Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine 

De la nécessité de revisiter les enseignements de la linguiste Annegret Bollée

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

« La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux. » (Marie-Éva De Villers, « Profession lexicographe », Presses de l’Université de Montréal, 2006.)

L’article que nous avons publié le 23 mai 2024 en Martinique et aux États-Unis, « L’enseignement-apprentissage des mathématiques en créole à l’épreuve de la « pédagogie interactive » et de l’« aprantisaj aktif » de l’Inisyativ MIT-Ayiti », a retenu l’attention de divers lecteurs en Haïti, parmi lesquels des enseignants de créole. L’un d’entre eux, tout en précisant être peu familier de l’histoire de la lexicographie créole et de ses enjeux, nous a demandé avec insistance (1) de rappeler les principales caractéristiques des ouvrages lexicographiques lacunaires ainsi que celles des ouvrages lexicographiques de qualité. Il nous a également demandé (2) d’apporter un éclairage supplémentaire sur les liens existant entre la lexicographie créole et la traduction créole et de montrer en quoi elles sont utiles tant à la didactique du créole qu’à la rédaction de manuels scolaires créoles. Par ailleurs cet enseignant est curieux de savoir pourquoi le Département de linguistique du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) couvre de son légendaire rayonnement académique et de son aura scientifique le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » que nous avons présenté de manière rigoureusement analytique, dans notre article, comme étant une œuvre pré-scientifique et fantaisiste.

L’article que nous publions aujourd’hui apporte une réponse adéquate et documentée aux pertinentes questions de l’enseignant haïtien tout en faisant le lien avec l’exigence centrale de toute entreprise lexicographique, à savoir l’indispensable recours à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Débutons par un utile rappel : dans notre texte « L’enseignement-apprentissage des mathématiques en créole à l’épreuve de la « pédagogie interactive » et de l’« aprantisaj aktif » de l’Inisyativ MIT-Ayiti » il est précisé qu’au cours des dernières années nous avons procédé à l’évaluation analytique de différentes productions lexicographiques ciblant le créole. Ainsi, outre le fantaisiste « Glossary » du MIT Haiti Initiatire, nous avons méthodiquement évalué d’une part les publications lexicographiques lacunaires d’Emmanuel Vedrine, de Jocelyne Trouillot, de Féquière Vilsaint et également celles du domaine juridique élaborées dans l’environnement de certaines institutions universitaires américaines. D’autre part, de manière comparative et par souci d’exhaustivité, nous avons également procédé à l’évaluation méthodique de plusieurs productions lexicographiques de grande qualité –celles de Vernet, Tourneux, Mirville, Bentolila, Freeman, Chery et Valdman. Ce cheminement analytique nous a valu d’élaborer notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » paru en Haïti dans Le National du 21 juillet 2022. Dans cet essai –le seul à avoir été produit pour l’ensemble de la lexicographie créole de 1958 à 2022–, nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format livre imprimé.

PREMIÈRE PARTIE : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES EXEMPLIFIÉES

Brèves observations préalables, pour bien situer les enjeux majeurs de l’analyse critique d’un « modèle » pédagogique, lexicographique et traductionnel lourdement lacunaire

Il est utile de rappeler, en amont du présent article, que dans le texte « L’enseignement-apprentissage des mathématiques en créole à l’épreuve de la « pédagogie interactive » et de l’« aprantisaj aktif » de l’Inisyativ MIT-Ayiti », nous avons fait la démonstration, documents de référence à l’appui, que (1) le pseudo « modèle » pédagogique promu par l’Inisyativ MIT-Ayiti –sous couvert de « pédagogie interactive » basée sur l’emploi du créole langue maternelle–, s’adosse à un argumentaire spécieux qui n’explique pas en quoi ce « modèle » serait effectivement un dispositif interactif ; (2) que ce « modèle » pédagogique n’a pas été élaboré en réponse aux besoins des enseignants de créole et des professeurs qui dispensent en créole l’enseignement des mathématiques et des sciences ; (3) que cette pseudo « pédagogie interactive » prend appui sur un lexique pré-scientifique, fantaisiste et erratique, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». Faussement qualifié de « glossaire », cet ouvrage accessible uniquement en ligne sur le Web est en réalité un lexique anglais-créole d’environ 800 termes. Il se caractérise principalement par l’inadéquation d’un grand nombre d’équivalents « créoles » avec les termes de la langue de départ, l’anglais : le système d’équivalence notionnelle et lexicale est fantaisiste et erratique, il n’a pas été élaboré sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et un grand nombre d’équivalents « créoles » ne respectent pas le système morphosyntaxique du créole. Nous avons également démontré (4) que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » promeut un dispositif traductionnel lourdement lacuneux et à contre-courant de l’impératif de la didactisation du créole. Ce dispositif traductionnel lacuneux fait appel dans nombre de cas à des « périphrases traductionnelles » aléatoires en lieu et place d’unités lexicales (ce que l’on désigne par le terme « entrée » dans les dictionnaires et les lexiques). NOTE — L’« unité lexicale » (ou « lexie ») est ainsi définie : « Unité fonctionnelle du discours constituée d’un ou plusieurs mots, qui appartient au lexique d’une langue donnée et a un sens figé. Par exemple, les mots simples (chatensoleiller), les mots composés (pomme de terrenon-dit) et les expressions (petit train va loin) sont des unités lexicales » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). La « lexie » est l’« Unité du lexique constitué par un seul mot ou un groupe de mots » (dictionnaire USITO, Université de Sherbrooke. Du grec ancien lexis « parole ; mot », le terme « lexie » est attesté dès 1962 dans le réputé dictionnaire Trésor de la langue française). Le recours hasardeux à des « périphrases traductionnelles » ou encore à des « périphrases explicatives » –sur le mode d’un « procédé de contournement » des difficultés de traduction des termes de la langue de départ–, constitue l’une des plus grandes défaillances de la lexicographie créole contemporaine. Notre parcours analytique a également mis en lumière (5) le fait que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » –bricolé par des rédacteurs qui ne disposent d’aucune compétence avérée en traduction scientifique et technique créole comme d’ailleurs en lexicographie créole–, est logé à l’enseigne de l’amateurisme pré-scientifique et de la « lexicographie borlette ». De manière liée, ce « Glossary » promeut une vision pré-scientifique, confuse et anémique de la traduction technique et scientifique créole. Il promeut également une vision amateure, fantaisiste et erratique de la néologie créole alors même que l’Inisyativ MIT-Ayiti prétend, frauduleusement, qu’il « enrichit le créole » de termes nouveaux que les enseignants sont invités à utiliser dans la transmission en créole des savoirs et des connaissances scientifiques. Entre les lexiques et dictionnaires créoles lourdement lacunaires au plan méthodologique et quant à leur contenu lexicographique et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », il y a une caractéristique commune : c’est l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et son corollaire obligé, la promotion de l’amateurisme pré-scientifique. En termes comparatifs, le potentiel de nocuité du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est certainement plus étendu puisque l’Inisyativ MIT-Ayiti bénéficie de la complaisance borgne du prestigieux Département de linguistique du Massachusetts Institute of technology (MIT) et qu’elle peut compter sur la puissante logistique de certaines institutions universitaires américaines, y compris celles qui, au creux d’une myopie caractérisée, ne sont pas trop « regardantes » sur les présumés fondements « scientifiques » d’activités menées en direction de pays autrefois désignés par le vertueux vocable de « pays du Tiers-monde »…

Avec la plus grande rigueur, il faut prendre toute la mesure que le pseudo « modèle » pédagogique promu par l’Inisyativ MIT-Ayiti –sous couvert de « pédagogie interactive » basée sur l’emploi du créole langue maternelle–, n’est pas parvenu à s’implanter dans les écoles du pays en dépit de l’appui politique public de son principal dirigeant au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans la sombre affaire du PSUGO. La consultation attentive du site officiel du MIT Haiti Initiative n’a pas permis d’identifier un seul document analytique présentant l’état des lieux, de 2015 à 2024, de la présumée implantation du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative  dans les écoles du pays. Le site officiel du MIT Haiti Initiative ne présente pas non plus le moindre document analytique élaboré par le ministère de l’Éducation nationale et dans lequel ce ministère aurait recommandé, pour des motifs pédagogiques et didactiques clairement identifiés, l’emploi du pré-scientifique « Glossary » du MIT Haiti Initiative dans les écoles du pays. Enfin sur le registre d’une constante et myope complaisance institutionnelle, il est hautement significatif que de 2015 à 2024 l’une des principales instances universitaires haitiano-américaines —la Haitian Studies Association–, n’ait à aucun moment entrepris, dans son Journal of Haitian Studies, une quelconque évaluation scientifique du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative . Sur le site officiel de la Haitian Studies Association, il est pourtant écrit que cette instance universitaire « offre un forum pour l’échange et la dissémination de savoirs et d’idées afin d’informer les politiques, les pratiques et la pédagogie concernant Haïti à l’échelle mondiale » ; (…) elle œuvre afin d’« insuffler des idées nouvelles à la recherche universitaire afin de la rendre pertinente à la réalité haïtienne »… Au chapitre « Mission and Vision » du site officiel de la Haitian Studies Association, nous n’avons retracé, pour la période 2015 à 2024, aucun dossier thématique spécifiquement consacré à la question linguistique haïtienne ou consacré à l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 ou consacré à la didactique/didactisation du créole. Sur ce site, nous n’avons retracé, pour la période 2015 à 2024, aucun dossier thématique spécifiquement consacré à la problématique de la politique linguistique éducative en Haïti, pas plus qu’à la dimension linguistique/didactique d’une prochaine et première politique nationale du livre scolaire. L’on observe en toute objectivité que la Haitian Studies Association pratique une volontaire myopie à géométrie variable sur ces sujets majeurs alors même qu’elle prétend offrir « un forum pour l’échange et la dissémination de savoirs et d’idées afin d’informer les politiques, les pratiques et la pédagogie concernant Haïti à l’échelle mondiale ». Nous n’avons retracé qu’une seule exception à une telle myopie volontaire, il s’agit de l’article « Lang matènèl, pedagoji entèraktif, lojisyèl edikatif nan Inisyativ MIT-Ayiti : «  twa wòch dife  » pou bon jan edikasyon ak inovasyon alawonnbadè ann Ayiti » (The Journal of Haitian Studies, 22(2), 2016, p. 128-141). Les principales « thèses » véhiculées dans cet article ont été reprises dans une récente publication de l’Inisyativ MIT-Ayiti parue au Nouvelliste du 16 mai 2024. Nous avons amplement démontré l’incohérence et l’absence de rigueur de ces « thèses » sur la « pédagogie interactive » dans notre article publié le 23 mai 2024 en Martinique et aux États-Unis, « L’enseignement-apprentissage des mathématiques en créole à l’épreuve de la « pédagogie interactive » et de l’« aprantisaj aktif » de l’Inisyativ MIT-Ayiti ».

