PULL! ou de l’ironie aux Antilles

Texte et mise-en-scène de Hervé Deluge

—par Daniele Daude —
pullD’une perspective théátrologique une pièce mise en scène par son auteur suscite de premier abord une certaine méfiance. Le texte, la dramaturgie et la mise-en-scène étant ici liés par une même personne dans des exercices historiquement et artistiquement distincts un regard critique devra interroger tant l’autonomie que l’équilibre des genres. Les composantes théâtrales devant être considérées aussi bien séparément que dans leur interdépendance globale il convient d’interroger les constructions dramaturgiques (texte, musique, conception scénique, régie lumières, chorégraphie etc.) aussi bien dans leur rapport aux thématiques abordées et que dans les moyens scéniques déployés pour y répondre. Car enfin pourquoi l’auteur et metteur-en-scène Hervé Deluge réussirait-il là où Igor Stravinsky ou Richard Wagner ont échoué ? Ceci posé nous proposons une approche de « PULL ! » sur ses trois niveaux de compréhension théâtrale : la dramaturgie, la mise-en-scène et la performance.
Le dramaturge Deluge opte pour un huis-clos à deux personnages. Une forme délicate à manier tant sur le plan rythmique que par rapport aux références connues auxquelles elle fait appelle (cf. Sartre, Beckett etc.). Cependant le huis-clos permet une certaine liberté thématique et stylistique ainsi qu’un développement figural poussé. Reste donc à déterminer l’emploi qu’il en est fait ici : deux tueurs à gages attendent les instructions de leur hiérarchie dans les décombres d’un théâtre. Ils passent le temps en parlant de leur travail, de la pègre mais surtout des femmes. Maya l’abeille lance le thème en parlant de sa femme, qu’il bât. Nounours répond par un éloquent monologue sur le désir charnel et le mensonge de l’Amour inventé par des poètes « tous pédés ». On comprend rapidement que Nounours a ptp l’amant de la femme de Maya. Bien plus tard on comprendra que Maya l’a toujours su. Les noms des personnages (« Nounours » et « Maya l’abeille») peuvent être appréhendés d’abord comme un clin d’œil aux genres policiers et plus particulièrement à Quentin Tarantino. Cependant le choix des noms permet avant tout de situer les personnages dans leur posture dramatique globale: si le nom de « Maya l’abeille » fait d’abord sourire « elle » n’en reste pas moins un insecte dont l’unique piqure signifie la mort par arrachement de l’abdomen (contrairement à la guêpe) et qui, dans l’imaginaire collectif, est associé au travail organisé et efficace. C’est en effet Maya qui tue le Canard (lui-même vengé par la Baleine) et son co-équipier. Nounours, lui, est ancré dans la langue. Il parle bien, il sait raconter et déclamer les histoires mais il n’agit pas. Un personnage tragique qui, à défaut de posséder un quelconque pouvoir, se raccroche à une autorité utopique rendue possible par l’acceptation consentie de son unique sujet. Cependant le personnage est construit de façon suffisamment ambivalente pour autoriser plusieurs grilles de lecture (ex. « petit chef » aux Antilles, tueur au grand cœur, dialectique hégélienne du maître et de l’esclave etc.). Sur le plan thématique le sujet omniprésent des femmes permet certes d’introduire quelques traits de caractère des personnages cependant le sujet ne semble être qu’une façade dramatique pour traiter d’autres thèmes de société bien plus brûlants. Parmi eux les rapports entre les hommes Noirs et les femmes Blanches, la violence de classe dans les relations humaines, la construction de la race aux Antilles et en contexte blanc ou encore les rapports de force et de domination dans le travail comme en amitié. Des sujets au potentiel explosif qui, abordés de façon superficielle peuvent facilement devenir des caricatures ou dans le pire des cas des instruments de propagande au service des idéologies dominantes. A ces problématiques sensibles Deluge répond par l’ironie. Ici les mots d’esprit et blagues en tous genres permettent de rythmer le flux dramatique d’une part et d’autre part de proposer des digressions divertissantes qui accrochent et orientent les moments d’attention du public.
