Quel avenir pour la presse?

— Par Caroline Constant —

journalisteÀ quoi sert un journal ? Dans une société 
où les informations se succèdent à la vitesse de l’éclair, 
par le biais des portables, des tablettes et des ordinateurs, est-il encore nécessaire de s’échiner à fabriquer du sens ? Pour Antoine Perraud, journaliste 
à Mediapart, Frédéric Bonnaud, directeur de la rédaction des Inrockuptibles et Patrick Le Hyaric, directeur 
de l’Humanité 
et député européen, la réponse est inscrite dans les textes de nos aînés : le journalisme doit être engagé et responsable.

Crise du journalisme, crise de ce métier dans notre société, ou crise de la société qui se répercute sur les titres ? Charles Silvestre, président honoraire des Amis de l’Huma, a introduit le débat, et demandé à Antoine Perraud, Frédéric Bonnaud et Patrick Le Hyaric « comment la presse peut faire face, devant les problèmes sociaux, culturels, politiques, économiques et moraux de notre société ? » Antoine Perraud, de Mediapart, qui a beaucoup travaillé sur le procès de l’assassin de Jaurès, Raoul Villain, en 1919, a expliqué les fondements de l’engagement journalistique de Jaurès, exposés dans son premier éditorial de l’Humanité⋅ Selon Jaurès, un « vrai journaliste, raconte Antoine Perraud, doit développer la démocratie et la raison dans les consciences, faire barrage à la violence, informer et éduquer, pour assécher la barbarie »⋅ Mais à condition « de s’appuyer sur une indépendance économique nécessaire ». « Il faut être à la fois radical et anti-automatique, engagé mais attaché à la vérité, fût-elle déroutante. ». Ce qui ramène Antoine Perraud à 2014, où « le journalisme se transforme en distributeur d’éditoriaux automatiques : on met un euro dans la fente, et on reçoit un gobelet de Zemmour, ou de Joffrin. Or, ces journalistes, avant de se répandre en invectives et en présupposés idéologiques, devraient examiner la matière, quitte à changer d’avis ».

Comme Jaurès devant 
l’affaire Dreyfus

Car le journaliste ne doit pas hésiter à « revoir sa copie », comme Jaurès devant l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme, les affaires coloniales, la laïcité… En gros, prône Antoine Perraud, un journaliste devrait toujours avoir en tête d’abord « la primauté de l’humain », puis « l’absolue nécessité du progrès social ». Aujourd’hui, « ces deux impératifs sont foulés aux pieds ». Le journaliste doit « dire non », édicté par Jaurès, avec « du courage, du courage, du courage ».

Frédéric Bonnaud, des Inrockuptibles, lui a succédé. Pour lui, « la crise du journalisme est un des éléments de la crise de civilisation. Il arrive aux journalistes ce qui est arrivé à plein d’autres corps de métiers : nous nous demandons si on a encore besoin de nous. Car, à part Mediapart, les journaux et les journalistes peinent à trouver leur place dans ce monde et cette civilisation ». « On a l’impression que les sources sont de plus en plus nombreuses. L’information est partout continue, elle nous fracasse. Mais, en réalité, elle est de moins en moins diverse et plurielle », remarque-t-il. Pour le critique de cinéma, Twitter et Facebook participent-ils du pluralisme d’opinions et de points de vue ? « Non, répond-il, c’est l’inverse. » En prenant l’exemple du livre de Valérie Trierweiler, Merci pour ce moment, il montre l’hypocrisie des médias, qui ont tous crié « à l’infamie » : « Hypocrisie suprême : ce livre est infâme, alors discutons-en », sur tous les plateaux de télévision et de radio, jusqu’à la nausée, ironise le journaliste. « Or, si le journaliste a un rôle jaurèsien, ce serait de rompre l’union sacrée du conformisme qui consiste à tous dire la même chose au même moment sur le même objet. » Et aussi à ne pas travailler sur des présupposés : loin de Paris au moment des frappes d’Israël contre Gaza, cet été, Frédéric Bonnaud a eu le sentiment, avec « le bruit dominant des médias, que Paris était à feu et à sang ». « Peu à peu, et parce que les journalistes ont travaillé, la tonalité a changé, et tout ce qu’on avait raconté se dégonflait sous nos yeux. » Il dénonce : « Quand tout le monde dit la même chose au même moment, ce n’est pas un complot, mais du conformisme. Et c’est là que l’enquête commence. » Il est donc urgent « de travailler contre ce bruit dominant, et amener la contradiction et le pluralisme là où il y en a de moins en moins ».

