Quand des députés de la République légitiment le permis de tuer

—Par Yann GALUT, député PS du Cher, fondateur et porte-parole de la Gauche forte; Patricia SCHILLINGER, sénatrice du Haut-Rhin, fondatrice et porte-parole de la Gauche forte; Mehdi Thomas ALLAL, délégué général de la Gauche forte.—

permis_de_tuerDes responsables de la Gauche forte dénoncent la virulence des attaques dont les institutions garantes du respect de l’ordre font l’objet.

«L’affaire du bijoutier de Nice» en dit long sur l’état de notre société et les comportements inacceptables de l’UMP «buissonnisée».

Un fait divers devenu viral

Le fait divers dramatique occupe ainsi la première place dès le soir du 11 septembre, avec des reportages sur toutes les chaînes nationales et d’information continue, un duplex organisé devant le commissariat, un microtrottoir où la colère des habitants est filmée, un sujet sur les braquages de bijouterie, une reconstitution en 3D de la scène du crime…

L’effet boule de neige est indéniable. La complexité de l’affaire n’a pas toujours été abordée les premiers jours, l’aspect émotionnel et le point de vue du bijoutier faisant l’objet d’une mise en valeur particulière : témoignages de bijoutiers braqués le jeudi, puis le vendredi soir — dont le trouble face à leur souvenir des faits ne pouvait que susciter l’empathie —, analyse des faibles «risques» de peines encourues par le bijoutier… Tout conduisait le téléspectateur à s’identifier à cet artisan, qui n’aurait fait que réagir légitimement à une agression très violente.

Le second temps de la manifestation du soutien, viral, se fait via Facebook. Un jour après les faits, vers 15 heures, ils sont déjà 50 000. Quelques heures plus tard, 100 000 ; le lendemain soir 700 000 ; le surlendemain, la barre du million est franchie. Depuis, cette croissance, qui était exponentielle pendant 72 heures, s’est nettement ralentie mais le nombre de «j’aime» continue d’augmenter.

Au-delà de la quantité de «like», geste aisé qui ne permet pas de mesurer l’intensité de l’adhésion et de l’engagement, ce sont les commentaires qui sont les plus symptomatiques de l’ampleur du mouvement et de la capacité de ce fait divers à attirer la sympathie, ainsi qu’à déclencher les réactions les plus violentes.

L’allégorie du bijoutier plus que celle du coupable d’un crime

Il est intéressant de remarquer que le bijoutier est rarement mentionné par son nom et son prénom. Il n’est plus Stephan Türk : il est «le» bijoutier de Nice, le seul, l’unique, l’allégorie du bijoutier. Il représente le ras-le-bol, le malaise social. Il devient la manifestation du «courage», de ce que tous ceux qui sont confrontés à la violence et au vol rêveraient de faire, celui qui a agi face à la prétendue inaction des pouvoirs publics, celui qui a dit «non» au racket, celui qui a refusé l’humiliation pour s’ériger en «vengeur». Faire justice soi-même.

Le fait qu’il ait commis un meurtre, qu’un second crime dont il est à l’origine ait doublé le premier dont il est victime, devient accessoire. Il est le bijoutier de Nice, héros des temps modernes, arraché à son humilité de commerçant laborieux.

Son geste, sa «liberté», son acte dénué de toute forme de contrôle sur soi — le bijoutier a tiré dans le dos de l’individu à plusieurs reprises — représente une forme d’exutoire à la frustration. Il est l’individu sans complexes, faisant fi des contraintes pesantes du droit, agissant en toute spontanéité.

Il est l’inconscient de la France «moyenne» qui souffre de la délinquance, une France à laquelle tout un chacun est capable de s’identifier. Dès lors, la récupération politique devient un jeu d’enfant pour celui qui ose instrumentaliser ce qui était à l’origine un malheureux fait divers.

L’entrée en jeu du politique : la récupération malsaine

A Nice, M. Estrosi est confronté à un FN de plus en plus fort ; il brasse désespérément l’actualité pour se mettre en scène. Cet événement est du pain bénit pour celui qui, fait divers après fait divers, affiche sa proximité avec les «victimes», son acharnement contre les «malfrats», dans une dialectique manichéenne : les gentils contre les méchants. A Nice, comme à Marseille, l’exploitation du fait divers pour remettre la question de l’insécurité au centre du débat est une stratégie de l’extrême droite que la droite traditionnelle tend de plus en plus à s’approprier.

Se montrer ferme et inflexible face à la délinquance est certes nécessaire, le gouvernement et Manuel Valls le démontrent chaque jour ; mais s’immiscer dans les affaires de la justice en prenant position, alors qu’on est le «premier magistrat» de la ville, introduit la confusion. Avec Christian Estrosi, le bijoutier de Nice perd sa dualité, il n’est plus à la fois victime et à l’origine d’un meurtre, il est simplement un commerçant qui a eu un geste «de désespéré».