L’on observe toutefois, de manière objective, que la Haitian Studies Association pratique encore sa douteuse myopie à géométrie variable en ce qui a trait au soutien public qu’apporte l’Inisyativ MIT-Ayiti au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans la sombre affaire du PSUGO. Il y a lieu de rappeler que de 2011 à 2024, aucun linguiste haïtien, aucune institution de la société civile, aucune association d’enseignants ou de parents d’élèves n’a publiquement soutenu le PSUGO mis sur pied par le cartel politico-mafieux du PHTK. Malgré cela, le PSUGO kleptocratique a été publiquement et aveuglément soutenu par le linguiste Michel Degraff dans la Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/17 : « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive ». Dans cet article, Michel DeGraff prétend frauduleusement qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire. » Et dans une vidéo mise en ligne sur YouTube au cours du mois de juin 2014, Michel Degraff soutient tout aussi frauduleusement, sans révéler ses sources ni fournir de preuve irréfutable, que 88 % des enfants vont à l’école grâce au PSUGO : « Gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekòl ». L’on observe que la Haitian Studies Association, un collectif d’universitaires rompu à l’analyse scientifique et à la vérification des faits soumis à l’analyse, n’a même pas pris la peine de vérifier la réalité des assertions propagandistes de Michel DeGraff en publiant, avec une aveugle complaisance, l’article « Lang matènèl, pedagoji entèraktif, lojisyèl edikatif nan Inisyativ MIT-Ayiti : «  twa wòch dife  » pou bon jan edikasyon ak inovasyon alawonnbadè ann Ayiti » (The Journal of Haitian Studies, 22(2), 2016, p. 128-141). À l’inverse, La FJKL (Fondasyon je klere), qui est une institution haïtienne connue pour sa rectitude et la rigueur de ses analyses et dont la mission consiste à « Promouvoir la défense et la protection des droits humains en Haïti », a rigoureusement mis en lumière les malversations du PSUGO. Le 14 mars 2022, elle a diffusé un rapport en 46 points intitulé « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) : detournement de fonds publics ? La CSC/CA finira-t-elle par décider dans ce dossier d’une technicité qui tranche avec la routine ? » Dans ce rapport, la FJKL estime que « Le dossier du PSUGO est l’un des dossiers sur lesquels la population souhaite qu’une décision de justice soit prise, précisément sur la gestion de ces fonds. La CSCCA [Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif] doit se prononcer, dans le meilleur délai possible, pour qu’un début d’éclaircissement y soit apporté, prenant ainsi en compte les attentes légitimes de tout le pays et de la diaspora haïtienne fortement concernée dans ces prélèvements pour le compte du PSUGO ». Auparavant, le PSUGO avait été publiquement dénoncé par les associations d’enseignants haïtiens et diverses organisations de la société civile comme en font foi les enquêtes de terrain très fouillées parues en Haïti : « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif », Ayiti kale je (Akj), AlterPresse, 16 juillet 2014. Voir aussi sur le même site, « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir également l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, ex ministre de l’Éducation nationale, Port-au-Prince, 30 juin 2016.

DEUXIÈME PARTIE : L’ANCRAGE SUR LE SOCLE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES DU LANGAGE, PISTES DE RÉFLEXION

Répondre adéquatement aux questions qui nous ont été posées par l’enseignant de créole requiert aussi de rappeler combien il est nécessaire d’exposer le caractère constant et la continuité de notre démarche analytique au fil des ans : tel qu’évoqué plus haut, au cours des dernières années nous avons procédé à l’évaluation analytique de plusieurs lexiques et dictionnaires ciblant le créole. Cette démarche analytique a été effectuée selon le protocole de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et elle nous a permis d’identifier les caractéristiques lexicographiques communes aux lexiques et dictionnaires élaborés selon ou en dehors du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. Les principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle sont les suivants : (1) détermination du projet éditorial, identification des usagers-cibles et présentation du modèle méthodologique dans la « Préface » ou ce qui en tient lieu ; (2) identification et analyse du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) traitement lexicographique des termes de la nomenclature et, pour les ouvrages bilingues, établissement de la conformité de l’équivalence notionnelle entre les termes de la langue de départ et ceux de la langue d’arrivée ; (5) pour les dictionnaires, rédaction des rubriques d’information lexicographique (catégorisation des unités lexicales, définitions, contextes d’utilisation du terme, notes de diverses nature).

À titre indicatif, voici un échantillon de publications antérieures illustrant et éclairant la continuité de notre démarche analytique effectuée selon les principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle :

(1) « Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli », Fondas kreyòl, Martinique, 5 avril 2024 ; (2) « Prolégomènes à l’élaboration de la Base de données lexicographiques du créole haïtien », Rezonòdwès, États-Unis, 16 avril 2024 ; (3) « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Fondas kreyòl, 15 décembre 2023 ; (4) « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques », Rezonòdwès, 4 juillet 2023 ; (5) « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, citoyenne et rassembleuse », AlterPresse, Port-au-Prince, 25 juillet 2023 ; (6) « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 »,  Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2022.

En termes de bilan global et au regard des caractéristiques lexicographiques communes aux lexiques et dictionnaires créoles élaborés selon ou en dehors du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle, quels sont aujourd’hui les problèmes et les perspectives de la lexicographie créole contemporaine ? Comment expliquer que les rédacteurs de lexiques et de dictionnaires créoles lourdement lacunaires aient élaboré leurs ouvrages en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle alors même que –dans les travaux de Pradel Pompilus dès 1958 et 1961, dans ceux de Vernet et Tourneux datés de 1976, dans celui de Bentolila daté de 1976, dans celui de Mirville daté de 1979, dans ceux de Valdman dès 1981, dans celui de Vernet et Freeman dès 1988–, les principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle sont parfaitement repérables ? Comment expliquer l’apparition et la perduration d’une lexicographie créole pré-scientifique, d’une « lexicographie borlette » aussi lacunaire qu’improductive alors même que le rigoureux dispositif méthodologique du « Haitian Creole – English – French Dictionary » (vol. I et II) d’Albert Valdman était connu dès 1981, date de publication de cet ouvrage de haute qualité scientifique ? Sur ces différents registres et au regard des pertinentes questions qui nous ont été posées par l’enseignant de créole haïtien, la linguiste Annegret Bollée nous a-t-elle légué un enseignement majeur tant sur le plan de la lexicologie que sur celui de la lexicographie, en lien avec l’épistémologie des sciences du langage ?

L’indispensable recours à l’épistémologie des sciences du langage : une brève introduction

Avant d’aborder, sur le mode d’une synthèse exploratoire, les éclairants enseignements de la linguiste Annegret Bollée, il est nécessaire de préciser que notre réflexion et notre démarche analytique, pour l’ensemble des travaux de la lexicographie créole de 1958 à nos jours, se situent sur un registre beaucoup plus large, celui de l’épistémologie des sciences du langage –l’épistémologie étant ici entendue au sens de la « Théorie de la connaissance, étude de la constitution des connaissances valables » (Le Robert). L’épistémologie (du grec ancien ἐπιστήμη / epistếmê, « connaissance vraie, science » et λόγος / lógos / « discours ») est d’abord l’étude de la connaissance scientifique. Elle est également l’étude critique d’une science particulière, quant à son évolution, sa valeur, et sa portée scientifique et philosophique. De manière générale, il s’agit pour nous d’instituer une durable rupture d’avec l’essentialisation du créole, d’avec la folklorisation totémisée du créole paré de multiples vertus curatives ou « révolutionnaires » parmi les sosyete kreyolis endijenis, les militants créolistes autoproclamés et les linguistes-idéologues en perpétuelle croisade catéchétique. À contre-courant de l’enfermement et des errances idéologiques des créolistes fondamentalistes, il s’agit pour nous, sur le plan épistémologique, d’explorer pour comprendre, d’explorer pour savoir, d’explorer pour s’approprier la modélisation d’un savoir spécialisé, d’explorer pour partager et diffuser un savoir spécialisé –et l’épistémologie des sciences du langage offre un ample et puissant cadre théorique et analytique pour y parvenir.