Pour Patrick Le Hyaric, de l’Humanité, la crise profonde de notre société induit la crise de la presse. « Je vais vous dire quelque chose d’assez dur, prévient-il : on est passé d’un journalisme où il y avait de la contradiction, de la controverse, à une nouveauté : la consanguinité entre les grands médias, qui appartiennent à ceux qui sont dans l’immobilier, la vente d’armes, les banques. Les équipes de rédaction ne sont pas libres. Je ne conspue pas tel ou tel journaliste, parce que je sais qu’il a eu une commande de sa hiérarchie. » Autre consanguinité, souligne le député européen : les relations troubles entre politiques et journalistes, comme en atteste justement le livre de Valérie Trierweiler. Exemple encore avec Gaza, mais aussi « la grève des cheminots », au printemps dernier où les médias ne se sont jamais intéressés au fond du problème, mais ont répandu la rumeur « que les lycéens ne pourraient pas passer le bac. Ça a eu un impact, et ça a sorti les gens de la question de l’intérêt général ». « La presse écrite tente des décryptages », mais le bruit de fond mélange tout, et « rend incompréhensibles les conflits en cours ».
La crise profonde de la société 
induit celle de la presse

Pour lui, « la crise de l’avenir de l’être humain, qui est une crise anthropologique, que l’on doit relier à une crise écologique de haute intensité, est trop sous-estimée ». « Tout ceci est en train de se percuter », alarme Patrick Le Hyaric. « Je considère que les nuées qui sont en train de se porter dans le monde sont extrêmement dangereuses. Tout ceci a une odeur de pétrole et de gaz, l’odeur de l’argent et des guerres. » Mais nous ne devons pas « nous résoudre à la fatalité ». Cette situation « nous oblige à avoir des journaux de qualité ». Mais en étant confrontés à un problème de public. « Quand le journal de David Pujadas (sur France 2) tient dans une page de l’Humanité », lui touche quatre millions de personnes, et « nous 50 000 lecteurs, soit environ 200 000 personnes par jour ». Des entreprises passent des contrats avec des chaînes d’info continue, qui balancent toute la journée leur petite musique « Radio Capital ou Télé Medef », assure Patrick Le Hyaric. « Lorsqu’on finit sa journée, on a le sentiment d’être informé, mais les médias ont créé les conditions pour ne pas être citoyen. » D’où l’importance de lire la presse, qui tente encore d’être ambitieuse. Certes, note Antoine Perraud. Mais même si le journaliste « est en service commandé peut-il se considérer comme un mercenaire » ? Pour lui, la réponse est non : « Un journaliste doit savoir d’où il parle, d’où il écrit. »

« Nous revenons vers des temps incertains et indomptables », s’alarme Antoine Perraud, en reprenant un parallèle entre 1914 et aujourd’hui. Et « le journalisme, c’est d’abord s’opposer à la guerre qui vient. Car aujourd’hui on sent plutôt venir la guerre que la révolution ». Lui se prononce pour une totale indépendance de la presse, comme à Mediapart, car, dit-il en citant Jaurès, « un journal n’est libre de son action nationale ou internationale qu’à la condition de rejeter les subventions ». Frédéric Bonnaud est plus nuancé : « Il faut retrouver des lecteurs pour se passer de subventions et de propriétaires. » Mais cela ne suffit pas, comme en témoigne l’affaire Cahuzac, où Mediapart avait des preuves absolues de son compte en Suisse. « Il a été pris en flagrant délit de mensonge. » Et, remarque-t-il, « les journalistes qui ont sorti l’affaire du Watergate n’avaient pas la moitié des preuves que détenait Mediapart sur Cahuzac. Or, tous les médias se sont mis à crier : “la preuve ! la preuve !”. Personne ne voulait entendre. C’est terrifiant pour un journaliste. Si Cahuzac n’avait pas été contraint et forcé aux aveux, l’existence même de Mediapart aurait été menacée. On les aurait accusés de se faire enfumer ou d’avoir fabriqué un faux ». Il dénonce ce type de réaction moutonnière, qu’il voit comme « un tournant à droite, une hégémonie culturelle qui a largement attaqué, voire gagné, dans les médias ».
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