Quelles réponses aux appels à projets de Gérard Lockel, David Murray et Kenny Garrett ?

 — Par Alain Maurin —

 Début 2012, publication du dernier ouvrage de Gérard Lockel, véritable livre testament et guide de lecture pour comprendre l’univers du gwoka et déchiffrer les clés et les paradoxes du gwoka moderne. Génie autodidacte non reconnu au plan local mais dont l’œuvre autorise à le classer dans le gotha mondial des musiciens qui ont apporté quelque chose de nouveau à la musique, Gérard Lockel est un trésor humain vivant, poursuivant encore aujourd’hui ses offrandes de contribution à la constitution de la musique guadeloupéenne.

Mars 2012, sortie mondiale de l’album Seeds from the underground, nouvel opus du saxophoniste américain Kenny Garrett, salué et applaudi par la critique internationale. L’ex sideman de Miles Davis n’est pas le premier venu de la planète jazz. Relatant les propos recueillis lors d’un entretien récent, Bruno Pfeiffer journaliste passionné de jazz depuis plus de trente ans, rappelle s’il en est besoin que « Miles Davis déclarait qu’aucun saxophoniste ne l’avait autant estomaqué, cela depuis John Coltrane ». Vincent Bessières, membre de l’Académie du jazz, témoin reconnu de l’histoire du jazz livre des propos allant dans le même sens pour mettre en lumière que « Kenny Garrett a démontré le premier que le saxophone alto pouvait à nouveau rivaliser avec le ténor, instrument par excellence de la quête musicale depuis John Coltrane. »

Mai 2012, sont programmés les concerts de la treizième édition du Festival Marie-Galante Terre de blues qui, une fois de plus, donnera à écouter et découvrir des musiciens de grandes classes. A l’affiche figure David Murray qui est également une référence planétaire de la musique jazz. Auteur de plus de deux cent vingt albums et ayant multiplié des collaborations avec les instrumentistes et compositeurs légendes depuis le milieu des années 1970, il est considéré comme un musicien leader du jazz contemporain. Du Dictionnaire du jazz paru aux éditions Laffont, on peut trouver un résumé de son parcours et des témoignages de la reconnaissance de son art : « Les récompenses de David Murray incluent: un Grammy pour Blues for Coltrane, 1988, un Guggenheim Fellowship, le Bird Award, le Danish Jazz Par Prize, le Ralph J. Simon Rex Award. Il a été nommé Personnalité du Guiness Jazz Festival (1994), Musicien de la décennie (1980) par le Village Voice et Musicien de l’année par le New York Newsday en 1992. »

Aléas du calendrier de ce premier semestre 2012, ces faits de l’actualité musicale ne sont pas pour autant sans points de convergence.

Un dénominateur commun entre ces deux musiciens géants américains est évidemment leur relation avec la Guadeloupe, notamment à travers le guitariste Christian Laviso. Des centres d’intérêt partagés par ces deux personnalités références du jazz sont avant tout le gwoka moderne et l’œuvre de Gérard Lockel.

Le moins que l’on puisse dire est que ces initiatives séparées, portées par des personnalités qui ne sont dans aucune démarche de concertation, expriment une fois de plus des déclarations d’intérêt très fortes et des demandes de collaborations sérieuses envers la musique gwoka, et de façon plus large, envers la musique guadeloupéenne.

Dans une période post-séisme social janvier-mars 2009 où la population et l’ensemble des acteurs socio-économiques sont sollicités pour débattre et contribuer à l’élaboration d’un projet de société, l’identification de filières d’activités porteuses d’avenir est un enjeu vital.

Les industries culturelles, secteur économique à part entière, dans lequel l’archipel possède des avantages comparatifs importants et peut miser sur ses potentiels en termes de vecteur de cohésion sociale et identitaire, font partie de ces filières. Les appels à projets inscrits dans une logique de leur développement, de l’extension de leurs ressources, de l’exportation de leurs productions, …, posent des questionnements fondamentaux auxquels les Guadeloupéens et les décideurs doivent apporter des réponses.

