Prix Goncourt 2020 : quatre romans encore en lice

Les impatientes, de Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Collas), L’anomalie, d’Hervé Le Tellier (Gallimard), Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo (Verdier) et L’historiographe du royaume, de Maël Renouard (Grasset), sont les quatre romans finalistes d’un Goncourt 2020 un peu particulier, puisqu’il a fallu dès les premières sélections délibérer à distance. Le verdict est attendu lundi 30 novembre 2020. Pour vous faire une idée de ces quatre finalistes voici un aperçu de chacun des quatre romans du carré final. 

« Les impatientes », de Djaïli Amadou Amal : un roman « coup de poing » contre l’obscurantisme et la soumission aux hommes

C’est l’une des grandes plumes actuelles de l’Afrique, qui porte la voix des femmes victimes de violences, mariages forcés, excision, viols… On ne l’attendait pas forcément au Goncourt, mais son livre, Les impatientes, qui raconte l’histoire de trois de ces femmes et de leur combat pour la liberté prend le lecteur aux tripes, sans concession, mais sans voyeurisme. Un roman « coup de poing » contre l’obscurantisme et la soumission aux hommes via un dogmatisme religieux qui s’étend en Afrique qui, s’il obtient la reconnaissance des jurés du Goncourt, pourrait donner de la visibilité à un combat féministe digne héritier des Lumières.

« Le livre de Djaïli Amadou Amal c’est poignant, car c’est une histoire vraie, c’est quelque chose qui arrive à beaucoup de femmes », souligne Didier Decoin, le président du Goncourt. « Beaucoup de livres sont publiés aujourd’hui, beaucoup trop. Quand on publie un livre c’est parce qu’on croit que ce livre peut changer quelque chose. Ce texte-là est essentiel », confie de son côté l’éditrice Emmanuelle Collas, interrogée par Franceinfo. « C’est un bon livre, c’est une belle écriture, incisive, forte puissante. C’est un texte universel, qui parle à toutes les femmes, qui fait sens et donne toute sa valeur à ce qu’est la littérature ».

« L’anomalie », d’Hervé Le Tellier : un roman exigeant et divertissant

Le roman d’Hervé Le Tellier, “oulipien”, rythmé comme une série télé, raconte l’histoire d’un événement survenu à bord d’un avion d’Air France au cours d’un vol entre New York et Paris, qui va bouleverser la vie des passagers, mais aussi la face du monde. Ce roman, écrit comme un scénario de série télévisée, est un savant jeu de construction dont les pièces s’emboîtent à la perfection pour raconter une histoire “surréaliste”. Faussement d’anticipation, ce roman aux mille facettes, mais avant tout philosophique, nous questionne en réalité sur notre présent, sur le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, en suggérant de folles hypothèses : et si le monde n’était finalement qu’une gigantesque simulation informatique dont les êtres humains seraient de simples programmes, plus ou moins intelligents ?

L’anomalie est aussi un hymne à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), dont Hervé Le Tellier est le président depuis 2019. Ce mouvement littéraire lancé dans les années 60 entre autres par Raymond Queneau, et comptant parmi ses adeptes des écrivains tels que Georges Perec, Italo Calvino, ou encore des artistes comme Marcel Duchamp ou Clémentine Mélois, entend produire « une littérature sous contrainte », l’auteur oulipien étant « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ». « Le livre de Le Tellier est nouveau dans le paysage littéraire », résume laconiquement Didier Decoin. Bref, L’anomalie est un roman à la fois exigeant et divertissant, qui le place, s’il faut en mettre un, en tête des pronostics. 

« Thésée, sa vie nouvelle », de Camille de Toledo : un ovni

L’écrivain Camille de Toledo se glisse dans ce carré final avec un livre singulier composé de textes et de photographies en noir et blanc, qui fait le récit d’une introspection abyssale entamée quelques années après le suicide de son frère Jérôme, en 2005. Après avoir tenté de reprendre une vie nouvelle en s’exilant à Berlin, Thésée est rattrapé par son passé, qui se manifeste par des douleurs dans tout le corps, qui le paralysent. Il décide alors d’ouvrir les cartons d’archives et observe attentivement les photographies de la famille, exhume les lettres des ancêtres. Il médite, apprend à respirer, et réussit ainsi à relier, rattacher, construire des passerelles entre les générations, entrevoir des échos entre les drames, observer des miroirs entre les dates, et remonter à la vérité d’une histoire familiale gommée par ses ancêtres. À travers son corps, à travers la matière, « qui sait infiniment plus que nous », Thésée comprend à quel point son être « porte la trace des violences subies sur plusieurs générations », et combien la rupture avec ce passé a produit une histoire qui n’en finit pas de bégayer.

La matière est aussi au cœur de l’écriture de Camille de Toledo. Écrit à la première personne, parfois à la troisième, ce roman est comme texturé, avec glissés dans le fil du texte des photographies, des italiques, des poèmes en prose, des débuts de phrases sans majuscule, des interlignages irréguliers. « Le livre de Camille de Toledo est peut-être littérairement plus poussé que les autres, bien écrit, mais pas d’une gaité folle. En couronnant ce roman, le jury ne choisirait pas la voie de la facilité, mais enfin on ne couronne pas un livre de rigolade », souligne Didier Decoin. « Ici, nous avons beaucoup aimé ce livre, qui interroge le réel, à la fois notre intimité, et notre histoire commune d’êtres humains, et notre présent, d’une manière inhabituelle ».

« L’historiographe du royaume », de Maël Renouard : un certain classicisme d’écriture remis au goût du jour

D’une langue ouvragée, l’auteur, qui fut aussi un temps la plume de François Fillon, écrit le destin d’un modeste lettré de l’ombre, compagnon d’études du roi Hassan II. Il en décrit l’ascension, les grâces et les disgrâces, dues à l’arbitraire du pouvoir. Un destin exceptionnel qu’il ne maîtrise pas, mais que Maël Renouard nous fait traverser avec lui. L’occasion d’une réflexion sur ces conseillers de l’ombre des royaumes (et des républiques ?), qui ont toujours oscillé entre docilité et hardiesse face au pouvoir. Pour Didier Decoin, le roman de Maël Renouard est « un livre formidablement bien documenté et écrit, c’est curieux d’être allé chercher cette histoire marocaine, cela fait un roman formidable, mais c’est un peu moins concernant ». Un Goncourt serait la reconnaissance d’un certain classicisme d’écriture remis au goût du jour. 

Laurence HouotCarine AzzopardiManon Botticelli, pour  France Télévisions