Quand le cinéma nous parle des femmes

Kenji Mizoguchi : « La Rue de la Honte »

Karim Aïnouz : « La Vie invisible d’Eurídice Gusmão » 

— Par Janine Bailly —

Le cinéma, en plus d’être un art à part entière sait aussi défendre des causes essentielles, que ce soit – comme on a pu le voir récemment sur les écrans de Madiana – au Japon, au Brésil, au Bangladesh, ou sous tous autres cieux… Que ce soit chez Kenji Mizoguchi, dont « La Rue de la Honte » paraît en 1956, ou chez Karim Aïnouz qui en 2019 reçoit à Cannes le prix Un certain regard pour « La Vie invisible d’Eurídice Gusmão », les femmes visibles ou invisibles sont au centre du sujet, au centre de l’image, au centre des discours : ces films l’un comme l’autre, défenses illustrées et vivantes de la cause des femmes, sont empreints d’un féminisme intelligent, lucide et dénué de tout sectarisme.

Kenji Mizoguchi observe, en un noir et blanc triste et lumineux, tragique et glacé, cinq des femmes qui vivent dans une maison de tolérance, située au quartier des plaisirs de Tokyo. Des femmes qui se vendent aux hommes, agrippant les passants dans la rue, se suspendant à eux tant la concurrence est rude, dans l’espoir ténu de gagner quelque argent. Chacune rêvant d’échapper à sa condition, d’aucunes pensant trouver un moyen de s’enfuir vers une vie meilleure, mais celle-ci qui croyait s’en sortir par le mariage, parce qu’elle est traitée en esclave ménagère reviendra bien vite se réfugier auprès de ses sœurs en prostitution. Désir de renaître ailleurs que dans cette institution bien ou mal nommée « Le Rêve », encore que l’inquiétude naît lorsqu’une loi interdisant cette activité est sur le point d’être votée. Car où aller, que faire quand on est piégée par les dettes à rembourser aux tenanciers, couple avide – mais quelque part aussi protecteur ? – qui lui même n’a pas d’autres gains à son horizon ?

Sans porter de jugement, Mizoguchi dresse au travers de ces femmes le portrait d’une société d’après-guerre traumatisée, hypocrite, régie par l’argent et qui laisse ses pauvres, d’autant plus si elles sont femmes, dans un grand dénuement. Il y a la mère, qui s’est prostituée pour assurer l’avenir d’un fils, et sans une once de pitié il la rejettera à ce qu’il croit être son indignité ; la jeune femme en charge d’un bébé et d’un mari tuberculeux, et lorsqu’on les expulsera elle dira qu’ils « ne peuvent quand même pas se suicider » ; cette autre qui joue la comédie de l’amour à un client épris, espérant lui soutirer assez pour libérer son père de prison, et le pauvre amant ira jusqu’à voler à son patron les sommes demandées. Enfin la dernière venue, en rupture de ban, qui cache derrière son cynisme et sa fascination pour l’Amérique un vrai déchirement, elle qui a fui rejetant la tyrannie d’un père soucieux seulement de son propre « honneur » ! Terrible est ce dernier plan de cette autre toute jeune fille, que l’on apprête et maquille, et qui en amorce dans l’image regarde, entre curiosité et répulsion, ce qui sera désormais le cadre de sa vie ! 

 

Autre lieu pour une histoire que le réalisateur contemporain Karim Aïnouz situe dans les années cinquante, histoire qui donc est contemporaine de celle contée par Mizoguchi. Même poids de la société sur les femmes. Même toute puissance des pères sur les filles. Mêmes difficultés à vivre libres, indépendantes, à ouvrir son chemin quand la pauvreté guette, que les pères brisent vos rêves d’avenir, que les mères s’inclinent, et que les séducteurs vous engrossent – soldat américain au Japon, marin grec au Brésil – avant de vous abandonner, toutes aspirations au grand amour effondrées ! Le film La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, adaptation d’un roman de Maria Batalha, est tourné à Rio de Janeiro, et des plans de coupe sur le relief débridé, le Corcovado en majesté, rappellent notre petitesse face à une nature somptueuse mais indifférente au sort des humains.

En séquence d’ouverture, les deux sœurs Eurídice et Guida, dont nous allons découvrir le destin, escaladent la montagne, prises au cœur d’une nature exubérante, effrayées d’être l’une de l’autre séparées. On les retrouvera, leurs deux profils côte à côte face à la mer, en fin de film, mais l’essentiel de l’histoire se déroule dans des intérieurs aux teintes fauves, granuleuses, comme sur d’anciennes photographies. Et des murs ocres suinte une sorte d’agressive sensualité. Sensualité, mais attrait bestial de l’homme imposé pour la femme, dans une scène de nuit de noces plus proche du viol que de l’acte d’amour. Violence des images, presque insupportable alors, démultipliée par les cris gutturaux échappés au mâle ! Et Eurídice, qui lors de la cérémonie, si belle en sa robe de mariée a follement dansé comme pour exorciser le mal à venir, verra peu à peu mourir son rêve de célébrité, ses dons incontestables de pianiste décriés, niés par un mari autant que par un père, son désir d’émancipation à jamais proscrit. Ses deux grossesses non désirées la confinant à son rôle exclusif de mère, dans un geste de révolte et de résignation, elle brûlera elle-même le piano, instrument porteur de ses espoirs. Lui restera chevillé au cœur le désir de retrouver sa sœur Guida, son double, sa presque semblable.

Mais Guida, plus audacieuse, plus sensuelle et plus libre, toute jeune a pris en secret la fuite sur les pas d’un beau marin grec qui s’avérera bientôt être un mufle, et quand elle voudra chez ses parents enceinte revenir, le père la bannira, figé dans son intransigeance, son sens ridicule de l’honneur, sa dignité qu’il croit bafouée ! Toute leur vie, Eurídice et Guida souffriront de cette moitié d’elles-mêmes arrachée ; elles vivront sans le savoir non loin l’une de l’autre, mais par les mensonges paternels, par la dissimulation faite des lettres de Guida, par les vicissitudes d’une vie où il faut toujours se battre, elles seront condamnées à ne pas se revoir. L’une pourtant, par-delà la mort retrouvera la trace de celle qui lui aura tant manqué ! Un dénouement très beau, où renaît l’espoir, où triomphe dans les yeux vieillis mais toujours vifs d’Euridice – prodigieuse Fernanda Montenegro – la force des sentiments quand ils ont été si vrais, et fondateurs.

Deux films donc, l’un à revoir, dernier du maître japonais Mizoguchi avant sa mort ; l’autre à découvrir,  après Madame Satã par exemple, du réalisateur brésilien Karim Aïnouz, à une époque où les exactions d’un certain Bolsonaro menacent et l’émancipation des femmes, et la liberté du cinéma !

Fort-de-France, le 21 décembre 2019

« La Vie invisible d’Eurídice Gusmão » : à voir le jeudi 26 décembre en séance VO à 19 heures à Madiana