Les appels à projets pour la musique guadeloupéenne

Le passé relativement récent des activités professionnelles de messieurs Garrett et Murray est marqué par une succession d’événements qui démontrent nettement qu’ils s’élancent avec un immense enthousiasme dès lors qu’il s’agit de venir honorer une opportunité d’interpréter des répertoires basés sur le gwoka. Les traces sonores et visuelles de ces expériences musicales qui en ont résulté sont désormais gravées sur des supports multimédia. C’est bien une demi-douzaine de produits CD ou DVD qui témoignent déjà des réalisations concrètes issues de ces rencontres. Il est certainement prématuré de tirer un bilan de ces premières collaborations qui, dans certains cas, sont simplement au stade des prémices d’une intention. Mais tout de même, est-il exagérer de brandir avec fierté, haut et fort, que ces mariages sont déjà porteurs de chefs d’œuvre et ont également permis à la scène guadeloupéenne de vivre des moments d’anthologie.

Il est ainsi difficilement contestable que l’album David Murray & the Gwo-Ka Masters paru en 2001, à la gloire de l’immense Guy Conquette, constitue un événement pour le répertoire de la musique guadeloupéenne, mise sous les projecteurs dans le monde entier. Mark Corroto, grand reporteur du portail All About Jazz (voir l’adresse http://www.allaboutjazz.com/), largement connu des passionnés et qui « est assurément l’un des sites le plus puissant en matière de jazz, tant par sa base documentaire (articles, chroniques, Mp3, vidéo), son contenu éditorial et sa fréquentation »1 a écrit à propos de ce CD :

Murray’s horn shares equal spotlight here with the music of songwriter and vocalist Guy Konket. This recording centers on the African percussion music of this former French Antilles possesion. Vocalist and political activist Konket supplies the emotion, as Murray and company take on the unfamiliar role as sideman. His rhythms are straight out of Guadeloupe as the band ventures only once into a truly American R&B groove on “La Pli La.” But Murray is game for this drum-fest. So too are the jazz guests Pheroan Aklaff, Hugh Ragin, Criag Harris, and Santi DeBriano. Murray’s big slurring tenor melts with the groove-centric beats and powerful combo of Hugh Ragin’s trumpet and Craig Harris’ Trombone accent the pulse nicely.

Hors de la conscience collective, c’est avec étonnement qu’il est donné de voir les sessions de collaborations entre des musiciens guadeloupéens et des figures légendaires de la musique américaine. Accompagnant David Murray pour l’album Gwotet, c’est bien sur les rythmes du gwoka que joue Pharoah Sanders, mythe vivant du jazz, acteur des duos mythiques avec John Coltrane, l’une des icônes absolues du jazz. De même, sur l’album The Devil Tried To Kill Me, enregistré au studio Debs à Pointe-à-Pitre, c’est le très respecté Taj Mahal, multi récompensé du Grammy dans la catégorie blues, qui est mis en exercice d’enregistrer avec des musiciens guadeloupéens.

Comme autre chef d’œuvre montrant les échanges entre jazzman américains et musiciens de gwoka, la discothèque de l’archipel Guadeloupe s’est enrichi avec l’album Ti moun a Lafrik de Christian Laviso, formant avec Sonny Troupé et Aldo Middleton un trio qui réussit depuis quelques années a emmener le gwoka dans des sentiers de l’excellence. Puisant leur théorie dans l’œuvre de Gérard Lockel, le créateur et l’encyclopédie du gwoka moderne, cet album sorti en 2008 offre un feu d’artifice où le génie de Christian Laviso rencontre le lyrisme, la puissance et la perfection de Kenny Garrett. L’actualité de mars 2012 est justement l’hommage de Kenny Garrett rendu aux glorieux prédécesseurs et des gens qui ont joué un rôle dans son développement : « Des gens sèment des graines, sans la moindre idée du parcours que les pousses emprunteront. ». En intitulant un morceau « Laviso, I bon ? » sur son dernier album, Kenny Garrett n’exprime-t-il pas tout un ensemble d’interrogations au sujet de l’exploration des possibles entre son art et la musique gwoka moderne ? Dans l’univers des rythmes traditionnels, l’ouverture sur les instruments mélodiques (guitare, violon, instruments à vents, …) a permis une floraison et explosion d’expériences, de formations et grandes œuvres musicales. Pour demain, avec en plus des offres de collaboration solides visant à explorer de nouvelles pistes, il peut être raisonnable de placer des espoirs dans l’aboutissement de projets de création de nouveaux horizons pour la musique guadeloupéenne.

