— Tribune du Comité Devoir de Mémoire Martinique —
La question est limpide pour notre communauté antillo-guyanaise :
quelle mémoire choisissons-nous de célébrer pour notre avenir ?
Il n’est pas anodin que cette question ressurgisse aujourd’hui, alors que de jeunes Martiniquais comparaissent devant la justice pour avoir déboulonné des statues coloniales.
Leur geste, qu’on voudrait réduire à un acte de vandalisme, interroge en réalité quelque chose de beaucoup plus profond : le rapport que notre société entretient avec sa mémoire, avec son passé, avec la manière dont elle choisit d’honorer ou d’ignorer.
Depuis plus de trois siècles, la dignité du peuple martiniquais a été niée, marchandisée, puis confinée au silence.
Lorsque l’esclavage fut aboli, la France indemnisa les anciens planteurs, jamais les esclaves affranchis.
Et comme un second châtiment, on enjoignit aux survivants d’oublier : oublier les chaînes, oublier les supplices, oublier les siècles d’humiliation.
L’histoire officielle, dès lors, fut écrite sans eux, et l’espace public modelé à l’image des maîtres d’hier.
Nos places, nos avenues, nos statues, nos écoles ont ainsi longtemps célébré non les vaincus qui se redressèrent, mais ceux qui les avaient écrasés.
Et pendant que les figures du mépris ornaient nos jardins, les noms de nos héroïnes et de nos héros demeuraient relégués aux marges, murmurés dans les veillées, transmis en silence.
Or, il faut le rappeler : l’histoire n’est pas la mémoire.
L’histoire établit les faits, elle observe, elle décrit.
La mémoire, elle, est un choix politique : elle dit ce que nous décidons d’honorer, ce que nous voulons transmettre, ce que nous voulons devenir.
Choisir une mémoire, c’est choisir une direction pour l’avenir.
C’est pourquoi ceux qui accusent ces jeunes de “ne pas respecter l’histoire” se trompent d’enjeu.
Ces jeunes ne l’ont pas niée, ils l’ont réveillée.
Ils ont rappelé, par leurs actes, que notre espace public ne peut pas éternellement refléter la domination et le silence.
Ils ont mis en lumière le décalage douloureux entre les valeurs proclamées et les symboles affichés.
Le Comité Devoir de Mémoire Martinique n’approuve pas la destruction pour la destruction, mais il comprend le cri qu’elle porte.
Car ce cri rejoint celui que nous formulons depuis des décennies : la nécessité d’une mémoire de dignité, d’une mémoire active, vivante, réparatrice.
Une mémoire qui ne glorifie plus les offenseurs, mais les résistances, les femmes et les hommes qui ont tenu debout face à l’indignité.
De cette exigence sont nés plusieurs projets portés par notre Comité, que nous rappelons aujourd’hui comme des horizons à construire.
Le Mur de la Dignité
Un monument où seraient inscrits les noms de celles et ceux que l’histoire a réduits à des matricules : les esclaves de la Martinique, réhabilités dans leur humanité.
On y lirait leurs prénoms, leurs lieux d’origine, les habitations où ils furent contraints de servir, les supplices qu’ils subirent.
Ce mur serait à la fois tombeau, miroir et leçon : un espace de vérité qui restituerait à nos ancêtres ce que l’histoire leur a confisqué — leur nom et leur dignité.
Le Projet de Mémoire Nomade
Un itinéraire de reconnaissance : statues, sites, rues et monuments porteurs de QR codes permettant à chacun d’accéder à l’histoire de nos figures marquantes.
Un moyen de découvrir, sur son téléphone ou sur une borne publique, les récits de Lumina Sophie, Solitude, Delgrès, des marrons anonymes, des penseurs, des poètes, des sages, des femmes et des hommes qui ont fait de la Martinique une terre de résistance et de lumière.
Ainsi, notre espace public deviendrait un lieu d’apprentissage, de circulation et de fierté, où chaque nom raconte une part de nous-mêmes.
C’est cela que nous appelons mémoire vive :
une mémoire qui éclaire au lieu d’aveugler, qui élève au lieu d’humilier,
qui enseigne la grandeur humaine au lieu de reproduire la soumission.
Les statues déboulonnées ne sont pas seulement des morceaux de bronze tombés au sol : elles sont les symptômes d’un désaccord entre la mémoire imposée et la mémoire légitime.
Et ce procès, quoi qu’on en dise, ne juge pas seulement onze jeunes : il juge notre capacité collective à reconnaître nos blessures et à en faire un levier de renaissance.
Nous appelons donc à une justice apaisée, lucide et consciente du contexte historique.
Une justice qui sache que ces gestes, même contestés, s’inscrivent dans la continuité de la longue marche vers la reconnaissance.
Nous appelons les institutions, les élus, les enseignants, les artistes et les citoyens à se joindre à ce chantier mémoriel.
À réinventer nos symboles, à renommer nos lieux, à enseigner nos vérités.
Car la mémoire que nous choisissons de célébrer aujourd’hui dira la société que nous voulons demain.
Souhaitons-nous un avenir figé dans la nostalgie des puissants ou un avenir debout sur la dignité retrouvée de nos peuples ?
Nous, membres du Comité Devoir de Mémoire Martinique, faisons le choix clair et irrévocable de la dignité, de la vérité et de la transmission.
La question demeure, et elle nous juge :
quelle mémoire choisissons-nous de célébrer pour notre avenir ?
Pour le Comité Devoir de Mémoire,
Éric CABÉRIA
Le 7 novembre 2025
