Robert Saé : contributions au débat d’idées

— Par Robert Saé —

1 – Pawol an bouch pa chaj*1 !

Quel dirigeant politique n’a-t-on pas entendu répéter que « vu la gravité des problèmes, il y a urgence que tous se mettent autour d’une table, au-delà des divergences, pour travailler dans l’intérêt du pays ! » ?

Comment comprendre, alors, le lamentable spectacle auquel nous assistons dans la réalité ? Violences verbales*2 récurrentes entre adversaires politiques, attaques personnelles impitoyables contre des individus sans aucune considération de l’impact sur leur famille, défense fanatique de dirigeants quels que soient les déviations et les excès commis par ceux-ci ! Tout cela venant d’une élite censée représenter et guider le peuple ! Le plus déroutant est que de telles dérives concernent des responsables de tous bords : droite, gauche autant qu’indépendantistes. Qu’est-ce donc qui explique ce climat délétère qui est un obstacle majeur à l’émancipation de notre peuple et à son engagement dans une construction collective ?

Avant toute chose, il convient de rappeler que les divisions et la dégradation du débat politique que nous subissons, ne sont pas propres à notre pays. Il en va de même dans pratiquement tous les pays du monde :

– Parce que les « élites » ne sont pas immunisées contre la culture mondialisée vulgarisée par les médias occidentaux, qui nourrit l’individualisme, la compétition, la violence et flatte tous les bas instincts qui sommeillent chez les individus. Et si beaucoup répètent les formules appelant au « travail commun », ce n’est que pour mieux cacher leur volonté de rendre leur parti hégémonique ou de conquérir des postes en fonction de leurs seuls intérêts.

– Parce que « l’intelligentzia », elle aussi conditionnée par la propagande des classes dominantes qui martèle que « l’ère des idéologies est révolue »*3, a tourné le dos au débat d’idées et aux confrontations théoriques.

Au-delà de ce contexte général, il faut démystifier l’idée que tout le monde pourrait et voudrait «travailler ensemble pour le bien commun.» La lutte entre les classes dont les intérêts sont antagoniques n’a jamais disparu. Au contraire, la férocité du gouvernement qui sert les multinationales et les spéculateurs se déchaine. Qui peut sérieusement croire qu’il serait profitable de s’assoir à la même table que des partis prônant la destruction des services publics et de la protection sociale, la précarisation du travail et l’instauration de la loi de la jungle sur le terrain économique pour, avec eux, travailler dans l’intérêt de notre peuple ?

Il est incontestable que deux camps s’affrontent dans la société :

– Le premier regroupe tous ceux qui profitent du système dominant ou qui s’en accommodent.

– Le deuxième regroupe ceux qui combattent le système et les illusions qu’il entretient, ceux qui veulent construire une alternative.

L’enjeu est de construire l’unité au sein de ce dernier camp.

2 – Pa mélanjé léchalot épi lonyon *4!

Il est complètement illusoire de croire qu’on pourrait s’assoir à la même table que les partisans du système libéral pour les convaincre de prendre en compte les revendications du peuple. Ces prédateurs ont délibérément fait le choix de ne défendre que leurs intérêts égoïstes. Il s’agit, au contraire, de convaincre ceux qui, sans en avoir conscience –parce que formatés par l’éducation et la propagande dispensés par le système – les confortent, de s’en détacher et de le combattre. L’essentiel est de travailler au rassemblement de tous ceux qui veulent vraiment construire une société plus équitable, respectueuse du vivant et de l’environnement.

Evitons d’abord ce piège qui consiste à croire que l’unité du peuple Martiniquais passe par la rencontre de tous les partis politiques. Beaucoup se plaignent, à ce propos, que ceux-ci sont « trop nombreux ». « 27 pour un si petit pays ! », regrettent-ils. Eh bien, cette question est tout à fait hors propos, car l’émiettement organisationnel ne fait que refléter la dégradation idéologique dont nous avons parlé plus haut. Mais, fondamentalement, ce sont deux camps qui s’opposent : les partisans du système et ceux qui le combattent ! La vraie question est de savoir qui est réellement dans le camp de notre peuple.