Dans le registre des concerts, il faut constater également que les langages et talents de ces musiciens ont été mis en échanges pour produire des moments de grande intensité et de bonheur, illustrant clairement que le patrimoine musical guadeloupéen peut être fécondé sous une multitude de formats, porteurs de nouvelles directions.

Mais voilà, au-delà de ces réalisations qui résultent somme toute d’initiatives personnelles ou restreintes à un cercle réduit, n’y a-t-il pas lieu de prendre conscience de toute la dimension des appels à projet vis-à-vis du gwoka formulé par Kenny Garrett et David Murray ?

Il n’y a plus lieu de douter de l’effectivité de ces invitations à l’action puisque les propos sont explicites. A la question « Le prochain projet ? » posée par Bruno Pfeiffer, Kenny Garrett de passage à Paris le 21 mars 2012 pour sa tournée mondiale a répondu sans ambiguïté : « Je veux continuer à m’enrouler dans le Gwoka, le rythme guadeloupéen. Je suis tombé dedans avec Miles, lors d’un séjour là-bas. Quelle puissance! Le sentiment de  me tenir debout au centre d’un tambour quand je démarre un solo. J’ai composé Laviso, I bon? en pensant à Christian Laviso. Le guitariste m’a guidé dans l’initiation du Gwoka. En écouter m’arrache à chaque fois des larmes. »

Une telle déclaration se suffit à elle seule ! Il n’est point nécessaire d’épiloguer plus longuement pour rappeler à tous, aux jeunes en premier lieu, musiciens ou non, à la population, que le gwoka et d’autres musiques populaires de l’archipel sont éligibles au statut de grande musique. Saisissant l’occasion d’un tel témoignage, il y a lieu d’interpeller sur la nécessité et l’urgence de la création de perspectives pour l’industrie musicale guadeloupéenne. De notre point de vue, il est clair que les musiques de Guadeloupe possèdent un gisement de ressources pour atteindre de nouveaux sommets et qu’elles peuvent de ce fait constituer un socle pour supporter la genèse d’activités marchandes capables de générer une dynamique économique forte au plan local, à même de servir de wagon de tête d’une industrie de la culture qui est en attente de structuration.

La nécessité d’identifier collectivement des réponses

Le futur se construit forcément sur la base des anticipations décidées dans le présent, la Guadeloupe aurait intérêt à bâtir un projet pour le développement et l’exportation de ses différentes musiques et, plus largement, de ses diverses productions culturelles. La population est sollicitée actuellement pour prendre part à un « débat sociétal » et échanger afin d’identifier des idées pour bâtir le projet d’un meilleur « vivre ensemble ». Les questions soulevées par notre propos s’adressent directement à tout un chacun dans le cadre de ce débat.

Dans le questionnement collectif consacré aux problématiques de la culture dans la société guadeloupéenne et aussi, en termes de perspectives, à la place de la culture et de la politique culturelle dans une stratégie de progrès économique et social, il va de soi que la rédaction d’une feuille de route pour l’ensemble des filières de l’industrie musicale (englobant les groupes musicaux, prestataires techniques, organisateurs et producteurs de spectacles, l’industrie des comédies musicales, établissements de fabrication d’instruments, etc.) est incontournable.

L’histoire de la musique guadeloupéenne fournit les preuves les plus diverses au sujet des conséquences économiques, sociales et culturelles négatives liées à des opportunités qui n’ont pas été saisies lorsqu’elles se sont présentées. Le zouk est l’une des meilleures illustrations. Pierre-Edouard Décimus, Georges Décimus et Jacob Desvarieux ont construit la machine Kassav’ qui a offert à la Guadeloupe une visibilité planétaire durant les décennies 1980 et 1990. De cet âge d’or, l’archipel n’a pas su capitaliser pour se doter d’un secteur large et diversifié de poids économique significatif. Tout en étant une terre féconde en musiciens talentueux et autres grands artistes, les îles de Guadeloupe se caractérisent malheureusement par les retombées encore trop sous optimales dont elles en bénéficient.

Alors oui, en cette période où nous avons à nous parler, il est capital d’aborder la question des voies et moyens pour se doter d’une économie musicale plus dynamique.