Le désespoir excuserait l’acte du bijoutier — qui ne peut juridiquement pas s’apparenter à de la légitime défense. Il permet néanmoins à un élu, ceint de son écharpe tricolore, de se rendre à une manifestation de soutien, en compagnie de ceux qui dénoncent la justice de notre pays, sous prétexte que celle-ci commettrait une faute en le mettant en examen. Il est pourtant assurément meurtrier et détenteur, selon le procureur, d’une arme en toute illégalité. Qu’importe, M. Estrosi manifeste.

En lui apportant de nouveau le mardi 17 septembre 2013 son «soutien moral», au sein de l’enceinte de l’Assemblée nationale, le maire de Nice a renouvelé la faute morale grave qu’il avait commise, doublée d’une faute juridique, en utilisant cet événement pour dénoncer la réforme pénale en cours. Oubliant que la peine probatoire ne concerne pas les délits passibles de plus de cinq ans d’emprisonnement, à commencer par les crimes comme le vol à main armée, M. Estrosi croit trouver dans le projet de la garde des Sceaux une cause directe.

Quand le discours droitier encourage l’autodéfense et la violence

Cette affaire n’est pas la première à faire l’objet d’une récupération de la sorte, à offrir une scène pour les dithyrambes politiques d’élus en perte de repères. Elles se multiplient depuis les derniers mois et pourraient bien se poursuivre si personne ne se dresse pour dénoncer des comportements politiques aussi irresponsables.

A Croix, à proximité de Lille, le maire UMP Régis Cauche annonce déjà qu’il soutiendra celui qui commettra un «dérapage», «l’irréparable» sur un Rom, ceux-ci n’ayant «rien à faire à Croix». Cette incitation à la haine, moment d’égarement, est inacceptable, tout comme celle de M. Estrosi qui considère qu’on peut légitimement tuer.

Non, le «désespoir» ne peut excuser l’inexcusable, ni l’émotion prendre le pas sur la raison en matière judiciaire : la justice doit s’appliquer partout sur le territoire et de façon égale pour tous. Nul ne saurait être à l’abri des lois : commettre un homicide, fut-ce contre un «malfrat» récidiviste, est un règlement des conflits extrajudiciaire. Nous ne sommes pas au Far West ! Dans toutes les civilisations, l’Etat de droit s’est construit en faisant évoluer la vengeance privée vers une justice publique.

La porosité entre M. Estrosi — qui accepte la violence mortelle contre les criminels — et le Front national, qui prône un référendum destiné à rétablir la peine de mort, est réelle. Le parallèle avec la droite dure américaine est aisé : prônant l’autodéfense, elle encourage la détention d’armes à feu par les particuliers et leur usage en cas de besoin. Chaque année, les quelques 300 millions d’armes à feu en circulation aux Etats-Unis seraient à l’origine de 30 000 morts. L’affaire Trayvon Martin, où la légitime défense a également été invoquée pour justifier un crime contre un jeune homme qui avait «l’apparence» d’un délinquant, devrait pourtant servir de leçon.

Le bijoutier, lorsqu’il a tiré, n’était plus menacé. Mais il est devenu lui-même une menace, pour les passants dans la rue et plus largement pour la société. Quelle aurait été la réaction de M. Estrosi si une balle perdue avait tué un enfant ? En s’érigeant en «justicier», il nie l’ordre public. Prendre sa défense revient à se positionner dans une posture de refus du rôle salutaire de la justice.

Il n’appartiendra en effet qu’aux juges de déterminer la part de responsabilité du bijoutier dans l’affaire. Laisser faire la justice qui ne fait qu’appliquer la loi, votée par des députés comme M. Estrosi, est la moindre des choses que l’on puisse attendre d’un élu de la République soucieux du respect de la séparation des pouvoirs.

La Gauche forte constate la virulence des attaques dont les institutions garantes du respect de l’ordre font l’objet, de la part de députés de droite qui dénoncent parallèlement la hausse de l’insécurité. En ne respectant pas les juges et la Justice, en usant de l’espace de parole dont ils disposent légitimement en tant qu’élus, ils contribuent au délitement de l’ordre dont ils se devraient d’être les premiers défenseurs.

Cette affaire est révélatrice de la dérive d’une partie de l’UMP qui adopte de plus en plus des discours antirépublicains. Malmener les juges était devenu l’un des passe-temps favoris de Nicolas Sarkozy, cette pratique s’est banalisée. Dans le but de séduire ceux qui souffrent de l’insécurité, les ténors de l’opposition sont prêts à accepter de légitimer des comportements illégaux. Non, le permis de tuer n’existe pas encore.

Notre devoir est d’empêcher que le non-droit puisse être rendu acceptable par des responsables politiques ! Pour commencer, il importe de faire preuve de recul pour appréhender cette situation qui est loin de se résumer à une opposition binaire multirécidiviste/victime et de condamner fermement ceux qui défendent les comportements antirépublicains et antisociaux de la vendetta et de la loi du Talion.