Alors, se pose pour nous, l’exigence de se démarquer des faux-prophètes, des opportunistes et des guides sans boussole, autant de pêcheurs en eau trouble, qui contribuent à diviser le camp du Peuple. Tous sont des alliés objectifs du système car ils savent pertinemment qu’il ne sera jamais possible de venir à bout de la puissance des impérialistes et des multinationales sans une union large et solide de tous ceux qui leur sont opposés.

– Ils se disent « patriotes », mais ils cherchent à discréditer, voire à détruire, des militants et des organisations anticolonialistes qui – sans qu’il n’y ait aucun doute possible sur cela – travaillent sur le terrain à l’organisation des luttes sociales et mènent la lutte des idées contre les ennemis de notre peuple… Tout cela pour satisfaire de mesquines ambitions électorales.

– Ils prétendent défendre les intérêts du peuple, signent des « contrats de gestion » avec la droite libérale qui bloquent l’évolution statutaire et ils refusent que soient donnée la parole à des travailleurs en grève, fustigeant des mouvements déclarés « minoritaires.»

3- Aliénation, autodénigrement, division : extirper ces cancers qui rongent notre société

La condition la plus indispensable, pour consolider la cohésion de notre peuple est de mener une lutte sans merci contre ces trois cancers que sont l’aliénation, l’autodénigrement et la division.

Division et aliénations gangrènent tous les peuples puisque, partout, les classes dominantes pratiquent les mêmes méthodes de propagande basées sur la désinformation, la manipulation, et l’endoctrinement. Mais, dans notre pays, ces phénomènes prennent une dimension particulièrement tragique.

Qui peut imaginer:

– qu’un artiste allemand connu, victime d’une méchante rumeur, ferait une chanson pour dire que « les blancs sont mauvais ! » ?

– qu’un paysan Tunisien qui n’a pas été soutenu par ses voisins dans une difficulté quelconque, répéterait dans tous les lieux publics que « les Arabes ne sont pas solidaires ! » ?

– qu’un australien, confronté à un dysfonctionnement dans le transport public, en prenne prétexte pour prouver que « les australiens sont incapables de diriger leur pays » ?

– qu’un Japonais, à la suite d’un différend avec un employé du service postal lancerait un « coup de gueule »   à la radio pour condamner « le mauvais comportement de tous les employés de la poste », concluant ses propos par l’inévitable formule « pèsonn pa ka di ayen*5 ! » ?

Eh bien ! Tous ces « nèg mové », « nèg pa solidè », « Konplo nèg sé konplo chyen », « Pèsonn pa ka di ayen », cette propension à la division et à l’autodénigrement, sont des symptômes du Syndrome de Lynch*6.

C’est ce syndrome qui conduit à jalouser et à dénigrer « les infirmiers et infirmières qui roulent en 4X4 » : ces « Nèg » combattants de la santé qui, palliant le sabotage des services publics par le gouvernement, en ont besoin pour aller soigner nos anciens dans les moindres recoins de campagne. 

C’est ce syndrome qui pousse à dénoncer le salaire des cadres, les 40 % des fonctionnaires, les primes des dockers*7 : Ces « Nèg» compatriotes, généralement maintenus au bas de l’échelle, qui ne sont absolument pas des privilégiés comme on veut le faire croire, réinjectent leurs revenus dans l’économie martiniquaise et connaissent, eux, les réalités du terrain et de notre culture, contrairement aux fonctionnaires et cadres français de passage qui nous sont imposés ! On notera que ceux qui s’acharnent contre les cadres, les fonctionnaires, les dockers et autres chauffeurs de taxi Martiniquais, ne questionnent à aucun moment les revenus considérables des banquiers, des assureurs, ou des maîtres de l’import export. Pire ! Quand on leur parle de richesses détenues par des békés, ils les estiment normales et méritées, vous reprochant d’être envieux !

C’est ce syndrome qui pousse aveuglément à radoter que « nèg pa solidè » : ces « Nèg » courageux aidants familiaux – 1O.OOO de nos compatriotes qui sacrifient leur vie professionnelle et familiale, leur santé, pour accompagner des personnes en souffrance, ces « Nèg » bénévoles qui par dizaines de milliers encadrent les associations sportives, culturelles, intergénérationnelles et caritatives.

Nul ne peut nier que les propos d’autodénigrement sont quotidiens, omniprésents et ancrés dans notre société martiniquaise ! Cette profonde aliénation qui gangrène notre peuple doit impérativement être traitée pour que nous puissions accéder à l’émancipation et à la souveraineté

Hélas, cette tache est rendue plus difficile par le fait que des gens qui se croient investis du rôle d’indiquer au peuple « le chemin de la rupture », sont eux-mêmes gangrenés par le syndrome de Lynch.