Les répertoires très riches qui se sont constitués au fil des années, la grande diversité des styles et des rythmes des musiques populaires de l’archipel, les savoirs détenus par un panel de maîtres de la tradition, de nombreux fils spirituels de Vélo le musicien monument de la Guadeloupe, un réservoir de personnalités de référence du zouk et des rythmes prédécesseurs (les Maxells, les Aiglons, Georges Plonquitte, les Vickings, Camille Sopran’n Hildevert, Expérience 7, Gilles Floro, Tanya Saint-Val, Frédéric Caracas, Dissonance, Willy Salzedo, Dominique Panol, Jacques d’Arbaud, Jean-Michel Rotin, etc.), le travail précieux et le succès du réseau des écoles de musique dans les communes, un nombre croissant de jeunes instrumentistes doués, …, incontestablement, il s’agit là de ressources tangibles qui autorisent à croire en la faisabilité de nouveaux possibles.

Compte tenu de ces conditions favorables, il est permis d’investir pour que, dans un futur proche, l’on voit la présence de groupes pouvant se hisser dans le dépassement de Kassav’. Tous ces jeunes musiciens qui sont plongés, et parfois perdus, dans des répertoires qui font peu cas de leurs propres patrimoines de rythmes traditionnels et qui essaient difficilement de se faire entendre en interprétant la musique des autres nations. Evidemment qu’il faut se plier à plusieurs années de labeur pour parvenir à proposer un jazz qui soit du niveau de la scène internationale. Bien sûr qu’il faille suivre des sentiers ardus pour espérer un jour élaborer du reggae d’ici qui puisse être reconnu à l’extérieur… Or, avec leur langage du vingt et unième siècle, leur sensibilité, leurs compétences multimédia, leurs diplômes, …, ils ont tant à inventer en misant sur l’exploitation du patrimoine des aînés, sa relecture, sa réécriture, son enrichissement, sa modernisation, etc. C’est ce qu’ont parfaitement compris les leaders et talents qui ont réussi à proposer des répertoires modernes, originaux, respirant l’authenticité et l’âme de la Guadeloupe : Alain Jean Marie, Franck Nicolas, Jacques Danican, Casimir Reynoir dit Négoce, Admiral T, Dominique Coco, Trio Laviso, Simen’ Kontra, Horizon, Armand Acheron, Yves Thole, Erick Cosaque, Lukuber Séjor, Van lévé, Teddy Pelissier, Krey, Klod Kiuavue, Kimbol, Eritaj, Michel Halley, Akiyo, Voukoum, VIM, Wozan Monza, K’Koustik, Soft, Charly Chomereau-Lamotte, Alchimik’S, Philippe d’Huy, Raymond d’Huy, etc.

Pourtant, bien plus que par le passé, on recense très facilement des dizaines et dizaines de jeunes musiciens doués, pouvant s’insérer dans des projets collectifs ou porter des initiatives plus personnelles, en particulier : Sonny Troupé, Grégory Louis, David Rilcy, Arnaud Dolmen, Didier JusteOlivier Juste, Laurence JulesGaston, Jenna Legros, Michel Mado, Jonanthan Jurion, Laurent Lalsingué, Régis Thérèse, Eric Delblond, Mike Clinton, Stéphane Castry, Jérôme Castry, Yann Négrit, Sylvain Joseph, etc. A côté de ces instrumentistes, les talentueuses voix des nouvelles et autres générations ne sont pas en reste : Eric Pédurand, Patrice Hulman, Stevy Mahy, G’Ny, Mathilde Albon Jacobson, Martine Sylvestre, Rony Théophile, Majad, Meemee Nelzy, Malika Tirolien, Leedyah Barlagne, etc. Parmi elles, figure Glawdys N’dee qui s’est mise en lumière récemment par un premier album sublime, parvenant à être pré-nominé dans cinq catégories pour les prestigieux Grammy Awards 2011. Dans une ligne d’idées similaires, il convient de considérer les expérimentations de toute une kyrielle de jeunes impliqués dans la fabrication des styles urbains contemporains (Hip-hop créole, nu soul,Kako Music, etc.) : Pédro Pirbakas dit Krys, Didier Daly, Exxòs et son Kako Labo, Star Jee, Karukera Crew, etc.