Sur le plan historique, il est attesté que hormis Albet Valdman, Marie-Christine Hazaël-Massieux, Annegret Bollée et Renauld Govain, très peu de linguistes créolistes ont exploré l’un ou l’autre apport de l’épistémologie des sciences du langage dans leurs travaux théoriques ou lexicographiques. Les travaux de recherche de la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage, la SHESL, alors même que cette institution a été fondée à la fin des années 1970, n’ont pas véritablement été convoqués par la créolistique davantage occupée à étudier en priorité la syntaxe et la phonologie du créole haïtien. « La Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage est une société savante fondée en janvier 1978. Bien qu’ayant toujours travaillé en étroite collaboration avec le laboratoire Histoire des théories linguistiques (HTL), la SHESL (…) compte parmi ses membres des chercheurs du monde entier. La SHESL travaille à promouvoir l’étude des idées linguistiques, dans toutes les périodes, aires et domaines, pour autant que ce domaine soit lié à la théorisation du langage, à la production de matériels linguistiques (lexiques, grammaires, analyseurs automatiques…), ou aux aspects sociaux ou institutionnels de la recherche scientifique dans le champ des sciences du langage. L’étude des idées linguistiques comporte des aspects à la fois historiques et méta-théoriques (ou « épistémologiques »). La dimension historique implique de documenter et de questionner les modèles théoriques d’autres époques et traditions, l’organisation sociale et institutionnelle, et la production d’artefacts linguistiques. Les recherches historiques contribuent à la compréhension du contexte social, culturel et scientifique, des acteurs et des écoles, ainsi que de la formation et de l’évolution des idées linguistiques. L’épistémologie offre des perspectives critiques sur tous les aspects des sciences du langage : linguistique, grammaire, rhétorique, logique, poétique, exégèse, pragmatique, philosophie du langage, sémiotique. Les deux domaines complémentaires, historique et épistémologique, se chevauchent » (source : site de la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage). [Le souligné en gras est de RBO]

Pour l’ensemble de la créolistique, et singulièrement pour la lexicographie créole, l’épistémologie des sciences du langage est d’un indispensable apport conceptuel et analytique permettant de réfléchir adéquatement au mode de production des dictionnaires et lexiques créoles et à la caractérisation des outils lexicographiques eux-mêmes issus d’une pratique professionnelle de la lexicographie en tant que domaine normé et autonome de la linguistique appliquée. L’épistémologie des sciences du langage fournit à la lexicographie créole la voie d’accès à « L’étude des idées linguistiques [qui] comporte des aspects à la fois historiques et méta-théoriques (ou « épistémologiques ») ». Sur ces registres, l’on observe que l’apport conceptuel et analytique de l’épistémologie des sciences du langage est déjà à l’œuvre dans le champ de la créolistique, entre autres dans les travaux du GRESKA à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti. Fondé en mars 2022 par le linguiste-sémanticien Molès Paul, enseignant-chercheur à la FLA, « le GRESKA (Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen) est un regroupement de spécialistes du sens et de gens qui s’intéressent à produire de la connaissance ; il a été créé en vue de produire et de publier des recherches sur le sens en créole haïtien en collaboration avec d’autres chercheurs en linguistique » (voir l’article « Le créole dans l’enseignement supérieur en Haïti : les pionniers, les publications-phare, les laboratoires de recherche (entrevue avec le linguiste Moles Paul) », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, Paris, 21 novembre 2023). L’épistémologie des sciences du langage est mise à contribution au creux d’une quête méthodique consistant à penser et à modéliser une linguistique haïtienne. Tel est le sens de l’article « Pou yon lengwistik ayisyen » élaboré par Moles Paul, Francklyn Dorcé et Jean Odelin Petit Frère, trois linguistes du GRESKA, paru dans le premier numéro de la revue « Rechèch etid kreyòl » daté d’octobre 2022 et consacré à la graphie du créole. Les auteurs précisent en amont de ce texte que « Nan atik sa a, nou jete baz teyorik yon lengwistik ayisyen. Nou etidye divès pwoblematik rechèch ki fèt nan lengwistik an Ayiti trete depi kòmansman ventyèm syèk la pou rive jodi a. Lè nou fin gade ki plas lengwistik ayisyen kapab genyen nan lengwistik jeneral ak nan kreyolistik, nou montre semantik pa twò prezan nan lengwistik sa a epi pi gwo deba yo fèt sitou sou kesyon òtograf kreyòl ayisyen an». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

L’un des apports majeurs de l’épistémologie des sciences du langage à la lexicographie créole consistera à lui fournir les instruments de son ancrage le plus stable et le plus productif dans un champ réflexif où la lexicologie éclaire la lexicographie créole, prolongeant ainsi une réflexion sur un mode de connaissance et une pratique, celle de la production de dictionnaires et de lexiques (voir nos articles « Prolégomènes à l’élaboration de la Base de données lexicographiques du créole haïtien », Rezonòdwès, 16 avril 2024, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, citoyenne et rassembleuse » , AlterPresse, Port-au-Prince, 25 juillet 2023). Il y a lieu de préciser qu’une réflexion analytique relevant de l’épistémologie des sciences du langage est déjà présente au laboratoire « Langue, société, éducation (LangSÉ) » de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Créé en 2014, ce laboratoire conduit des recherches dans différents domaines tandis que son « champ privilégié reste la linguistique théorique et descriptive, une linguistique orientée vers la créolistique. Ses travaux portent principalement sur Haïti et sur la Caraïbe créolophone. La créolistique en général et les créoles français en particulier constituent sa priorité. Le LangSÉ a aussi pour mission d’accueillir des doctorants préparant une thèse en linguistique, en sciences du langage en général, en sciences de l’éducation avec une problématique engageant une question linguistique (de société ou d’éducation) concernant la communauté haïtienne ou la Caraïbe » (source : site du LangSÉ). Ce laboratoire de recherche publie avec le concours des Éditions JEBCA une revue universitaire innovante, « Rechèch etid kreyòl » dont les articles sont rédigés en créole. Elle est la seule revue universitaire haïtienne qui propose une réflexion théorique en langue créole : la production d’une pensée linguistique haïtienne de niveau académique en langue créole est en effet une première en Haïti. La parution du troisième numéro de cette revue est prévue en septembre 2024 et le thème traité est « Le créole dans l’éducation dans l’Océan indien et dans la Caraïbe : histoire, évolution, perspectives socio-didactiques ». L’appel à communication a été rédigé en créole haïtien, seychellois, martiniquais, français et anglais.

TROISIÈME PARTIE : L’INDISPENSABLE ARRIMAGE AU SOCLE MÉTHODOLOGIQUE DE LA LEXICOGRAPHIE PROFESSIONNELLE

Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine : en ligne de mire, de lourdes déficiences méthodologiques

Tel que précédemment mentionné dans le déroulé du présent article, il est amplement attesté que la totalité des artisans d’une lexicographie créole lacunaire, déficiente et erratique —Vedrine, Trouillot, Cadely et Vilsaint, à l’instar des rédacteurs-bricoleurs de l’Inisyativ MIT-Ayiti–, ignorent les apports et les acquis de la lexicographie créole de 1958 à nos jours, de l’oeuvre pionnière de Pradel Pompilus aux rigoureux travaux lexicographiques de Vernet, Tourneux, Bentolila, Mirville, Freeman, Chery et Valdman. Il est également attesté, comme nous l’avons démontré dans l’un et l’autre des trente articles que nous avons consacrés à la lexicographie créole ces dernières années, que les artisans d’une lexicographie créole lacunaire, déficiente et erratique, ont élaboré leurs lexiques et dictionnaires dans l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir notre article « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Fondas kreyòl, 15 décembre 2023). De telles lacunes exemplifient le constat que la lexicographie créole déficiente et lacunaire n’a pas su assimiler les acquis consignés dans des études de premier plan : il donc nécessaire de fournir les références documentaires dans lesquelles divers auteurs ont abordé ces acquis sous différents angles.

Les études suivantes ont en commun de proposer une réflexion analytique à la fois sur la dimension épistémologique et les fondements de l’entreprise lexicographique créole et sur les dictionnaires créoles issus de la pratique de la lexicographie professionnelle. Il en est ainsi des études du linguiste-lexicographe Albert Valdman : (1) « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000), (2) « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X) et (3) « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? (revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41). Dans l’un de ses livres majeurs, « Haitian Creole. Structure, Variation, Status, Origin » (Equinox Publishing Ltd, 2015), Albert Valdman effectue une description détaillée des stratégies productives de développement du vocabulaire et traite de l’origine du lexique du créole haïtien (chapitres 5 et 6, pages 139 à 188 : « The Structure of the Haitian Creole Lexicon »).

Une rigoureuse réflexion sur la production d’outils lexicographiques créoles est également attestée dans les études amples et fort bien documentées de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux, notamment (1) « Les corpus créoles », Revue française de linguistique appliquée 1996/2 (vol. I) ; (2) « Prolégomènes à une néologie créole », Revue française de linguistique appliquée 2002/1 (vol. VII) ; (3) « Les créoles à base française : une introduction », paru dans les Travaux interdisciplinaires du Laboratoire parole et langage, vol. 21, 2002 ; (4) « De l’intérêt du Dictionnaire du créole de Marie-Galante de Maurice Barbotin », paru dans Créolica, septembre 2004 ; (5) « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », publié dans La linguistique 2005/1 (vol. 41) ; (6) « Textes anciens en créole français de la Caraïbe. Histoire et analyse » (Paris, Publibook, 2008). (Oeuvre érudite, ce livre identifie (pages 471 à 480) des textes anciens en créole produits entre 1640 et 1822.) Marie-Christine Hazaël-Massieux a également publié (7) « Les créoles à base lexicale française » (Paris, Ophrys, 2011). Elle est aussi l’auteure d’une imposante « Bibliographie des études créoles. Langues, cultures, sociétés‎ » (Institut d’Études créoles et francophones, Université d’‎Aix-en-Provence, 1991).

Les apports analytiques du linguiste Renauld Govain alimentent eux aussi une réflexion transversale capable d’enrichir la réflexion sur la lexicographie créole. Ces apports analytiques sont consignés dans les articles suivants : (1) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), « Contextualisations didactiques. Approches théoriques », Paris, L’Harmattan, 2013 ; (2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014 ; (3) « Le créole haïtien : description et analyse » (sous la direction de Renauld Govain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018 ; (4) « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; (5) « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021) ; (6) « Pour une didactique du créole langue maternelle », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine : les enseignements majeurs de la linguiste Annegret Bollée

Pour sa part, Annegret Bollée (1937 – 2021) enseignante-chercheure à l’Université Otto-Friedrich (Bamberg, Allemagne) est l’auteure de nombreux ouvrages et articles parus en allemand, en français et en anglais et ses travaux de recherche ont marqué profondément la créolistique européenne. L’une de ses études phare a pour titre « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, volume X-1, 2005).

Dans l’introduction de cette étude de haute facture analytique, Annegret Bollée précise que [sa] « Contribution se divise en deux sections : après un bref survol historique des glossaires et dictionnaires créoles, dont les premiers datent du XVIIème siècle et qui n’ont pas encore atteint l’étape finale du dictionnaire monolingue, nous discuterons les problèmes et méthodes de la lexicographie créole. Il s’agit souvent de problèmes spécifiques aux langues qui ont eu récemment accès à l’écriture ou pour lesquelles on est en train de développer un code écrit ».