– Ils se disent rejeter «  les paradigmes *8 occidentaux », mais ils reproduisent ceux-ci dans tous leurs aspects essentiels. En effet, leur pratique s’appuie sur le paradigme  suivant : «C’est l’intellectuel qui connait ; c’est l’élite qui sait ; c’est le petit groupe initié qui a autorité pour décréter ce que doit faire le peuple et excommunier les militants qui ne partagent pas la vision professée !»

On a, là, des manifestations évidentes de l’aliénation.

Mais, en poussant l’analyse des thèses que ces nouveaux guides développent, on se rend compte que :

– premièrement, elles s’inscrivent dans le paradigme des penseurs de la bourgeoisie occidentale qui ont arbitrairement distingué des « races » auxquelles ils ont attribué des potentiels – ou des tares- intrinsèques. Sauf que les « civilisateurs blancs » sont remplacés par « les noirs et les africains  qui sont à l’origine de toutes les inventions humaines majeures, les « blancs » n’ayant fait que se les approprier »*9.

– deuxièmement, ces thèses sont complètement compatibles avec celles de la bourgeoisie occidentale qui nie la réalité de la lutte des classes. Elles sont au même diapason pour exprimer leur aversion à l’égard du marxisme.

Les paradigmes alternatifs qui doivent fonder notre action sont à l’opposé. Ce sont, notamment,   ceux propres aux civilisations des peuples africains et ceux des premiers occupants de notre région. Le monde y est conçu comme un ensemble où tous les éléments sont en interaction. On y constate que le pouvoir et l’autorité sont délégués et acceptés par l’ensemble du corps social, la culture du partage et du consensus étant la garantie de l’harmonie*10.

Voici, précisément, les bases, les paradigmes sur lesquels nous devons nous appuyer pour nous émanciper.

On comprend bien que, plutôt que jouer aux juges et aux donneurs de leçons, chacun devrait, humblement, chercher à se défaire de toute aliénation et à connaitre les réalités que vivent les différentes composantes de notre peuple. Car, il est indéniable que ceux qui se complaisent dans la pratique du dénigrement et de la division au sein de notre peuple sont des soutiens objectifs, sinon des complices, des colonialistes et des maîtres du système.

Il ne sera jamais possible de combattre victorieusement la puissante férocité des impérialistes et des multinationales sans s’appuyer sur l’union la plus large et la plus loyale de tous ceux qui y sont opposés. Cela, nous le savons tous pertinemment !

*1 Les belles paroles n’ont pas valeur d’engagement ou d’action.

*2 Il ne s’agit pas seulement de propos outranciers, mais aussi des entreprises systématiques de diabolisation qui n’ont rien à voir avec le débat politique.

*3 Alors même que l’idéologie bourgeoise, libérale et réactionnaire n’a jamais été aussi vivace.

*4– En français, on dirait qu’il faut « séparer le bon grain de l’ivraie ».

*5 Personne ne dénonce les faits.

*6 Cette forme d’aliénation spécifique à notre société a été identifiée au cours de nos travaux. Le document de présentation peut être téléchargé sur www.jikanbouttv.com.

*7 C’est au prix de dures luttes que les fonctionnaires Martiniquais ont pu mettre fin aux discriminations salariales qui existaient en faveur des Français : Ex. 3 mois de grève en 1953 ! 

*8 Il s’agit de la manière de concevoir le monde, de voir les choses et d’interpréter les situations qui s’appuie sur un modèle théorique et une base définie.

*9 Quiconque a étudié complètement et sérieusement l’histoire de l’humanité admettra que, d’une part, tous les peuples, quels que soient leur ethnie ou leur espace géographique de vie, ont été porteurs d’inventions, de valeurs et d’avancées positives mais que, d’autre part, que des valeurs et des comportements rétrogrades et destructeurs habitent également tous les peuples tout le temps où ils sont imprégnés de l’idéologie des classes dominantes, dans un contexte où les institutions correspondant à des situations passées s’opposent aux avancées progressistes.

*10 Quand on pense que les Européens se présentent comme les inventeurs de la « démocratie » !

Robert SAE

13 Octobre 2018