Des SMS pour tenir les Saoudiennes en laisse

Par Pierre Prier

 

REPORTAGE – Lorsqu’une Saoudienne veut sortir du territoire, un message est envoyé à son «gardien mâle». Des femmes s’élèvent contre cette «humiliation».

Envoyé spécial à Riyad

Aziza al-Youssef se souvient du jour où un policier l’a arrêtée alors qu’elle était au volant. Un policier sympa. «C’était un quinquagénaire bienveillant. Il m’a dit: “Tu devrais conduire la nuit, ça se verrait moins”.» Aziza al-Youssef, professeur d’informatique au caractère bien trempé, en rit encore en montrant la vidéo de ses exploits postée sur You Tube. On la voit roulant tranquillement dans les rues de Riyad, la capitale saoudienne. Un acte strictement prohibé par la monarchie conservatrice, seul État au monde à appliquer cette restriction.

Aziza est l’une des organisatrices de la manif «femmes au volant» du 17 juin 2011. Plus de 80 conductrices avaient voulu marquer ainsi le 20e anniversaire de la première tentative, le 17 juin 1991. Une époque d’avant Facebook et Twitter. Cette fois les contrevenantes se sont donné le mot sur l’Internet. Chacune a pris le volant séparément, rendant la répression plus difficile. «J’ai conduit pendant plusieurs jours, raconte Aziza. Les automobilistes étaient plutôt bienveillants. Certains levaient le pouce pour me féliciter.» D’autres n’étaient pas d’accord. Aziza al-Youssef a finalement été «balancée» par trois hommes qui l’ont filmée avec leurs téléphones portables. L’histoire s’est bien terminée pour elle. «J’ai eu le temps de passer sur le siège arrière avant d’être arrêtée. Mon chauffeur, qui était avec moi, a pris le volant. Quelques instants plus tard, j’ai raconté à ce policier sympathisant que mon chauffeur pouvait être pris pour une fille sur une vidéo pas très nette. Mon chauffeur a cinquante ans et les cheveux blancs! Le policier a fait semblant de me croire et m’a laissé partir.»
Petits arrangements personnels avec la tradition

D’autres manifestantes ont été emmenées au poste quelques heures puis relâchées, le temps que leur mari vienne les chercher. Aziza al-Youssef a invité quelques-unes de ces néomilitantes à un dîner libanais dans sa villa de Riyad, la capitale saoudienne. La plupart se sont connues sur la Toile. Elles sont professeurs, publicitaires, mères de famille. Elles ont gardé leurs abayas, le manteau noir obligatoire en présence d’un homme étranger, mais le reste du règlement est diversement observé. L’une des invitées ne laisse voir que ses yeux, mais serre la main du visiteur. Les autres portent le foulard, ou ont les cheveux libres. Chaque Saoudienne bricole ainsi des arrangements personnels avec la tradition et le souci du qu’en-dira-t-on, qui pèsent sur les femmes bien plus que la religion.

Vingt ans après la première «manif au volant» leur constat est amer. Le droit des femmes à conduire reste un enjeu de pouvoir pour les religieux conservateurs, officiels ou officieux. Tahany, l’une des invitées, a écrit au roi pour démonter l’un des principaux arguments du pouvoir. Seules au volant, les Saoudiennes seraient sans défense contre les chebab, les jeunes célibataires qui draguent en bande. «J’ai dit au roi: nous sommes médecins, professeurs, mères de famille. Pourquoi devrions-nous avoir peur de nos jeunes?» s’indigne-t-elle. Le problème est aussi économique. «Je n’ai pas les moyens de payer et de loger un chauffeur, explique Racha. Il est difficile pour moi de prendre des taxis, c’est mal vu dans notre société qu’une femme attende sur le bord du trottoir. Je dois appeler des services de limousine qui coûtent cher.»
«Je dois négocier avec mon mari qui est toujours mon gardien»

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