Au chapitre « Historique », l’auteure apporte un éclairage chronologique fort pertinent et il est utile de la citer longuement : « À l’instar de la description de beaucoup d’autres langues, la lexicographie créole commence par des glossaires et dictionnaires compilés par des missionnaires. Les tout premiers dictionnaires créoles sont l’œuvre de deux Frères Moraves : le Criolisches Wörterbuch de C.G.A. Oldendorp (1767-68), dictionnaire du negerhollands (« hollandais des nègres ») qui était parlé aux Iles Vierges jusqu’au XXème siècle, et le Wörterbuch des Saramakkischen de J.A. Riemer (1779). Le dernier en date des ouvrages de religieux est le Dictionnaire du créole de Marie-Galante (1994) du Père Barbotin. « L’œuvre fondatrice » (Fattier, 1997, 256) de la lexicographie des créoles français, le vocabulaire français-créole dans le Manuel des Habitants de Saint-Domingue du missionnaire jésuite S. J. Ducœurjoly (1802), est une source très précieuse pour l’histoire du vocabulaire haïtien. Ce glossaire contenant 395 entrées, suivi de conversations français-créoles, était destiné aux futurs colons de Saint-Domingue. En vue de ce public, le vocabulaire concernant les réalités coloniales (flore, faune, alimentation, culture de la canne, etc.) est privilégié dans la nomenclature (Fattier, 1997, 260) ». [Le souligné en gras est de RBO]

Annegret Bollée mentionne fort à propos que « La plupart des glossaires accompagnent les premières descriptions grammaticales entreprises soit par des amateurs, soit par des linguistes qui comptent parmi les pionniers des études créoles. À la première catégorie appartient le livre Philologie créole (1936, 1937) de l’Haïtien Jules Faine, qui s’efforce, dans un « glossaire étymologique » de 1 566 entrées, de prouver que le créole est « avant tout une survivance de ces anciens dialectes [normand, picard, angevin, poitevin, etc.] aujourd’hui disparus » (1937, XI). Eu égard à la documentation réduite dont il disposait, on n’est pas surpris de constater que ses résultats ne sont pas toujours fiables, mais son glossaire contient bon nombre de mots qui ne sont pas attestés ailleurs. La même remarque peut être faite à propos du Dictionnaire français-créole (1974), publié après sa mort par une équipe sous la direction de Gilles Lefebvre [du Centre de recherche en lexicographie de l’Université de Montréal]. Parmi les linguistes qui ont ouvert la voie de la créolistique moderne, on peut compter Robert A. Hall Jr., dont l’étude Haitian Creole. Grammar-Textes-Vocabulary (1953) a servi de modèle pour d’autres descriptions, par ex. A. Bollée, Le créole français des Seychelles (1977), et I. Neumann, Le créole de Breaux Bridge, Louisiane (1985). Les glossaires de ces ouvrages n’offrent que des équivalents français des mots créoles, mais les références à la grammaire et aux textes chez Bollée et Neumann permettent de les retrouver dans le contexte de leur(s) emploi(s) ».

Dans la mesure où elle procède à l’étude de dictionnaires créoles, Annegret Bollée écarte de son relevé chronologique les lexiques élaborés par le pionnier de la lexicographie créole en Haïti, Pradel Pompilus, auteur du « Lexique créole français » (Université de Paris, 1958) et du « Lexique du patois créole d’Haïti » (Syndicat national de l’édition, Paris, 1961). Elle ne mentionne pas non plus le « Petit lexique des croyances populaires haïtiennes » de Joris Ceuppons et Roger Désir (Éditions Bon nouvèl, 1973).

Poursuivant le défrichage historique et chronologique de la production dictionnairique créole, Annegret Bollée nous enseigne que « L’étape des dictionnaires à proprement parler commence dans les années 1970, les années 80 étant particulièrement fructueuses pour la lexicographie des créoles français. Tous les dictionnaires créoles publiés jusqu’à présent sont des dictionnaires bilingues, généralement créole-français/portugais/néerlandais, etc., ou trilingues créole-anglais-français (Valdman, 1981 ; Baker & Hookoomsing, 1987 ; Valdman & al., 1998). Quelques-uns sont accompagnés d’un lexique inverse (Valdman, 1981 ; Ludwig & al., 1990 ; Valdman & al., 1998) ; seul Dijkhoff (1985) et Mondesir (1992) comportent des parties Nederlands-Papiaments et English-Kwéyòl respectivement. Le Dictionnaire élémentaire français-créole de Pierre Pinalie (1992) s’adresse au « nouvel arrivant francophone » qui veut apprendre le créole martiniquais. Pour ce faire, il trouvera « dans cet ouvrage 4 500 mots français et près de 15 000 mots, expressions, tournures ou phrases créoles destinés à aider l’apprenant qui cherche à exprimer sa pensée dans un créole traditionnel […] grammaticalement correct » (1992, 7) ». Annegret Bollée précise également que « La première tentative d’un dictionnaire monolingue, entreprise dans les années 1990 à Lenstiti Kreol aux Seychelles, n’a pas eu de suite. Le problème majeur pour les futurs auteurs de dictionnaires monolingues créoles est, d’après M.-C. Hazaël-Massieux (1997, 241) « la question délicate, mais ô combien intéressante, de la « définition » sur laquelle elle s’est penchée dans plusieurs publications (voir la bibliographie dans l’article de 1997). D’une part, ils se heurteront aux problèmes techniques de « l’inexistence du métalangage adéquat » et de « l’insuffisance du vocabulaire disponible », d’autre part, au fait que « les fondements d’une véritable sémantique créole », autrement dit la description du lexique par champs notionnels, comme l’a entreprise R. Chaudenson (1974) pour le réunionnais, reste à faire pour les autres créoles (1997, 242-3) ». [Le souligné en gras est de RBO]

Les « problèmes techniques de « l’inexistence du métalangage adéquat » et de « l’insuffisance du vocabulaire disponible » évoqués par Annegret Bollée ont été abordées par Albert Valdman et Renauld Govain. Dans sa remarquable étude « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X), Albert Valdman expose que « La clé de voûte de la standardisation d’une langue est certainement l’élaboration de dictionnaires de référence unilingues. Le niveau avancé de la standardisation du CH [créole haïtien] est reflété par une quinzaine de dictionnaires (…). Mais ce sont pour la plupart des dictionnaires bilingues destinés à des alloglottes majoritairement américains ou des membres de la deuxième génération de la diaspora, et qui ne visent que secondairement les besoins lexicographiques de la population haïtienne ». (…) « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Dans sa tentative pour élaborer un tel dictionnaire, Jocelyne Trouillot (s.d.) [auteure du « Diksyonè kreyòl karayib » Éditions CUC Université Caraïbe, 2003] définit bal « balle (d’arme à feu) » par un hyperonyme plus spécialisé : « Pwojektil ki ka touye yon moun ki resevwa l » « Projectile capable de tuer une personne qui le reçoit ». C’est effectivement la procédure suivie par le Petit Larousse ou Le Robert, mais qui se heurte au fait que ce terme ne fait pas partie du vocabulaire usuel des unilingues. Plus approprié serait le modèle du Dictionnaire de l’écolier haïtien, dérivé du Hachette Junior, qui propose la définition : « Un petit objet métallique projeté par une arme à feu ». C’est de ce modèle où les lexies sont définies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs, que devraient s’inspirer les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien]. Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points : (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs, dont je parlerai tour à tour sommairement (pour plus de détails, voir Valdman, 2005) ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO] (À propos du « Dictionnaire de l’écolier haïtien », paru chez Hachette/Deschamps en 1996, voir notre article « Le « dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti », Fondas kreyòl, 16 septembre 2022.)

NOTE — À propos de « diatopique », « diastratique » et « diaphasique » : éclairage notionnel.

« Diatopie » : « Variation d’une langue selon le paramètre spatial ». « Diatopique » : « Ensemble des caractéristiques sociolinguistiques permettant de définir la position géographique d’une personne en fonction de sa manière de parler, du vocabulaire qu’elle emploie et qui est propre à la région dans laquelle elle vit. 

« Diastratique » / « La variation diastratique ». « La variation diastratique de la langue est la variation sociale et démographique, c’est-à-dire la variation linguistique liée aux groupes sociaux et à la vie en société. L’étude de la variation diastratique rend compte par exemple, des différences entre le langage des jeunes et celui des personnes âgées, entre le langage des groupes ruraux et celui des groupes urbains ; elle rend compte encore des différences linguistiques entre groupes professionnels ou enfin des différences selon le niveau d’étude des locuteurs. La variation linguistique liée à un milieu professionnel ou à une spécialisation définit un technolecte. La variation linguistique liée au groupe social définit un sociolecte ; les groupes d’âge sont assimilés à des groupes sociaux ».

« Diaphasie » : « Variation d’une langue selon le contexte d’usage ». Adj. : « Diaphasique ».

« Diastratie » : « Variation linguistique à l’intérieur d’une communauté sociale ».

(Source : HISTOLF, Faculté de lettres, traduction et communication, Université libre de Louvain, n.d.).