Eloigné de leur univers musical naturel, des dizaines de guadeloupéens sont allés jusqu’à s’approprier le corpus d’autres musiques et franchir haut la main les épreuves de leur interprétation. Le registre de la musique classique bénéficie ainsi de l’apport du maître Roger Lurel, détenteur d’humilité et surtout de science de la guitare, dépassant le stade d’interprète des œuvres des maîtres des XIVe à XXe siècles pour endosser aussi celui de compositeur remarquable. Aurore Ugolin (Mezzo-Soprano), Mylène Alexis-Garel (pianiste), Carole Venutolo (Soprano), Jean-Laurent Coezy (baryton-basse), Jean-Michel Lesdel (piano), il s’agit là de quelques musiciens parmi d’autres, lauréats des concours de sortie des conservatoires nationaux, ayant réussi à faire entendre leurs arts sur les scènes nationales et internationales.

A l’évocation de ces différents éléments, n’est-ce pas là le signe que des paramètres favorables sont réunis pour envisager des lendemains flamboyants pour la création musicale guadeloupéenne et pour le secteur économique qui en est rattaché ? Combien de temps faudrait-il encore patienter pour revivre les expériences des grands groupes musicaux du passé ? Quand allons-nous réunir les conditions d’accompagnement à l’émergence de nouvelles grandes formations et artistes pouvant être réclamées par la demande extérieure ? qu’est-ce qui freine la structuration des activités et événementiels culturels en filières pérennes pour former un secteur économique pesant lourd ?

Pour répondre à ces défis, il est certainement vrai que différentes ressources et actions doivent être mobilisées et déployées afin de permettre aux étincelles musicales de se transformer en flammes. Nous pouvons en citer juste quelques-unes.

Une première tâche stratégique est celle de la concertation et ensuite des choix dans le but de programmer annuellement les actions en matière de politique d’aménagement et politique culturelle. Une telle démarche de planification de l’action publique est utile pour rationaliser l’utilisation des deniers publics et fonder les décisions d’investissement. Elle rejoint l’objectif central du processus de concertation actuellement en cours à travers les débats du projet guadeloupéen. Elle relève quasiment de l’urgence impérieuse tant il est vrai que les pouvoirs publics locaux sont déjà sous la contrainte des dates butoirs pour fixer leurs orientations et décisions pour la période 2014-2020. La fin de la négociation qui fixera les montants des financements des prochains programmes opérationnels (PO) 2014-2020 est prévue pour le courant de l’année 2014. Autrement dit, le compte à rebours sur une période de quelques seize à vingt-huit mois est lancé pour construire le contenu du prochain PO, et donc la liste des projets éligibles. Sous la contrainte des incertitudes menaçant les niveaux des aides communautaires, le succès de la politique de développement régional exigera bien plus qu’avant l’optimisation d’une démarche de projets, en rupture avec la logique de guichet. Dans ce contexte, il va sans dire que les débats dans le cadre du projet guadeloupéen doivent être appréhendés comme des lieux de parole mais surtout comme des espaces de projet. C’est le moment d’établir ensemble les projets destinés à fixer les fondations du secteur économique de la culture : les objectifs, les partenaires, les activités et leur échéancier, le dispositif de suivi, etc.

Un dossier prioritaire qui devrait occuper les programmes de travail des décideurs locaux dans les mois et années à venir est celui de l’organisation de l’exportation des productions culturelles de l’archipel. Si les sols guadeloupéens sont pauvres en pétrole, minerais et autres ressources naturelles qui font les richesses de bon nombre de pays, il faut en revanche mettre les projecteurs sur les grands potentiels offerts par ses ressources culturelles qui demeurent encore sous valorisées. A titre d’exemple, l’on peut citer les possibilités dans le registre des comédies musicales. S’il faut établir un bilan d’étape des aventures qui nous ont été données de vivre avec les spectacles La rue Zabym et Solitude, il est honnête d’admettre le CQFD de Pascal Vallot dans cette activité rattachée à l’économie du spectacle vivant, celle de l’industrie des comédies musicales qui est un sous-secteur florissant dans une multitude de villes à travers le monde. Il convient aussi de rendre un vibrant hommage à la troupe Pawol a Neg Soubarou qui, avec ses créations (L’Arbre aux Masques, La confrérie des oiseaux, Paroles de vent/Lakakya, Le Costume, Demasiyaj, etc.), a initié la genèse de l’art théâtral en Guadeloupe. Pionnier dans cet art, Harry Kancel est depuis plusieurs décennies emprisonné dans sa quête d’esthétique pour la narration en beauté. Avec ses complices mais surtout Artistes multi-facettes, entre autres Jean-Michel Palin, Philippe Calodat, Harry Baltus, Esther Myrtil, ils œuvrent (dans leur coin ?) pour la montée en puissance de la filière de la comédie théâtrale. Au passage, il faut noter que sur le plan économique, cette composante de la branche du spectacle vivant est dominée par le monde de l’humour. Comment ne pas signaler que précisément, les spectacles du rire sont devenus une énorme industrie dans certains pays.

