« Racisme anti-Blancs », non à une imposture !

Par Stéphane Beaud, sociologue et Gérard Noiriel, historien

 

Le 26 octobre, pour la première fois dans une affaire de ce type, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) s’est portée partie civile contre un prévenu accusé de violences avec la circonstance aggravante de « racisme », au motif qu’il a insulté la victime en criant « sale Blanc, sale Français ». Invité à commenter cette initiative ahurissante, le coprésident du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), Pierre Mairat, l’a cautionnée en affirmant que la « vraie question » était de savoir si on nie « le racisme anti-Blancs », ou si on le « constate » et « l’analyse » (Le Monde du 27 octobre).

Le « racisme anti-Blancs », slogan lancé comme on le sait par le Front national (FN) dans les années 1980, repris ensuite par la droite « décomplexée », est donc en passe d’être validé par des associations antiracistes !

Si le FN peut revendiquer la paternité de la formule « racisme anti-Blancs », il n’a pas inventé la rhétorique qui la sous-tend. Celle-ci a été forgée au début de la IIIe République. Elle a servi au départ à alimenter l’antisémitisme. Toute l’argumentation raciste d’Edouard Drumont dans la France juive (1886) repose sur l’inversion des rapports de domination entre majorité (« nous, Français ») et minorité (« eux, les juifs »). Pour Drumont, les juifs ne sont pas des victimes mais des agresseurs. Ses « preuves », il les trouve dans les faits divers colportés par la presse mettant en cause des juifs.

C’est aussi dans les écrits de Drumont que l’on trouve un autre argument repris par ceux qui dénoncent le racisme anti-Blancs. Les Français victimes de ces violences n’osent pas se plaindre parce qu’ils ont peur. Au lieu de nier la réalité, comme le font les intellectuels cosmopolites, il faut avoir le courage de l’affronter. Le moment est venu de briser un tabou.

Ce type de discours a été d’emblée populaire (La France juive s’est vendue à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires). C’est pourquoi il a été repris par la suite, pour stigmatiser les Tziganes, les immigrés et les indigènes de l’empire colonial. Tout au long du XXe siècle, les associations de défense des droits de l’homme ont combattu cette propagande en affirmant que la lutte contre le racisme était avant tout un combat politique dont la finalité consistait à défendre les droits des minorités. Le fait qu’un Français puisse être insulté (ou agressé) par un individu issu d’une minorité discriminée est condamnable, mais pas au nom des principes qui sous-tendent le combat antiraciste.

Comment expliquer que ces principes soient remis en cause par des associations aussi importantes que la Licra ou le MRAP ? La première raison qu’on peut avancer, c’est l’effondrement des causes qui avaient soudé les diverses composantes du mouvement antiraciste au moment des combats contre le nazisme et le colonialisme. Le délitement des engagements politiques alimente la concurrence entre des associations qui s’enferment dans une vision de plus en plus communautaire.

Cette dépolitisation a eu aussi pour effet de laisser le champ libre aux entreprises médiatiques qui ont transformé le combat contre le racisme en « affaires », (scoops, scandales, etc.). Les « entrepreneurs de morale » se sont engouffrés dans la brèche au point d’occuper tout le terrain. Réduit à sa dimension morale, le combat contre le racisme s’est focalisé sur la dénonciation des préjugés. Or, comme les sciences sociales l’ont montré (deux conférences sur le racisme présentées par Claude Lévi-Strauss à l’Unesco), tous les groupes humains ont tendance à voir le monde à partir du clivage entre « eux » et « nous » et à dévaloriser les « étrangers ». C’est ce constat qui a incité le mouvement antiraciste à privilégier l’éducation comme arme contre les préjugés ethnico-raciaux tout en combattant leur expression politique.