Pour sa part, le linguiste Renauld Govain, dans l’étude « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021), aborde « La question de la (in)disponibilité des concepts en CH, un vrai faux problème ». Il précise que « De bonnes âmes bien pensantes prétendent que le CH [créole haïtien] n’est pas apte à exprimer des réalités scientifiques parce que les concepts pour ce faire n’y existeraient pas. Il est évident que la langue accuse certaines limites à ce niveau parce que cette expérience n’y a guère encore été tentée dans tous les compartiments de la science. Pour considérer qu’une langue a des limites dans l’expression de tel type de réalité intellectuelle, on la compare à d’autres langues qui, elles, connaissent une longue tradition d’expression scientifique. Mais, cela ne veut pas dire que celle-là soit pauvre et celles-ci soient riches. Du point de vue de l’expression de réalités vernaculaires, une langue ne peut pas être considérée comme pauvre car elle permet à ses locuteurs de pouvoir tout exprimer ». Et Renauld Govain précise sa pensée comme suit : « Lorsque les Haïtiens évoquent la non-disponibilité des concepts en CH [créole haïtien], ils font davantage référence aux disciplines des sciences dites de base, telles les mathématiques, la médecine, la biologie, la physique, etc. Mais, si l’on devait vraiment parler d’indisponibilité de concepts en CH [créole haïtien], cela se poserait aussi au niveau de l’enseignement des disciplines relevant de ce qu’on pourrait appeler les sciences situées telles l’histoire, la géographie, la sociologie, la climatologie, etc. qui parfois font appel à des concepts basés sur des expériences localement situées. Par exemple, on continue d’enseigner aux élèves haïtiens qu’il existe 4 saisons (le printemps, l’été, l’automne, l’hiver), alors que l’observation empirique de la climatologie haïtienne (ou caribéenne plus généralement) montre qu’il n’existe qu’une seule saison qu’on pourrait diviser en une période sèche (que les paysans haïtiens cultivateurs appellent généralement « lesèk ») et une période pluvieuse (qu’ils appellent généralement « lepli »). Il se pose dès lors le problème de la contextualisation didactique dont un ordre d’idées peut être donné à ce sujet dans R. Govain (2013). L’enseignement étant fait dans un contexte spécifique, il doit épouser les spécificités de ce contexte : « Notion à géométrie variable dont le sens précis varie selon la discipline à laquelle on l’applique, le contexte est à envisager sous diverses facettes : pédagogique, institutionnelle, éducative, (socio)linguistique, ethnique, économique, socioculturelle, écologique, politique… Toute situation scolaire en milieu plurilingue fait intervenir les notions de contexte et contextualisation » (Govain, 2013 : 23-53) ». [Pour une plus ample exploration des notions liées de contextecontextualisation, didactisation, voir l’article de Renauld Govain et Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Robert Berrouët-Oriol et al, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.]

Les liens existants entre la lexicographie créole et la terminologie scientifique et technique créole ainsi que la réflexion sur le diptyque indisponibilité/disponibilité des vocabulaires scientifique sont également abordés par Renauld Govain. Ainsi, l’un des temps forts de sa réflexion analytique est consigné dans l’énoncé suivant : « Quant à savoir si le CH [créole haïtien] est apte à exprimer des expériences scientifiques, l’essai militant de Judith Blanc [« E si sikoloji kognitif ka demanti lejann ke kreyòl pa lang lasyans ? », Les classiques des sciences sociales, 2016] est éclairant. [Elle] propose qu’on se serve 1) du CH [créole haïtien], langue pratiquée par tous les Haïtiens vivant en Haïti, pour créer un vocabulaire scientifique afin d’exprimer la science en général ; 2) de la terminologie scientifique existante dans d’autres langues pour enrichir l’aspect conceptuel du CH (entre autres arguments utiles). Nous accusons souvent la langue à tort d’être un problème, croyant qu’elle est une barrière dans l’expression de réalités scientifiques. Elle n’est pourtant que des solutions. Elle est une boite à outils et les outils sont divers et variés. Il y en a pour toutes sortes d’actions, d’occasions. L’usager n’a pas besoin de chercher ailleurs des outils pour résoudre ses problèmes d’expressions quels qu’ils soient. Au cas où il ne parviendrait pas à y en trouver qui répondent immédiatement et parfaitement à ses activités, il pourrait toujours se servir de ceux qui sont disponibles en les ajustant, en les adaptant aux spécificités de l’expression. Comme il est indiqué dans le résumé inscrit sur la 4e de couverture de Bertrand, Gerner et Stumpf (2007), « le langage demeure le centre du processus d’appropriation des savoirs et le résultat d’un choix énonciatif ou linguistique. L’histoire des sciences est ainsi à mettre en parallèle avec l’histoire de la terminologie scientifique dont les choix sont à la fois linguistiques, énonciatifs, culturels et aussi sociaux ». [Voir également notre article « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien » paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Robert Berrouët-Oriol et al, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

L’éclairage analytique de Valdman et Govain ayant été exposé, nous pouvons maintenant revenir à l’étude de Annegret Bollée, « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, volume X-1, 2005).

Poursuivant sa démonstration analytique, Annegret Bollée expose, au chapitre 3 de son texte, « Problèmes et méthodes de la lexicographie créole », que « Les problèmes et méthodes de la lexicographie créole sont en principe les mêmes que pour la description d’autres langues. Certains problèmes spécifiques se posent, cependant, pour trois raisons :

  1. –à cause de la fonction et de l’importance des dictionnaires dans le contexte de l’aménagement linguistique et de l’enrichissement lexical de langues nouvellement accédées à l’écriture ;

  2. –à cause du fait que les créoles sont issus de langues de base et coexistent, dans la plupart des cas, avec ces langues dans les mêmes communautés linguistiques ;

  3. –à cause de la situation sociolinguistique de diglossie qui, dans le passé récent, manifeste des signes de changement dans le sens d’une répartition moins rigide des variétés « hautes » et « basses » : d’une part, les créoles, variétés basses selon la description classique de Ferguson, ont conquis du terrain dans les domaines de la variété haute, d’autre part, ces langues traditionnellement stigmatisées comme « langues des esclaves », ont gagné en prestige ».

NOTE – La notion de « diglossie » est sujette à débat et a été critiquée par plusieurs linguistes haïtiens, parmi lesquels Yves Dejean, auteur de « Nouveau voyage en diglossie » (ronéoté, Regional Bilingual Training Resource Center, Brooklyn, 1979) et de « Diglossia revisited : French and Creole in Haiti », revue Word 34 : 3, 1983 ; voir aussi Darline Cothière, « Le créole et le français en Haïti : peut-on encore parler de diglossie ? », Revue transatlantique d’études suisses, 6/7 – 2016/17.

Au sous-chapitre 3.1 de son article, « La macrostructure », Annegret Bollée précise que « Lors de la constitution de la nomenclature [du dictionnaire], un certain nombre de questions fondamentales doivent être prises en considération :

  • le problème de la variation diatopique : en présence de plusieurs variétés, on peut en choisir une ou tenir compte de toutes les variantes qui devraient alors être dûment marquées ;

  • un problème spécifique de la description des créoles, à savoir la difficulté de délimiter un lexique proprement créole dans le contexte de diglossie avec la langue de base ;

  • la question de la sélection, qui concerne surtout le vocabulaire technique et scientifique et débouche sur le problème de l’enrichissement du vocabulaire.

Pour les lexicographes qui se proposent de fournir à leur public un outil qui le rende capable de produire des discours ou des textes ayant trait aux domaines traditionnellement réservés à la variété haute (articles de journaux, livres scolaires, etc.), la question de l’enrichissement du vocabulaire, souvent discutée de façon vive, voire polémique, est incontournable. Comme on sait, il y a deux options pour la création de mots nouveaux : on peut « créoliser » le lexique de la variété haute (le français dans les DOM, l’anglais ou le français à l’Ile Maurice et aux Seychelles, le portugais au Cap-Vert), ou créer des néologismes à partir de bases créoles. À en juger par le témoignage du LPT et du DKSF (1999), à Maurice et aux Seychelles le lexique créole a été enrichi par des centaines de néologismes, presque tous des termes techniques et scientifiques empruntés au français, comparables aux vagues de mots savants qui ont enrichi le lexique français depuis le Moyen-Âge, surtout aux XIVe et XVIe siècles. Pour s’en faire une idée, voici quelques exemples de mots français dont les équivalents créoles sont attestés uniquement dans LPT et DKSF (1999) : concept, conciliation, concilier, conditionnement, conditionner, confiscation, confisquer, conforme, conformiste, conformité, congénital, conjonctivite, conjoncture, conjoncturel, conjugaison, connivence ». [NOTE – Décodage des sigles dans l’étude de Annegret Bollée : LPT = Ledikasyon pu Travayer, 1985 : Diksyoner kreol-angle / Île Maurice. DKSF = Diksyonner kreol-franse (D’Offay & Lionnet, 1982 : DKSF 1982). 2e éd. : St. Jorre & Lionnet, 1999 (DKSF 1999).]

Le sous-chapitre 3.2 de l’article d’Annegret Bollée traite de la « lemmatisation ».

NOTE 1 — Avant d’exposer de quelle manière Annegret Bollée aborde la notion de « lemmatisation » dans son article, il convient de la définir. Comme on le verra plus loin dans le présent article, pour la lexicographie créole les notions de « lemmatisation », de « lemme » et d’« unité lexicale » sont des notions de base nécessairement présentes dans le processus d’élaboration d’un dictionnaire ou d’un lexique dès l’étape de la détermination du corpus de référence puis à celle de l’établissement de la nomenclature : celle-ci comprend l’ensemble des termes retenus et consignés dans le dictionnaire et qui feront l’objet de définitions (et au besoin de notes) selon un protocole rédactionnel standardisé conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Les notions de « lemmatisation », de « lemme » et d’« unité lexicale » sont de première importance au regard des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle que nous avons précédemment évoqués. Il y a donc lieu de s’y arrêter brièvement par l’éclairage de leur champ notionnel.

La lemmatisation s’entend au sens de « Action de lemmatiser, de donner à (un mot) la forme canonique qu’il a, par exemple, dans un dictionnaire ; résultat de cette action. Lemmatisation des entrées d’un dictionnaire » (Le Robert). Reprenant la définition donnée par le CILF [Conseil international de la langue française] en 1978, le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française consigne que la « lemmatisation » est l’« Opération consistant à regrouper les formes occurrentes d’un texte ou d’une liste sous des adresses lexicales ». La définition de « lemmatisation » que donne le « Grand lexique français de l’intelligence artificielle » sur le portail DataFrance est davantage éclairante : « En traitement automatique de la langue naturelle, la lemmatisation est une procédure permettant de ramener un mot portant des marques de flexion (par exemple, la forme conjuguée d’un verbe : aimerions) à sa forme de référence (dite lemme : aimer). Autrement dit, il s’agit, dans le cadre d’une analyse de texte par ordinateur ou d’un traitement automatique de la langue de manière générale, de reconnaître un mot par rapport à sa forme de base, et cela, quelle que soit la forme sous laquelle il apparaît dans un texte. La lemmatisation sert ainsi à la reconnaissance morphologique des mots d’un texte. Dit simplement, la lemmatisation revient à transformer un mot en son lemme qui correspond en gros à son entrée dans un dictionnaire ».