Un engagement nécessaire est celui de l’action visant à favoriser les progrès de la musique guadeloupéenne, c’est-à-dire le renouvellement de ses répertoires, l’accumulation de savoirs, le déploiement d’innovation dans la recherche musicale. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’il faille considérer toute la mesure des offres et demandes de partage formulées par de nombreux musiciens venant de différents coins du monde. Que faire concrètement ? L’heure n’est-elle pas venue pour confier à des artistes pionniers tels que Christian Laviso et Klod Kiavue, des missions de pilotage de processus de création fondées sur leurs propres expériences de gwoka moderne et gwoka fusion ? Le dispositif d’un orchestre régional est une formule particulièrement adaptée pour contribuer à cette pérennisation de la créativité. Des orchestres célèbres dans le monde le prouvent. C’est le cas de l’Orchestre national de jazz –ONJ- créé en 1986 en France, qui a connu une dizaine de périodes d’écriture et d’animation de projets qui ont abouti à une multitude de créations musicales et de cycles de formation de musiciens. Sur ce dernier point, n’oublions pas la gravité de l’absence de transmission dans certains cas. Lin Canfrin est parti avec tous les secrets de son art. Quasiment plus aucun musicien ne pratique le gwadlouka, cette batterie-ka inventé par Gérard Lockel. C’est le même constat pour des instruments tels que le trombone et la trompette. De même, c’est surprenant d’observer que le style guitare-ka soit joué par si peu de musicien…

De telles missions de pose des soubassements pour le démarrage d’activités dans les autres champs de la culture sont aussi les bienvenues. L’expérience du festival Caribulles est exemplaire de ce type de domaine où tout devrait être fait afin d’organiser l’installation d’un marché de produits, pouvant miser sur une école guadeloupéenne de bande dessinée affichant son identité. La filière des jeux vidéo, apparue dans la décennie 1980 et devenue l’un des sous-secteurs des industries culturelles les plus importants au monde, peut-elle naître dans l’archipel ? Depuis peu, le succès de cette industrie se manifeste par le fait que différents jeux vidéo, distribués sous les diverses plateformes (ordinateur, console de salon, console mobile et téléphone portable) font régulièrement mieux en termes de recettes que les blockbusters du cinéma. Le cinéma et la vidéo communication peuvent-elles mobiliser suffisamment pour permettre leur expansion en une filière économique respectable ? L’archipel qui ne manque pas de ressources littéraires et culturelles pourrait opter en faveur d’une production raisonnable dans les créneaux qui sont réellement à sa portée. Avec l’audiovisuelle, c’est l’occasion de souligner tous les efforts consentis par les collectivités locales. Nos propos seraient en effet incomplets sans l’objectivité d’évoquer les actions volontaristes des élus locaux pour la promotion des activités culturelles. Le Conseil régional qui est visionnaire en se positionnant dans l’émergence d’un pôle économique regroupant le cinéma et l’audiovisuel qui font partie de l’industrie du divertissement. Le Conseil général qui est un porte-drapeau solide, impulsant et accompagnant des initiatives culturelles depuis plusieurs décennies. La ville de Pointe-à-Pitre qui a déjà tant œuvré et réussi au niveau de l’action culturelle. D’autres communes et acteurs des pouvoirs publics locaux qui s’efforcent d’être présents dans ces domaines d’activité…

Toutefois, les défis posés par la nécessité d’un nouveau modèle de développement de l’archipel exigent d’optimiser l’efficacité de ces actions. Au-delà des lignes de budgets allouées au volet de la culture, il s’agit aujourd’hui, dans le contexte de raréfaction de l’argent public, de mieux faire. Il s’agit de fait de faire mais en pesant soigneusement l’arbitrage entre le quantitatif et le qualitatif, entre le court terme et le long terme.