Le metteur-en-scène Deluge construit un espace gênant au sens où les comédiens ont une difficulté physique à évoluer dans un environnement rempli d’objets encombrants (piano à queue sur la gauche, roue de cirque et grande échelle en fond de scène, cabine à demi-rideau sur la droite, blocks et projecteurs en avant scène etc.) et dont l’inventaire exhaustif pourrait à lui seul faire l’objet d’une analyse sémiotique. Nous en resterons donc à l’observation d’un espace à la fois hostile et ludique pouvant servir ou desservir les personnages qui l’habitent. Plus que l’entrée dramatique c’est l’entrée scénique qui détermine le positionnent de la pièce et des personnages en ce qu’elle constitue le premier point d’orientation du public duquel perception et critique vont être élaborées. Après un prélude acoustique constitué de bruitages vocaux autour de la proposition centrale « le théâtre » la pièce s’ouvre pompeusement sur les musiques de Mission : Impossible (Lalo Schifrin) et New York, New York (Kander et Ebb) dans une interprétation de cuivres très singulière. Le ton sera à la dérision comme le confirment les arrangements de In the Mood (Glenn Miller) interprété par une trompette agonisante ou encore de I Feel Good (James Brown) avec une trompette soliste au son labile et volontairement trop basse. La dramaturgie musicale est ici fonctionnelle dans le sens où la musique est utilisée pour séparer les scènes juxtaposées. Les personnages en revanche ne semblent être autre chose qu’une illustration du texte. Nounours et Maya constituent en effet par leurs costumes, coiffures, maquillage ou postures corporelles un ensemble de références massives à l’univers de Tarantino dans les années 90 (cf. Reservoir Dogs, Pulp Fiction). Sur le plan performatif les comédiens Ruddy Sylaire (Nounours) et Christian Charles Denis (Maya l’abeille) proposent tant par leur jeu que par leur physique deux entités très différentes. Partant d’un déséquilibre où le comédien Sylaire domine par le texte et la présence scénique nous assistons à un rééquilibrage des rôles tout au long de la pièce. Le comédien Charles Denis au départ dans une posture raide et agitée va progressivement ralentir et focaliser ses déplacements illustrant d’une part l’ascension au pouvoir lente et organisée du personnage de Maya et incarnant d’autre part le changement de dynamique du duo.
Si sur le plan dramaturgique « PULL ! » est une pièce bien construite, la mise-en-scène en revanche est réduite à un rôle d’illustration du texte ce qui n’est pas sans poser problème. En effet elle « colle » stylistiquement et esthétiquement au texte renforçant une lecture linéaire et empêchant un développement thématique sur plusieurs niveaux. Ici l’intervention courte mais remarquée de la livreuse de pizza proposant une chorégraphie de pom-pom-girl sur l’air de Barbie Girl (Aqua) peut être considérée comme le climax dramatique et scénique de la pièce. La mort de l’unique figure féminine par double assassinat d’une équipe provisoirement ressoudée pour l’occasion est un geste audacieux qui doit son succès au maniement habile de l’ironie en contexte antillais.
« PULL ! Comédie douce – amère »

Compagnie Île Aimée avec Nounours Ruddy SYLAIRE Maya l’abeille Christian CHARLES DENIS
Daniele DAUDE (Dr. phil) est docteure en études théâtrales (Freie Universität Berlin) et en musicologie (Universté Paris 8). Ses recherches portent sur l’histoire de la mise en scène opératique, la sémiotique théâtrale et les théories de la performance. Depuis 2008 Daniele DAUDE enseigne à l’université (Humboldt Universitât, Universitât der Künste). Elle a publiée de nombreux essais, analyses, monographies et traductions.

http://www.danielegdaude.com/

http://www.transcript-verlag.de/ts2493/ts2493.php

http://kritisch-lesen.de/autor_in/dr-daniele-daude

http://operaco.blogspot.de/