NOTE 2 — « En linguistique, un lemme est une unité autonome constituante du lexique d’une langue. Synonymes : lexie, item lexical, unité lexicale ». Le lemme désigne donc « une suite de caractères constituant une unité sémantique. En simplifiant, cela recouvre la notion imprécise de « mot ». Trait définitoire supplémentaire : « On désigne souvent par lemme, la forme canonique d’un mot. C’est-à-dire que cette forme de référence du lemme ne porte pas les marques de flexion et permet de rassembler sous un seul terme, les différentes formes morphologiques d’un mot. Par convention, les lemmes peuvent appliquer les mêmes règles qu’une entrée dans le dictionnaire. Le lemme d’un verbe est sa forme infinitive et le masculin singulier pour un adjectif ou un nom commun. Exemples : verbe : parler (lemme) : parle, parles, parlons, parlez, parlent, parla ; adjectif : petit (lemme), petit, petits, petites, petite » (source : SemanticAll, « Automatisations sémantiques », n.d.). Le Grand dictionnaire terminologique définit comme suit l’« unité lexicale » : « Unité fonctionnelle du discours constituée d’un ou plusieurs mots, qui appartient au lexique d’une langue donnée et a un sens figé ». (Sur la problématique de l’« unité lexicale », voir l’étude de Fabienne Cusin-Berche, « La notion d’« unité lexicale » en linguistique et son usage en lexicologie », Linx, Revue des linguistes de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 40 | 1999 ; numéro thématique « Le statut d’unité lexicale »). Sur la même problématique, voir Gérard Petit, de l’Université Paris X, « Didactique du lexique et problématique de l’unité lexicale : état d’une confusion », mars 2010 ; voir également Salah Mejri, « Néologie et unité lexicale : renouvellement théorique, polylexicalité et emploi », revue Langages 2011/3, no 183 ; voir aussi Alain Polguère, « Lexicologie et sémantique lexicale – Notions fondamentales », 3ème édition, Presses de l’Université de Montréal, 2016.)

Tel que mentionné plus haut, le sous-chapitre 3.2 de l’article d’Annegret Bollée traite de la « lemmatisation ». Elle consigne son approche de la manière suivante : « Nous écartons de nos réflexions les problèmes de la graphisation des créoles qui sont traités dans d’autres contributions à ce volume, pour attirer rapidement l’attention sur un aspect qui, d’après nos expériences avec le dictionnaire seychellois et le Dictionnaire étymologique des créoles français de l’Océan Indien, nous paraît particulièrement épineux, voire insoluble en toute rigueur : le problème du découpage des unités lexicales (cf. Bollée, 2001) ». (…) « Les lexicographes que nous passons en revue ici distinguent d’une façon convaincante entre homonymie et polysémie, seul Barthelemi regroupe dans une seule entrée différents mots qui, même dans un dictionnaire ‘pratique’, devraient être séparés, cf. les entrées ba ‘bât, bas, donner, céder’, mo ‘moi, mot’ ou pa ‘pas, par, part’. En ce qui concerne les mots polysèmes, la plupart des lexicographes regroupent les différentes significations d’un mot dans un seul article, mais HCEF, DCGF et ADKR optent, le cas échéant, pour plusieurs entrées, sans pour autant être d’accord sur leur nombre ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO] — [NOTE 1 – À propos du « problème du découpage des unités lexicales », voir plus bas la question de la « phraséologie traductionnelle » / « phraséologie définitoire » employée en lieu et place des unités lexicales. [REMARQUE – Décodage des sigles désignant les dictionnaires dans l’étude de Annegret Bollée : HCEF = Haitian Creole – English-French Dictionary, Albert Valdman, 1981. DCGF = Dictionnaire créole-français, Poullet & al., (DCGF 1984). 2e éd. : Ludwig & al. (DCGF 1990). ADKR = Dictionnaire kréol rénioné-français (ADKR), Armand, 1987.

Intitulé « La microstructure », le sous-chapitre 3.3 explicite la nature et le rôle de la « microstructure » et la met en perspective par rapport à la « macrostructure » définie au sous-chapitre 3.1. Annegret Bollée expose de manière fort pertinente que « La qualité d’un dictionnaire, comme on sait, ne se mesure pas d’après sa macrostructure, le nombre d’entrées qu’il comporte, mais à la microstructure, la richesse des informations fournies sous chaque mot vedette ». (…) « Après la vedette ou la transcription, la plupart des lexicographes indiquent la classe grammaticale. D’autres ont volontairement renoncé à cette information, et les auteurs du DCGF justifient leur décision par le fait que la question des classes de mots en créole « fait encore l’objet d’un débat. […] Nous suggérons, dans notre abrégé de grammaire, que les limites entre les classes de mots soient en tout cas, moins étanches en créole qu’en français » (p. 12). Pour ce débat, nous renvoyons au fascicule 138 (2000) de la revue Langages sur la Syntaxe des langues créoles (éd. par Daniel Véronique) ». (…) « Pour tous les créoles français, il se pose également le problème de la variation morphologique, concernant les mots avec ou sans agglutination de l’article (français) ou du [z] final des déterminants, cf. par exemple mauricien (l)abazour, (l)abonnman, (la)bonte, (l)adisyon, (l)administrasyon dans le DKM (le nombre de variantes augmente sensiblement si on consulte LPT et DKM). Tandis que Baker et Hookoomsing se sont efforcés d’identifier les variantes “principales” et “secondaires”, (les variantes “secondaires”, moins fréquentes, sont indiquées entre parenthèses après l’entrée, avec renvoi à l’ordre alphabétique), ce procédé s’est avéré impraticable face aux centaines de variantes retenues dans le dictionnaire du seychellois, où l’agglutination est restée un procédé productif jusqu’à nos jours ».

L’éclairage que fournit Annegret Bollée sur la « microstructure » du dictionnaire est de premier plan et il montre bien que la « microstructure » occupe une place centrale, au plan méthodologique, dans toute entreprise lexicographique. C’est en effet sur le registre de la microstructure que le lexicographe consigne les données lexicographiques sur le terme (l’unité lexicale), à la suite du « mot vedette » que l’on désigne également par le terme « entrée ». Les « mots vedette » sont classés par ordre alphabétique et c’est par leur listage que l’on accède à l’information sur les notions traitées dans le dictionnaire. Chez certains auteurs la microstructure s’appelle la « rubrique » dictionnairique ou l’« article » dictionnairique. Nous relevons plus bas quelques exemples de microstructure provenant de dictionnaires et de lexiques créoles et, à titre comparatif, du dictionnaire « Robert Junior ». [NOTE — Le « Robert Junior » est un dictionnaire scolaire élaboré par les Éditions Le Robert. Cet éditeur publie une gamme diversifiée de dictionnaires scolaires, notamment « Le Robert collège », « Le Robert benjamin », « Le Robert junior nord-américain », « Le Robert micro », etc. La lexicographie française contemporaine s’est amplement enrichie des travaux lexicographiques menés aux Éditions Le Robert. Ces travaux ont longtemps été dirigés par le célèbre lexicographe français Alain Rey, disciple de Paul Robert (1910-1980), l’auteur du dictionnaire qui porte depuis lors son nom. Alain Rey a dirigé l’élaboration du Grand Robert de la langue française (en neuf volumes, 1985) qui comprend environ 75 000 entrées ; il a dirigé ceux du Nouveau Petit Robert de la langue française (1993) ainsi que ceux du Dictionnaire historique de la langue française (1992)]. L’œuvre phare de Paul Robert est le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française publié de 1953 à 1964 en six volumes et un supplément.]

1. Exemple de microstructure provenant du dictionnaire « Robert Junior », édition 2024 

abattement n.m. 1. Grande tristesse qui fatigue. Il était dans un état de profond abattement. / synonyme : accablement. 2. réduction. Un abattement d’impôts. Mot de la famille de abattre.

2. Exemple de microstructure provenant du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (édition de 2007) page 190

drive1 (drivaye) v. tr. 1 to cast aspersion on s.o. Se drive l ap drive non ou a. What she was doing is casting aspersion on you. 2 to abuse, exploit [sexually] Msye fin drive fi a enpi li kite. The man completely exploited the girl and he left her.

drive2 v. tr. to wear daily [informal clothing] Sa se rad pou m drive. These are informal clothes that I can wear every day. *rad drive see rad

drive3 v. intr. 1 to drift, wander aimlessly, hang around Ase drive nan katye a. Enough hanging around aimlessly in the neighborhood. cf drivaye 2 to be lying around [object] Valiz w ap drive atè a. Your suitcase is lying on the ground.

3. Exemple de microstructure provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

TABLEAU 1

 

Échantillon de termes anglais suivis d’équivalents « créoles » tirés du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

 

air track

pis kout lè / pis ayere

and replica plate on

epi plak pou replik sou 

multiple regression analysis

analiz pou yon makonnay regresyon

how many more matings would you like to perform ?

konbyen kwazman ou vle reyalize ?

spin angular momentum     

moman angilè piwèt

 

4. Exemples de microstructure provenant (1) du « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » d’Emmanuel W. Védrine, ete 2000 ; (2) échantillon de termes anglais accompagnés de leurs équivalents créoles dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine

4.1. IPOKRIT YO SEZI : (fr.). Youn nan eslogan Jean-Bertrand Aristide te ililize pandan kanpay prezidansyèl li (oktòb – desanm 1990). Aristide fè referans a tout moun ki pa t renmen l (kòm yon aktivis ayisyen estraòdinè ki riske vi l pou yon chanjman nan peyi Ayiti). Li te itilize eslogan sa a tou pandan kanpay li nan dizyèm depatman an. [« Ipokrit yo sezi » lè yo tande Titid kandida.]