Un dernier exemple d’opération indispensable à la structuration du secteur économique de la culture est celui de la mise en place d’un dispositif d’observation statistique et de veille dans les branches d’activité qui y sont affiliées. Le cas de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ) est très instructif et suffit amplement pour mettre en exergue le rôle et les enjeux liés au suivi de l’ensemble des données statistiques et autres informations relatives au monde de la culture (voir le site http://www.stat.gouv.qc.ca/observatoire/default.htm). Les missions de cet organisme ne visent en effet qu’un seul but, celui de la croissance et des progrès du secteur : « faciliter le transfert des connaissances au bénéfice des intervenants des secteurs de la culture et des communications ; faciliter les collaborations avec les unités ou les centres de recherche existants, notamment dans le milieu universitaire ; mobiliser de nouvelles ressources, notamment en offrant des services professionnels sur une base d’affaires ; documenter l’importance et le rôle de la culture et des communications dans la société moderne, et contribuer à la réflexion sur les grandes tendances internationales ». Avec une organisation administrative incluant huit comités consultatifs (arts visuels, métiers d’art et arts médiatiques; cinéma, audiovisuel et radiodiffusion ; disque et arts de la scène ; livre, littérature et bibliothèques ; multimédia ; patrimoine, institutions muséales et archives ; municipalités et administrations locales ; recherche universitaire), l’OCCQ a également la mission de formuler des recommandations en matière d’aide à la décision.

En guise de conclusion

Avec sa situation de chômage massif, exhibant des taux de l’ordre de 24% à 30% au niveau global et de plus de 50% chez les jeunes, l’archipel Guadeloupe pourra-t-elle continuer à se payer le luxe de l’inefficacité, de la sous valorisation, voire du gaspillage des ressources dont il dispose en grande quantité ?

La mer et le littoral constituent un domaine qui devrait enregistrer de plus grands nombres d’activités marchandes et d’emplois que ce qu’ils offrent aujourd’hui. Ayons l’objectivité de l’observation pour reconnaître que le rapport du guadeloupéen à la mer et son littoral est limité à quelques pratiques. S’agissant des activités marchandes, il est investi essentiellement dans les professions de la pêche (dans une tradition séculaire, avec une faible ouverture sur la modernisation des métiers) et du transport maritime inter-îles ; s’agissant des loisirs, il est utilisateur sous l’angle de lieu de détente, d’amusement et de sport. Or, les évolutions observées ailleurs quant à la place de la mer dans l’économie locale, en France Hexagonale ou dans le voisinage de la Caraïbe, sont révélateurs de formidables mutations qui ont vu la montée en puissance de l’espace maritime et côtier comme lieu de création de richesses, de valeur ajoutée urbaine et de diversification économique. Force est de constater que le Guadeloupéen, et plus largement le tissu économique de l’archipel, sont encore peu inscrits dans une vision d’investissement sur les services et métiers ainsi que les projets d’aménagement qui exploitent le vaste potentiel de la mer : transport en site propre, promenade en mer, activités sportives, autres activités récréatives et de loisirs, animations des ports et marinas, tourisme maritime, services liés à la plaisance, réparation et construction de bateaux, énergies marines renouvelables, pêche et aquaculture, fabrication des produits de la mer, transport maritime de marchandises et activités portuaires, etc.

La production locale détient incontestablement de multiples atouts pour substituer une large part des importations venant des quatre coins du monde. En épousant le fait que « consommer local » a des incidences directe sur la dynamique économique domestique, sur les emplois de nos connaissances, parents, cousins, frères et sœurs, il est temps de mettre en application un véritable dispositif destiné à optimiser la consommation des produits récoltés ou fabriqués dans les communes de l’archipel, amenant la population à prendre garde à ce que représente le pouvoir du choix dans l’acte d’achat.

