Regarder l’horreur en face

— Par Nicolas Weill —

auschwitz-2Les maximes sur l’impossibilité de représenter la mort ne manquent pas. En particulier quand il s’agit de la mort de masse, celle qui fut donnée dans les camps d’extermination. Au nom d’une « irreprésentabilité » supposée de la Shoah, une école de pensée a délégitimé a priori l’archive visuelle, se fondant sur le parti pris formel de Claude Lanzmann dans Shoah (1985), qui excluait toute image d’époque. Siegfried Kracauer, dans Théorie du film (Flammarion, 2010), anticipant ce débat dans les années 1950, avait suggéré que l’horreur pouvait être vue, mais seulement de façon détournée (il recourut pour cela à l’allégorie de la tête de Méduse, dont Persée évita le regard mortifère en contemplant son reflet sur son bouclier). Dans Images malgré tout (Minuit, 2004), le philosophe et historien d’art Georges Didi-Huberman a, sans craindre la polémique, voulu restituer un statut « imaginable » à la déchirure du génocide, en commentant quatre photographies d’Auschwitz prises à l’insu des gardes SS par des Sonderkommandos en août 1944, alors que la machine meurtrière battait son plein avec le gazage des juifs hongrois. Mais la rareté de ces clichés, pris clandestinement, continuera à être inversement proportionnelle à l’énormité de l’événement.

La récente commémoration des 70 ans de l’ouverture des camps nazis, en particulier d’Auschwitz, le 27 janvier 1945 (lire Le Monde du 28 janvier), a suscité un mouvement de réflexion sur le moment de découverte immédiate des atrocités nazies, qui s’est traduit par plusieurs travaux et publications. Dans l’exposition en cours au Mémorial de la Shoah, à Paris, « Filmer la guerre. Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946) » (jusqu’au 27 septembre), on peut regarder les prises de vue du camp de Majdanek effectuées dès août 1944. On y voit également des séquences au camp d’Auschwitz filmées quelques jours seulement après l’arrivée des troupes russes (comme en atteste la neige encore épaisse). Elles sont dues à des opérateurs polonais, souvent juifs, comme Aleksander Ford et Roman Karmen, engagés dans l’Armée rouge. L’historienne Ania Szczepanska, qui a participé à l’élaboration de l’exposition, fait remarquer que la rhétorique des images tournées par les cameramen polonais s’avère plus « poétique et philosophique, moins axée sur l’établissement de la preuve du crime » que celle que produisent les cinéastes soviétiques. Si l’exploitation et le pillage des victimes occupent une place importante, l’insistance à faire défiler leurs passeports coïncide avec une volonté d’internationaliser la perception du massacre – sa dimension juive va être longtemps atténuée, voire mise sous le boisseau.
Premiers pas sur la planète concentrationnaire nazie

Dans 1945. La Découverte, Annette Wieviorka constate, elle aussi, cet effacement dans l’appréhension de l’« Holocauste » ou de la « Shoah » (termes qui ne s’imposent qu’à partir des années 1970). Cette occultation connut néanmoins des exceptions chez quelques-uns des correspondants de guerre qui firent les premiers pas sur la planète concentrationnaire nazie et en fixèrent l’aspect sous leur objectif.

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