Roland Gori : « Le néolibéralisme détruit les biens communs et le lien social depuis 40 ans »

— Entretien réalisé par Lucie Fougeron de l’Humanité Dimanche —

desaffiliationAprès les attentats de novembre 2015, le psychanalyste et essayiste* revient sur la nature des groupes terroristes et pose les jalons d’une réponse à une crise de civilisation qui suppose de repenser totalement le monde.
HD. De quoi les groupes terroristes qui ont mené notamment les attentats de novembre en France se nourrissent-ils ?
ROLAND GORI*. Ils émergent de la niche écologique d’une crise de civilisation qui s’est développée dès lors que les démocraties libérales ont voulu imposer ce que Pierre Bourdieu a appelé un faux universel, c’est-à-dire une raison du monde qui repose essentiellement sur le droit et les affaires. La prétention de rétablir par la tyrannie et la terreur des valeurs intégristes en matière de religion et de famille correspond à ce que la rationalité, que j’appelle « pratico-formelle » – la raison du droit et celle des affaires –, a laissé de côté : les valeurs traditionnelles de la morale et de la religion. Elles constituent le fonds de commerce d’une propagande à même d’appâter les individus les plus « désaffiliés » de notre société. La précarisation, la prolétarisation des vies, associées à une perte des valeurs, permet à ces mouvements de proposer un « sens », une sorte de prothèse à leur existence et d’esthétiser la mort. C’est frappant de voir comment aujourd’hui plus que jamais ces mouvements qui se veulent religieux, donc en révolte et en réaction contre les logiques de marché et de la technique, se sont euxmêmes saisis des armes (Internet, réseaux sociaux, mise en spectacle des meurtres…) des adversaires qui ont participé à leur enfantement. Cela aboutit à une sorte d’accouplement entre le théofascisme et ce que j’ai appelé le technofascisme. On peut dire de ces mouvements ce qu’Hannah Arendt disait des nazis : ils ont emprunté à la mafia américaine leurs méthodes de terreur et à la publicité hollywoodienne leurs techniques de propagande.

HD. Comment ces mouvements proposent-ils une autre façon, concurrente, de « faire société » ?
R. G. La désaffiliation propre à uneconception néolibérale du sujet humain comme individu autoentrepreneur de lui-même a abouti à une pulvérisation des collectifs et une atomisation des relations sociales, créant un besoin de nouvelles formes d’affiliation qui peuvent s’exprimer par différentes manières de faire et d’être ­ par le besoin de partager et d’inventer autre chose, mais aussi au moyen de ces entreprises terroristes qui proposent la fraternité par le meurtre et la soumission à mort. Les humains cherchent un sens, une cohérence à leur existence, et sont donc d’autant plus exposés à la prise des idéologies ­ on l’a vu dans l’histoire contemporaine ­ qu’ils sont dénutris de mythes et de religions.
Désespérés et affamés de nouvelles valeurs, ils sont susceptibles d’être attirés par des prédateurs qui les invitent à faire corps avec le groupe à partir de valeurs partagées. Comme le faisaient les Jeunesses hitlériennes, ces groupes terroristes offrent un salaire, une panoplie, des femmes, la jouissance de la cruauté, la vengeance des humiliations vécues et héritées et la possibilité pour un individu atomisé de s’enraciner dans un parti ou une secte de masse.

HD. Dans cette logique, la terreur constituerait une forme alternative de gouvernement politique face à la déliquescence de nos institutions…
R. G. Comme l’a écrit Montesquieu,toute forme de gouvernement politique s’accompagne de formes d’éducation et de transmission qui reposent sur des valeurs. Si la République repose sur la vertu, l’aristocratie sur l’honneur, le propre de la tyrannie est de reposer sur la terreur. Aujourd’hui, ce n’est plus l’honneur qui légitime l’organisation aristocratique de la société, ni malheureusement la vertu qui est la valeur cardinale organisatrice de la République aujourd’hui dégénérée ­ avec comme symptômes la corruption, les affaires, la crise de confiance généralisée dans les institutions et les représentants politiques ­, mais l’intéret et le profit qui régissent le gouvernement.
Et du côté des mouvements extrémistes, c’est un gouvernement articulé sur la terreur, qui va aussi organiser ce mode d’exercice dans tout le champ social. La volonté de faire État est là. À côté de la terreur exercée et mise en spectacle est assurée la distribution des moyens et ressources matériels ­ eau, nourriture, électricité, etc. ­ qui permettent aux « affairistes » de la terreur d’administrer les populations en s’appuyant sur les clans, les autorités traditionnelles.

HD. Les États démocratiques ont réagi de manière essentiellement sécuritaire, cela ne risque-t-il pas de constituer une réponse à la terreur et à la haine par la terreur et la guerre ?
R. G. S’il ne s’agit pas de se priverdes dispositifs de sécurité face aux menaces terroristes, il faut montrer que la réponse sécuritaire est dans l’ordre du court terme. Face au radicalisme religieux, il faut être radical, c’est-à-dire, au sens premier, prendre les choses à la racine. Nous avons peut-être perdu de vue que cette liberté que nous considérons comme une habitude est un bien sacré qu’il nous faut construire et défendre.
Or elle n’est pas le résultat « naturel » du commerce ou du droit, elle est une aspiration des humains à s’émanciper et à s’affranchir des servitudes. La liberté libérale a une limite, elle s’arrête en quelque sorte aux portes du…

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** Initiateur en 2009 de l’Appel des appels (www. appeldesappels.org), Roland Gori a récemment publié « l’Individu ingouvernable » (éd. Les liens qui libèrent, 2015)