Mais l’idéal éducatif des Lumières a laissé la place à la logique répressive du procès, ce qui a conduit les associations à englober sous le terme « racisme » des réalités différentes. L’accusation de « racisme » pouvant être mobilisée dans tous les sens, les conservateurs ont compris le bénéfice politique qu’ils pouvaient en tirer. Depuis les années 1980, la médiatisation des affaires de racisme a eu aussi pour effet d’accélérer la « racialisation » du discours social. Désigner les individus par leur couleur de peau, leur origine, leur religion, c’est alimenter un processus d’assignation identitaire. Au lieu de résister à cette dérive, une partie du mouvement antiraciste l’a accompagnée et cautionnée.

Au moment de « l’affaire des quotas » qui a secoué le football français en mai 2011, nous avions attiré l’attention sur les effets contre-productifs d’une posture se contentant d’agiter sans cesse le spectre d’une « France raciste ». L’occultation des réalités sociales au profit des discours identitaires aboutit à imposer dans le débat public un langage opposant les « Blancs » aux « non-Blancs » (« Noirs et Arabes »). Ce langage occulte les différenciations internes à ces groupes racialisés et prive le combat anti-raciste du référent universaliste sur lequel il a pourtant construit son identité. Mais surtout, il contribue à fabriquer la réalité qu’il dénonce.

La racialisation du discours public contribue ainsi à l’enfermement identitaire de la fraction déshéritée de la jeunesse populaire. Privés de toute possibilité de diversifier leurs appartenances et leurs affiliations, ces jeunes intériorisent un vocabulaire racial qu’ils n’ont pas inventé, mais dans lequel ils se reconnaissent, ce qui explique qu’ils puissent se représenter le monde social de manière binaire et ethnicisée : le « nous » (de la cité, des jeunes Noirs ou Arabes, des exclus, mais aussi de plus en plus, semble-t-il, « nous, les musulmans ») versus le « eux » (des bourgeois, des Céfrans, des Gaulois, des Blancs, ou des athées, etc.).

En s’engageant dans des procès contre le « racisme anti-Blancs », le mouvement associatif ne fera que renforcer ces clivages. Il alimentera aussi le sentiment d’injustice des jeunes qui se sentent humiliés par ceux qui maîtrisent le langage permettant d’échapper aux accusations de « racisme ». On comprend que les politiciens de la droite décomplexée, qui défendent les classes privilégiées, aient intérêt à faire croire à l’opinion que le « racisme anti-Blancs » est le principal problème de la société française. Mais en s’engageant dans cette voie, les associations antiracistes risquent fort de scier la branche sur laquelle elles sont assises.

Stéphane Beaud, sociologue et Gérard Noiriel, historien

Le 26 octobre s’est ouvert, à Paris, le procès d’un homme de 28 ans renvoyé pour des violences commises en 2010 sur un autre jeune dans le métro. Le prévenu est aussi accusé d’avoir insulté la victime en criant « sale Blanc, sale Français ». La Licra s’est portée partie civile.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/11/14/racisme-anti-blanc-non-a-une-imposture_1790315_3232.html

LE MONDE | 14.11.2012

« LE RACISME ANTI-BLANC NE PAS EN PARLER : UN DÉNI DE RÉALITÉ »

de Tarik Yildiz (Editions du Puits de Roulle, 2010).

« LES DISCRIMINATIONS RACISTES, UNE ARME

DE DIVISION MASSIVE »

de Saïd Bouamama, préface de Christine Delphy (L’Harmattan. 2010).

« LE RACISME »

de Pierre-André Taguieff (L’Harmattan. 2010).

« PORTRAIT DU DÉCOLONISÉ »

d’Albert Memmi (Gallimard, 1957, rééd. 2007).

« DES BEURETTES »

de Nacira Guenif Souilamas (Hachette littératures 2003).

« L’INÉGALITÉ RACISTE :

L’UNIVERSALITÉ RÉPUBLICAINE À L’ÉPREUVE »

de Véronique De Rudder, Christian Poiret et François Vourc’h (Presses universitaires de France – PUF 2000).