KE MAKAK LA KASE : (fr.). Fraz ki vin itilize apre dat 7 fevriye 1986 pou refere a Bebe Dòk ki kite pouvwa a sou presyon pèp souvren an. [Se sèlman ke makak la ki te kase (fr. fam.).]

PENTAD : (n.). Zwazo, bèt volay. [« Pentad » se yon bèt ki malen, pa konprann ou kapab kenbe l fasil.]. [Chasè a fizye de « pentad ».]. 2. Sou gouvènman Papa Dòk la, li vin chwazi « pentad » kòm yon senbòl enpòtan. Moun te ka wè yon foto pentad sou lanbi nan anpil bagay ki an rapò ak gouvènman l lan. Apre atanta Roger Lafontant (dat 6 pou louvri 7 janvye 1991) pou l te bay pouvwa a panzou, anpil Ayisyen te vin wè l kòm yon « pentad » (yon bèt malen). Anplis, tèm « pentad » la fè pati de « literati makout yo » e Lafontant te vin pi gwo chèf makout sou gouvènman Janklod la. [Msye tankou yon « pentad » (msye malen anpil).]

4.2. Échantillon de termes anglais suivis de leurs équivalents créoles dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine

 

Termes anglais

Équivalents créoles

À titre comparatif, équivalent français provenant du Grand dictionnaire terminologique

auto feeder

plen pou kont li

alimenteur automatique

browser

bwozè (tèm anglè ki kreyolize)

navigateur

floppy disk

dis flòpi

disquette

folder

katab

dossier

insert envelopes in your printer

foure anvlòp nan enprimant (prentè, prenntè) ou

NOTE – « Séquence phrastique » en lieu et place d’une unité lexicale créole

my list has

lis mwen genyen

NOTE – « Séquence phrastique » en lieu et place d’une unité lexicale créole

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desann pou gade

NOTE – « Séquence phrastique » en lieu et place d’une unité lexicale créole

search engine

motè fouy

moteur de recherche

formating toolbar

ba zouti fòma

barre d’outils de formatage

 

Éclairage analytique

Premier exemple — L’information lexicographique contenue dans la microstructure (ou « rubrique » dictionnairique ou « article » dictionnairique) du dictionnaire « Robert Junior » est de grande qualité : le terme « abattement » est suivi de sa catégorisation grammaticale, n.m. La microstructure présente les deux acceptions du terme et l’énoncé de la définition est concis, il contient les traits définitoires éclairant suffisamment la notion d’« abattement ». Le système de renvoi notionnel est aisément accessible par l’indication que le terme « abattement » est un mot de la famille de « abattre ».

Deuxième exempleL’information lexicographique contenue dans la microstructure du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman est d’une rigoureuse cohérence, attestant ainsi que la microstructure de ce dictionnaire est conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Cette microstructure expose les trois acceptions du terme « drive ». La première mention du terme « drive1 » est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. tr., verbe transitif, elle-même suivie du terme « drivaye », ce qui suggère immédiatement à l’usager qu’il s’agit là d’un synonyme du verbe transitif « drive ». Pour la première attestation de « drive1 » verbe transitif, les deux sens distincts sont précédés des chiffres 1 et 2 indiqués en caractères gras, et ils sont suivis d’un énoncé contextuel en créole traduit en anglais en direction de l’usager anglophone auquel s’adresse ce dictionnaire. La seconde attestation de drive2 est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. tr., verbe transitif. Le terme drive2 est suivi d’une définition anglaise, elle-même suivie d’un énoncé contextuel créole suivi d’un énoncé explicatif en anglais. La seconde attestation de drive2 est suivie d’une mention de renvoi à rad drive : see rad. La troisième occurrence de drive3 est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. intr., verbe intransitif, suivie de l’exposé des deux significations de ce terme signalées par les chiffres 1 et 2 en caractères gras. La première signification de drive3 est formulée en anglais, suivie d’un énoncé contextuel en créole, lui-même suivi d’un énoncé contextuel similaire en anglais. Le dictionnaire énonce ensuite un renvoi vers « drivaye » par la mention « cf drivaye ». Le second sens de drive3 est donné en anglaise, suivi d’un énoncé contextuel en créole traduit en anglais. Le protocole rédactionnel de « drive » est un protocole standard et uniformisé. Il se caractérise par la concision et clarté dans la formulation de l’information lexicographique contenue dans la microstructure de ce dictionnaire. Nous faisons à visière levée le plaidoyer pour que le protocole rédactionnel de ce dictionnaire, qui est un protocole standard et uniformisé, soit celui de l’ensemble des dictionnaires de la lexicographie créole. Pour y parvenir, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti aura à relever le grand défi de l’élargissement et de de la consolidation de son programme de formation à la lexicographie axé, entre autres, sur la professionnalisation du métier de lexicographe.

Troisième exemple L’information lexicographique contenue dans la microstructure du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est d’une grande pauvreté au plan méthodologique et au plan de son contenu lexicographique. Cette microstructure se résume au listage de termes anglais suivi d’équivalents étiquetés « créoles » souvent fantaisistes, erratiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. Les rédacteurs de ce « Glossary » prétendent « enrichir » le créole » de termes scientifiques nouveaux mais l’usager qui consulte cet ouvrage sur le Web ne sait à aucun moment si les équivalents « créoles » appartiennent à tel ou tel domaine scientifique et technique ou à celui des mathématiques : aucun « guide » de l’usager ne l’en informe, aucune rubrique de type « indexation par domaine d’emploi » n’y figure. Les rédacteurs de ce « Glossary, qui ignorent en totalité la méthodologie de la lexicographie professionnelle, ont bricolé des équivalents « créoles » en dehors de la maîtrise du processus de « lemmatisation » traité par d’Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article. Il en résulte logiquement –en lien avec la lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») placée en « entrée » alphabétique de ce « Glossary »–,  que les équivalents « créoles » sont souvent constitués d’une suite de mots opaques, a-sémantiques, erratiques et incompréhensibles du locuteur créolophone. Le « problème du découpage des unités lexicales » abordé par Annegret Bollée dans son article est flagrant dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » dont les rédacteurs, incapables d’identifier l’« item lexical » dans la langue de départ (l’anglais) et dans la langue d’arrivée (le créole), n’hésitent pas à contourner les réelles difficultés traductionnelles en créole par le recours à une « phraséologie traductionnelle » / « phraséologie définitoire » employée en lieu et place des unités lexicales en « entrée » de l’ouvrage. Dans le domaine de la statistique, le Grand dictionnaire terminologique (GDT) consigne, pour le terme complexe anglais « multiple regression analysis » (voir plus haut), l’équivalent français « analyse de régression multiple ». Pour sa part, TermiumPlus, la banque de données terminologiques du Canada, consigne comme le GDT l’équivalent français « analyse de régression multiple » pour le terme complexe « multiple regression analysis » dans le domaine de la statistique. Nous sommes donc à des années-lumière du fantaisiste et erratique « analiz pou yon makonnay regresyon » consigné dans le « Glossary » comme équivalent « créole » de « multiple regression analysis ». Le trait définitoire établi par la forme « yon makonnay regresyon » est d’autant plus erratique que « makonnay » n’appartient pas à la même aire sémantique que la « régression », et que « yon makonnay regresyon » ne dit pas en quoi il y aurait « yon makònay » et que ce « makònay » serait du type « regresyon ». Dans le rigoureux « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), le terme créole « makònay » (page 448) renvoie à l’aire sémantique de « entanglement » = « enchevêtrement », « intrication », et « mixing » renvoie à « mélange », « mixage ». Encore une fois nous sommes loin d’un « Glossary » élaboré selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et la confusion s’est installée à l’aide d’équivalents « créoles » aussi opaques que fantaisistes du type « yon makonnay regresyon ». La lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») devant être placé en entrée du dictionnaire créole explique que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » ait introduit en « entrée/vedette » une phrase en lieu et place de l’« unité lexicale ». Exemple : « how many more matings would you like to perform ? » dont l’équivalent « créole » est la forme interrogative « konbyen kwazman ou vle reyalize ? ».

Enfin l’évaluation analytique de ce « Glossary » est riche d’un enseignement de premier plan notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE RIGOUREUSE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE EST ABSENT DANS UN GRAND NOMBRE DE PSEUDO ÉQUIVALENTS « CRÉOLES » DU « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ».

Quatrième exemple L’information lexicographique contenue dans la microstructure du « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » et dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine est lourdement déficiente sur le plan méthodologique et lexicographique.

L’on observe que plusieurs « entrées » de le « Leksik kreyòl » sont des « segments phrastiques » du type « slogan politique » ou « proverbe » en lieu et place de l’« unité lexicale ». Védrine fait peu de cas de la méthodologie de la lexicographie professionnelle lorsqu’il affiche des équivalents « créoles » en dehors de la maîtrise du processus de « lemmatisation » traité par d’Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article. Il en résulte logiquement une ample et constante confusion théorique –en lien avec la lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») lorsque celle-ci est placée en entrée de ce mal nommé « lexique » qui est en réalité un glossaire.

Précisons-le davantage : dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl », Emmanuel Védrine confond une « unité lexicale » et une « séquence phrastique » : cette lourde confusion provient de l’ignorance constatée du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical »). Ignorant ces statut et fonction étudiés par Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article traitant de la « lemmatisation », Emmanuel Védrine leur substitue confusément en « entrée » alphabétique des « séquences phrastiques ». Cette manière de procéder est emblématique de l’une des plus grandes lacunes de la traduction et de la lexicographie créole, qui consiste –par l’emploi du « procédé de contournement »–, en l’emploi de « périphrases traductionnelles » ou de « périphrases définitoires » en lieu et place d’une « unité lexicale ». En voici des exemples.

TABLEAU 3 – Échantillon de « séquences phrastiques » utilisées en lieu et place d’une « unité lexicale » en « entrée » alphabétique

 

Termes anglais provenant du « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl »

Équivalents créoles provenant du « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl »

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foure anvlòp nan enprimant (prentè, prenntè) ou

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Termes anglais provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

Termes créoles provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

multiple regression analysis

analiz pou yon makonnay regresyon

how many more matings would you like to perform ?

konbyen kwazman ou vle reyalize ?

