa capacité à s’entourer d’une équipe technique de qualité mais aussi dans sa capacité d’invention, sa faiblesse se situe dans le choix de ses comédiens et sa direction d’acteurs, ce qui semble pour le moins paradoxal quand on dirige une école de théâtre. Il est vrai que l’éventail des choix possibles ou si l’on préfère le « matériau » avec lequel il travaille est limité par la taille de notre île. S’il est difficile de trouver deux douzaines d’excellents comédiens en Martinique, dans ce cas n’est-ce pas la responsabilité du metteur-en-scène que d’en tenir compte en réduisant l’envergure du spectacle? Après tout bien des « Roméo et Juliette » ont été montés avec une poignée de comédiens, sans que la qualité de la représentation en souffre, sans que la pièce ne se réduise à un « Huis-Clos ». Beaucoup de monde sur scène et visiblement tous ne savent pas ce qu’ils sont venus faire là, le regret n’en est que plus grand. Il n’y a pas de petit rôle au théâtre. Florence Labeda qui joue celui de « l’apothicaire » l’illustre parfaitement : peu de texte mais beaucoup de talent pour le dire. Faut-il aussi rappeler que la noblesse ne se tient pas dans la particule et que la transformation des  » Capulet » en « de Capulet » n’ajoute rien à l’affaire, mais témoigne d’un souci de roturier?
Par ailleurs le désir de scène de Yoshvani Medina est tout à fait louable, puis que c’est le moteur de toute sa démarche et qu’elle nous procure accessoirement du plaisir, mais le désir de mettre en scène n’est pas le désir de se mettre en scène. Ce qui s’investit d’énergie, de libido de ce côté là est inévitablement prélevé sur l’autre-scène.
Yoshvani Medina a du talent, c’est indéniable. Au foisonnement imaginatif qui est le sien ne manque que la restitution du sens de sa capacité créative et sa mise au service du discours qu’il nous tient. Il sait lire un texte, ce qui n’est pas si fréquent, nonobstant donc le fait qu’il lui soit encore difficile de transmettre à ses comédiens ce qu’il tire de cette lecture. Peut-être une affaire de dé-centrement? Une confrontation de narcissismes antagonistes, forcément antagonistes?
Toujours est-il que c »est une chance pour la Martinique que « Le Théâtre Si » réside à l’ Atrium et que l’ouverture de la saison théâtrale 2005-2006 est plutôt réussie.

Roland Sabra

Cette question Yoshvani Medina et la troupe du « Théâtre Si » en résidence à l’Atrium la posent dans une transcription caribéenne de Roméo et Juliette le 17 septembre 2005 en ouverture de la saison théâtrale 2005-2006. Son oeuvre théâtrale, plutôt baroque, marquée du sceau de la passion semble s’articuler autour d’un questionnement celui de la confrontation à l’impossible. Comment aimer ce que l’on éprouve comme une menace, comme un ennemi? Qu’il s’agisse de son ennemi intérieur comme sa part d’homosexualité dans « Suicida Me » ? De son ennemi conjugal que l’on a épousé et qui nous trahit dans « Circuit fermé » ? De son ennemi familier, familial, le père, la mère, qui nous a engendré et qui nous a violé dans « Merde! » aux dernières rencontres guadeloupéennes de « Textes et Paroles ». Avec Roméo et Juliette il s’attaque à cet interdit social, ce tabou constitutif de nos sociétés qu’est l’amour de l’ennemi.

Il nous a accordé une entrevue dont voici la première partie, la seconde sera publiée dans le prochain numéro du Naïf*

Le Naïf : Comment peut-on aimer son ennemi?

Yoshvani Medina : C’est la base de l’humanité ,de la religion, de la vie même. C’est le Christ qui tend sa joue après avoir reçu la formidable première gifle. Mais ce que vous dites m’étonne. Je ne voyais pas mon travail sous cet angle et je vous remercie de vous y intéresser comme vous le faites mais c’est vrai que dans tout amour il y a de la haine. Personnellement j’ai beaucoup souffert dans ma vie, on m’a fait beaucoup de mal à certains moments, mais je sais qu’on ne peut guérir de ces maux là qu’en faisant du bien. La meilleure façon de recevoir c’est de donner et c’est ce que je fais. Je donne tous les jours.

Le Naïf : La première question que je voudrais vous poser à Propos de Roméo et Juliette est celle que vous vous êtes posée : Quel type d’urgence y-t-il pour vous à monter ici et maintenant Roméo et Juliette ?
Yoshvani Medina : Depuis que je suis né au théâtre, si une naissance théâtrale existe, de puis que je l’ai lu pour la première fois à 14 ans, je me suis dis « Il faut qu’un jour je sois la-dedans ». Je ne savais encore pas que j’allais être metteur-en scène ni même que j’allais faire du théâtre mais quand je suis entré à l’école de théâtre je me suis dis qu’un jour il faudrait que je la monte. Je n’ai jamais pensé à la jouer mais il fallait que je la monte. Un Homme de théâtre ne peut qu’admirer Shakespeare et quand on admire Shakespeare on ne peut qu’être obnubilé par Roméo et Juliette qui est sans doute la pièce la plus populaire, la plus traduite, la plus jouée de Shakespeare et celle en tout cas qui trouve le plus d’échos auprès du public.

