Rêve et Folie : Claude Régy à l’apogée de son art

— Par Roland Sabra —

 reve__folie_claude_regy« Je ressens, je crois, avec beaucoup de force, le désir d’un théâtre qui n’en serait plus un... »1 . Le travail de déconstruction du théâtre tel qu’on le connaît en Occident entrepris par le Maître est arrivé à son terme. Il dit, à 93 ans, que c’est sa dernière mise-en scène. Mais au delà même du théâtre qu’il « essaie d’entraîner […] dans une zone qui se situerait au delà du monde visible, du monde évident, du monde qu’on nomme réel »2 la grande affaire de Claude Régy est celle du sens, de la conception métaphysique du sens, de l’indicible, de l’insaisissable, de l’au-delà du texte. « Le mot dans sa paresse cherche en vain à saisir au vol / L’insaisissable que l’on touche dans le sombre silence / Aux frontières ultimes de notre esprit. » Harold Pinter, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Edward Bond, Peter Handke, Botho Strauss, Maurice Maeterlinck, Gregory Motton, David Harrower, Sarah Kane , la liste est longue des écrivains qui ont «  conditionné toute sa vie. »3 sans oublier Jon Fosse dont le texte « Quelqu’un va venir a changé [sa] vie. »4 et qui lui confiera lors de la préparation de Rêve et Folie que le poète austro-hongrois était son préféré et qu’il le lisait depuis très jeune. Le poème est un cri lancé dans le silence infini de la mémoire d’une existence fulgurante. Mort à 27 ans, d’une overdose de cocaïne, alors qu’il était soldat-pharmacien pendant la Première Guerre Mondiale, Georg Trakl est l’archétype du transgressif. Phantasmes ou réalité le poème nous jette au visage, la race maudite et dégénérée, le viol d’un enfant, l’inceste passion avec la sœur qui mourra des premières couches, une colombe à la gorge tranchée, un ange égaré, la folie et la mort, des chats égorgés, et nous emporte de balades nocturnes dans les cimetières en errances perdues dans les châteaux désertés vers une blessure, un ailleurs, un « déchirement de nerf ». La mise en scène a pour unique objectif de nous faire entendre ce qui n’est pas dit, ce qui ne peut se dire, enfoui au fond de tout un chacun. Le phrasé est lent, découpé, étiré, la gestuelle imperceptible enveloppée dans « l’outre-noir » comme un clin d’œil à Soulages, parfois un cri, puis de nouveau le silence. Pour Régy le geste et la parole se rejoignent, ont une même origine à l’intérieur du corps. L’écriture a une âme. Elle flotte entre poète et lecteur entre comédien et public. A charge pour ce dernier de l’entrevoir, s’il en a le goût du risque. Rien n’est donné, tout est à prendre. « La paresse des spectateurs et la paresse des lecteurs, c’est un sujet de guerre» dit le Maître.

Yann Boudaud que l’on a déjà vu dans « La Barque le soir » s’exerce avec talent à s’imaginer une langue avant les langues, une langue dont on ne retiendrai que les sonorités, le rythme et la mélodie. Il est le mot qui se dit dans l’instant précis de son énonciation. Il est la syllabe endormie aux bords des lèvres et qui dans un jet va venir heurter, tuer, aimer, voler ou violer , c’est selon, celle qui la précède. Les lumières se déclinent, se dérobent au détour de la phrase et soulignent la solitude d’une parole lestée d’une désespérance insoluble. Le comédien sort épuisé du combat amoureux avec la langue, il salue le public, hébété, le geste enserré dans la gangue des mots. Il se retire dans le noir de la grotte imaginée par la scénographie. La salle ravie est sous le choc d’un texte si exigeant, si éprouvant.

Paris, le 24/09/2016

R.S.

 

1 Claude Régy, Écrits, 1991-2011, 544 p., 23 euros, Éditions Les Solitaires ­intempestifs

2 Claude Régy, Du régal pour les vautours, 95 p. ,19 euros, Éditions Les Solitaires ­intempestifs

3 Op. cit p. 83

4Op. cit p. 80

4 Op. cit. p. 16

Rêve et folie
texte Georg Trakl
mise en scène Claude Régy
avec Yann Boudaud
assistant Alexandre Barry
scénographie Sallahdyn Khatir
lumière Pierre Gaillardot
son Philippe Cachia
coproduction Nanterre-Amandiers Centre Dramatique National et le Festival d’Automne à Paris, le Théâtre national de Toulouse et le théâtre Garonne scène européenne, Toulouse, la Comédie de Reims, le Kunstenfestivaldesarts – Bruxelles
La compagnie des Ateliers Contemporains est subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DGCA.
créé en septembre 2016, par Les Ateliers Comptemporains, à Nanterre-Amandiers