Le tourisme qui pèse maigrement moins de 10% du PIB depuis plus d’une décennie. Il devrait certainement se renouveler autour de stratégies d’équipement pertinentes et d’acteurs porteurs d’innovations intelligentes. Il ne serait pas honnête d’affirmer que les élus locaux n’ont pas agi en faveur de la défense de la position guadeloupéenne sur les marchés touristiques. Mais n’est-il pas tout à fait correcte de diagnostiquer que les efforts ont été trop largement orientés vers des dépenses de consommation (campagnes de promotion, foires, salons, etc.) en ignorant malheureusement des investissements porteurs d’impacts positifs durables. En dehors des plages et des sites naturels, l’archipel Guadeloupe n’est-elle pas en grande souffrance d’infrastructures touristiques dimensionnées et équipées pour accueillir journellement des centaines de clients visiteurs (parcs à thèmes, parcs d’attractions, parcs aquatiques, musées, etc.) ? Est-ce hors de notre portée d’accéder à des aménagements intelligents du bord de mer urbain, véritables leviers d’attractivité sportive, culturelle et surtout commerciale ? A l’image du complexe Bayside à Miami ou encore le front de mer de la capital Ponta Delgada de l’île de São Miguel dans l’archipel des Açores, région ultrapériphérique comme la Guadeloupe, peut-on oser des « rêves économiques ambitieux » pour la façade maritime de la ville de Pointe-à-Pitre allant de la sortie Sud-Est, passant par la Darse et la Place de la Victoire, jusqu’au port de pêche de Lauricisque ? De l’état actuel de sous optimalité économique, il faut s’autoriser à chercher des marges de manœuvre pour opérer une véritable mutation de cette zone littorale, en interaction avec l’ensemble des quartiers et autres communes de l’agglomération pointoise. Au bénéfice de la population locale et du tourisme, cette démarche est transposable à d’autres territoires géographiques tels que la côte Nord ou encore Marie-Galante. Pourtant, la Guadeloupe est vraiment très loin de manquer de brillants architectes pour affronter les défis de l’esthétisation de ses espaces urbains.

C’est une certitude que la Guadeloupe est une terre de champions. Mais c’est aussi une réalité qu’elle n’est pas encore parvenue à se pourvoir d’un modèle économique octroyant au sport un rôle de moteur de retombées économiques. Par exemple, tous ces champions guadeloupéens, médaillés des jeux olympiques, champions du monde, stars mondiales,…, sont trop peu impliqués dans des initiatives localisées au sein de l’archipel. Pourtant leurs collègues étrangers et partenaires de club ou de compétition sont des pilotes de projets de développement sportif et économique dans leur pays. Il est précisément facile de consulter ces actions et d’établir un parallèle avec ce qui serait possible de faire ici.

Enfin, terminons avec notre dossier de la sphère musicale pour signifier encore une fois que les cris de cœur de Gérard Lockel, David Murray et Kenny Garrett doivent être entendus. Le débat actuel entre guadeloupéens est d’une grande importance. Acte pouvant amorcer le lancement d’un processus de renforcement du socle identitaire des guadeloupéens, il devrait constituer aussi un lieu d’identification des réponses à cette problématique essentielle de la stratégie d’actions pouvant conduire à des situations de progrès professionnels et économiques dans les sous-secteurs de la culture. Voir Michel Mado reconstruire son répertoire en optant pour une plus large place au gwoka moderne, il faut certainement appeler à l’encouragement. Suite à son concert inaugural d’un nouveau départ, marqué par les solos de hautes voltiges de Philippe D’Hui, les dialogues somptueux tambours-ka et batterie entre Claude Kiavue et Eric Danquin, la voix de Marly Melyon en révélation et en magie, le jeu époustouflant de l’invité mauricien Linley Marthe nouveau dinosaure de la guitare bass, il faut apporter des flots d’applaudissements. Enfin, en clôture de ce spectacle et aussi de notre propos, c’est tout en symbole que le senktet et son dernier invité Dominique Coco ont enflammé la scène au moyen d’une interprétation magistrale de Lien éternel, le poème de Georges Troupé qui clame tous les espoirs ancrés dans le patrimoine gwoka :

« Mizik la sa mésyé sé tan nou, i ja vwè otan mizè ki nou menm, …

Pa tini mwayen tiré-y an nou, pou nou i sé gété, tristès, soutyen menm, …,

Tonnè Gwo ka la pa ni malédsyon, …, Kouté jan sa bèl,sa sé on léwoz moso la sa… ».

1 Extrait du site français Les nouvelles du Jazz.