Le Naïf : N’y a-t-il pas justement un contresens sur Roméo et Juliette que l’on présente comme un histoire d’amour qui tourne mal par la faute unique des familles alors que Roméo passe d’une femme à l’autre sans plus d’état d’âme que ça, que Juliette dans plusieurs tirades semble être plus intéresser par le démembrement de Roméo que par Roméo lui-même…

Yoshvani Medina : Oui il est évident que si l’on enlève pour cette création là, toute la dimension de haine présente dans la pièce on reste avec un feuilleton de télé à la main. Roméo apparaît un coureur de jupon et il est tout aussi vrai que Juliette a un coté outrancier et dans mon travail la fin de Juliette est différente de celle retenue par l’histoire. Je ne vous dirai pas qu’elle est cette fin mais il me semble qu’elle est on ne peut plus shakespearienne. Je pense qu’il y a une dimension de folie chez Juliette qui n’a pas été assez exploitée, à mon humble avis dans les versions que j’ai vu tant au cinéma que sur scène.

Le Naïf : Votre travail est donc une adaptation. Qu’entendez-vous par adapter? S’agit-il simplement de changer le nom de Vérone en celui de Saint-Pierre? Qu’est-ce que c’est pour vous une adaptation?

Yoshvani Medina : C’est la chose la chose la plus passionnante qui puisse exister. Je vais vous parler du travail que je fais sur Roméo et Juliette. Quand j’ai adapté « Les monologues du vagin « c’était autre chose. Shakespearie est l’équivalent de Mozart en musique, de Zeus dans la mythologie grecque. C’est un anglophone. Personne ne peut avoir le monopole de la génialité dans une traduction. Il y a, en 1939, celle de l’immense homme de théâtre Jacques Copeau avec l’aide de Suzanne Bing grande spécialiste de l’édition bilingue de l’époque. Il y a celle très académique et que l’on trouve à la librairie antillaise de François-Victor Hugo, le très bon travail de Pierre Jouve, celle en cours, titanesque, de Jean-Michel Desprats pour La Pléïade, mais aussi celle qui est vendue à Paris pour la scène française de Jean Vauthier et puis celle de ce magnifique poète Yves Bonnefoy. D’autres encore existent, celles de Gide, de Voltaire etc.

Je me suis dis que je ne pouvais prendre une seule traduction. J’ai donc mis sur la table de mon bureau un grand nombre de traductions et je me suis mis à ré-écrire la pièce de théâtre en prenant, en puisant à partir de ces travaux. Quand vous faites ça vous perdez la couleur de chacune des traductions et vous en créer une autre. Qu’est-ce que je cherchais dans cette démarche? Je cherchais une autre couleur, une couleur de notre univers caribéen, plus proche de la façon de parler de ces nègres, de ces békés de Saint-pierre de la Martinique en 1902, sans qu’il s’agisse d’un reconstruction historique mais d’un nouvel univers à partir d’un point de vue très contemporain qui est le mien, totalement, cette dramarturgie contemporaine dans laquelle je situe mon travail. Mon seul souci et c’était très, très important pour moi était de rester fidèle à Shakespeare en étant intelligible, fluide. A partir de cette exigence j’ai emprunté le meilleur de chaque traduction; les meilleurs moments pour garder la force de l’impact du texte shakespearien tout en gardant la fluidité inhérente à tout chef-d’oeuvre de cette densité. En mettant en avant aussi le côté coquin de shakespearien.

Le Naïf : Juliette est donc une béké et Roméo un noir. Qu’est-ce qui vous permet dans le texte de faire cette transposition?

Mais tout le texte! Shakespeare est tellement universel que l’histoire pourrait se dérouler entre un palestinien et une israélienne,entre un noir et une blanche entre un indien américain et une colon. Eros et Thanatos tout comme la haine sont universels ils ne sont pas d’un lieu précis, ni d’une époque précise. C’est la génialité du texte qui permet sa transposition hors du temps, de l’espace. Il suffit de bien construire un univers autour.

Le Naïf : Dans la pièce de shakespearien les deux familles sont socialement sur un pied d’égalité ce qui n’est pas le cas dans votre adaptation

Yoshvani Medina : Roméo et Juliette vont se rencontrer dans un bal masqué, de telle sorte qu’elle ne sait pas de qui elle tombe amoureuse comme c’est le cas dans un coup de foudre. On aime l’autre avant de savoir qui il est. Les Capulet sont très riches, dominés par un patriarche, mais j’ai aussi voulu présenter les Montaigu comme représentatifs d’une bourgeoisie noire elle aussi riche et elle aussi dominée par un patriarche très sûr de son pouvoir. Mais j’ai voulu qu’on sente que leur façon tripale de se faire face se situait au de-là de l’argent. Ce qui les oppose n’est pas monnayable.

*Le texte a été relu et amendé par Yohsvani MEDINA

La suite de l’entretien qui porte sur le travail de metteur-en-scène et sur celui des comédiens dans le prochain numéro du Naïf

Roland Sabra pour Le Naïf

La critique du spectacle