 

Sur le registre d’une lexicographie lourdement déficiente, sur celui de la « lexicographie borlette » promue par le MIT Haiti Initiative, il y a communauté de vue et de pratiques erratiques entre le « Leksik créole » de Vedrine et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » (Rezonòdwès, 12 août 2021) et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, Port-au-Prince, le 15 février 2022).

Tirés du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, voici d’autres exemples d’expressions et/ou de quasi-proverbes plus ou moins syntagmatisés consignés en « entrée » au titre d’unités lexicales en dehors de tout fondement méthodologique : 15. ipokrit yo sezi : (fr.), 17. ke makak la kase : (fr.), 22. manman poul la : (fr.), 28. se pa pou lajan non ! : (fr.), 30. voye Ayiti monte : (fr). Dans un ouvrage lexicographique élaboré selon les règles habituelles de la lexicologie professionnelle, le rédacteur aurait procédé à la segmentation des séquences pour ne retenir que les unitermes et les syntagmes lexicalisés : il aurait consigné, sources à l’appui, les unitermes « ipokrit », « makak » et « poul », tout en relevant dans un champ « Notes » les dérivés composés à partir de ces termes. L’amateurisme, la superficialité, l’incompétence et l’absence attestée de critères méthodologiques rigoureux en matière de lexicographie constituent le fort lien de parenté qu’il y a entre le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (sur ce « Glossary », voir notre compte-rendu critique publié en Haïti, « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020).

Au plan comparatif, entre le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine (voir le Tableau 1) et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », il existe donc une évidente parenté au creux de très lourdes carences méthodologiques. Il s’agit de l’absence totale du recours au corpus de référence à dépouiller ainsi que l’absence de critères d’établissement de la nomenclature de ces deux lexiques. En conséquence, le traitement lexicographique des termes rassemblés de manière aléatoire dans ces deux lexiques s’effectue dès lors à vue, dans la confusion des notions, dans les lourdes lacunes quant à l’exactitude lexicale entre les termes anglais et les équivalents créoles. Ces lourdes lacunes s’affichent au chevet d’un amateurisme verbeux qui croit pouvoir se donner des allures de « science » lexicographique en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Le terme « formating toolbar » a pour équivalent créole « ba zouti fòma ». Dans le domaine informatique, le terme « formating toolbar » a pour équivalent français « barre d’outils de formatage » selon le Dictionnaire anglais-français Linguee. L’équivalent français « barre d’outils de formatage » est correct au plan notionnel car l’idée centrale est celle du « formatage » informatique, qui signifie « Opération consistant à préparer la surface d’un support de stockage (disque dur, disquette, disque optique), afin qu’il puisse recevoir de l’information correspondant à un format donné » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Ces traits définitoires de « formatage » permettent de comprendre que l’équivalent créole « ba zouti fòma » est erratique, faux et opaque, d’autant plus qu’il peut mettre l’usager sur la piste d’une signification erronée du type « donner un outil au format » tout à fait opposée au terme anglais de départ. Le segment « ba zouti » met l’accent sur la « barre » alors même que la notion que recouvre « formating toolbar » désigne l’opération de « formatage » accessible depuis la « barre d’outils ». Celle-ci est un « Rectangle étroit habituellement affiché sous la barre de menus, qui contient les icônes ou les symboles représentant les fonctions les plus courantes d’un logiciel et qui est personnalisable par l’utilisateur » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

L’évaluation analytique des deux ouvrages lexicographiques de Emmanuel W. Védrine –à l’instar de l’évaluation du « Glossary » du MIT Haiti Initiative–, est riche d’un enseignement de premier plan notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE RIGOUREUSE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE EST ABSENT DANS UN GRAND NOMBRE DE PSEUDO ÉQUIVALENTS « CRÉOLES » DDE CES DEUX PUBLICATIONS.

Dans notre article « Les défis contemporains de la traduction et de la lexicographie créole en Haïti » (Fondas kreyòl, 8 février 2024), nous avons formulé plusieurs idées et propositions qui doivent être actualisées.

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du

créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait

se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de

la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours

créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées ainsi qu’à la néologie scientifique et technique créole, un champ neuf qui devra être développé dans l’ancrage à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

De quelle manière la lexicographie créole peut-elle être utile, sur les plans pédagogique et didactique, à la transmission des connaissances et des savoirs dans l’École haïtienne ? Plusieurs éditeurs de manuels scolaires créoles nous ont fait part à maintes reprises des difficultés éprouvées par les concepteurs/rédacteurs d’ouvrages de mathématiques, de sciences expérimentales, etc., dépourvus d’outils d’aide à la rédaction. Ils n’ont toujours pas à leur disposition un dictionnaire créole et un dictionnaire français-créole élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et capables de leur servir de référence et de guide. Ils ne disposent toujours pas de lexiques bilingues français-créole élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et capables de leur servir de référence et de guide. Cette carence généralisée d’outils d’aide à la rédaction a pour effet constant que chaque rédacteur conçoit et élabore des manuels scolaires créoles selon sa propre « méthode », selon son degré de maîtrise en créole des concepts de base des matières en question et selon sa propre conception du niveau de langue qu’il estime approprié à la rédaction de manuels scolaires. La rédaction de manuels scolaires créoles dans la privation d’outils d’aide à la rédaction s’effectue donc dans une relative anarchie et en dehors d’un modèle rédactionnel standardisé de référence. La lexicographie créole contemporaine –par l’élaboration d’un dictionnaire unilingue créole, d’un dictionnaire bilingue français-créole et de lexiques spécialisés–, apportera des réponses fonctionnelles et sûres à la carence d’outils d’aide à la rédaction de manuels scolaires de qualité. Il s’agit donc de promouvoir et de soutenir l’ouverture prochaine de plusieurs chantiers lexicographiques majeurs : la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti devra jouer un rôle moteur de direction et d’encadrement dans la mise en route de tels chantiers.

L’on observe que le ministère de l’Éducation n’a toujours pas élaboré de politique nationale du livre scolaire fournissant aux rédacteurs et éditeurs de matériel scolaire créole les paramètres linguistiques de la standardisation de l’ensemble de la production d’outils en langue maternelle créole ou bilingues français créole. S’il est vrai que le ministère de l’Éducation nationale dispose de plusieurs « Directions techniques », notamment la Direction du curriculum et de la qualité (DCQ) qui, en théorie, devraient contribuer à l’élaboration de la politique nationale du livre scolaire, il est attesté que les éditeurs de manuels scolaires ne bénéficient toujours pas d’un accompagnement institutionnalisé et soutenu en vue de la production de manuels scolaires créoles standardisés et de qualité. Ces dernières années, la production de manuels scolaires créoles standardisés et de qualité s’est heurtée au populisme linguistique et à la démagogie créoliste promus par l’ex-ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, la vedette médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Loin d’une approche scientifique du créole et de l’élaboration de livres scolaires de qualité en créole, le ministère de l’Éducation nationale a priorisé des mesures inconstitutionnelles et tape-à-l’œil (exemple : le financement exclusif des manuels scolaires créoles), ainsi que le financement unilatéral de 7 versions différentes du LIV INIK AN KREYÒL édité par 7 différents éditeurs. Dans l’état actuel, le ministère de l’Éducation nationale ne dispose d’aucun plan d’action destiné à accompagner et à standardiser l’élaboration des manuels scolaires créoles et encore moins d’outils lexicographiques créoles dont a besoin l’École haïtienne. D’autre part, il est tout à fait illusoire de penser que la microstructure dénommée Akademi kreyòl ayisyen –dont l’action est quasi nulle à l’échelle nationale depuis sa création en 2014 et dont l’horizon intellectuel ne dépasse pas l’étroite fenêtre du « bay kreyòl la jarèt »–, serait porteur d’un quelconque plan d’action destiné à contribuer à l’élaboration d’outils lexicographiques créoles. Il est amplement attesté que l’Akademi kreyòl ayisyen ne dispose d’aucune compétence avérée en lexicographie créole, pas plus d’ailleurs en traduction scientifique et technique créole : de 2014 à 2024, mis à part son anémique catéchisme traitant de l’orthographe créole, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a produit aucune étude scientifique dans les domaines-clé de l’aménagement du créole, de la didactique créole, de la didactisation du créole et de la lexicographie créole…

Les défis contemporains de la lexicographie créole sont également de l’ordre de la formation académique des lexicographes et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle de premier plan à jouer dans un environnement délétère où l’État haïtien –démissionnaire en ce qui a trait à l’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français–, n’accorde aucune véritable priorité à l’éducation en Haïti.

La dimension institutionnelle de la lexicographie créole s’avère donc être une exigence de premier plan : la professionnalisation du métier de lexicographe (comme d’ailleurs la professionnalisation du métier de traducteur généraliste ou de traducteur technique et scientifique) passe obligatoirement par une formation adéquate à l’Université. En ce qui a trait à la formation en lexicographie, il est tout indiqué que le « Programme de formation en techniques de traduction » mis en route en 2017 à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti, en partenariat avec l’Association LEVE, devra être renforcé par l’introduction de cours spécifiques de lexicographie. L’une des options programmatiques à explorer serait que dès la deuxième année de licence en linguistique la FLA offre une double spécialisation en traduction/lexicographie créole. Cette double spécialisation en traduction/lexicographie créole pourrait être enrichie par l’adjonction de cours en didactique/didactisation du créole. Comme nous l’avons soutenu dans plusieurs articles, l’un des plus grands défis de la lexicographie créole est la rupture avec l’amateurisme pré-scientifique afin de parvenir à une réflexion analytique et à une production scientifique solidement ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. C’est incontestablement la seule voie conduisant à la professionnalisation de la lexicographie et à la production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. La production d’outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique –notamment un dictionnaire unilingue créole et un dictionnaire scolaire bilingue français-créole–, sera d’un apport majeur dans l’enseignement DE la langue créole et dans l’enseignement EN langue créole des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne.

Montréal, le 4 juin 2024