Première mise en scène de l’album « Mon Général Soleil » de Kebert Bastien

— Par Renel Exentus —

Le Centre des Arts de la Maison d’Haïti, laquelle vient de célébrer son cinquantième anniversaire de naissance, est un véritable lieu de créations artistiques à Montréal. Dans cet espace, plusieurs artistes conçoivent et présentent leurs œuvres dont la plupart sont de grande valeur. Après la performance, au début de l’année, des artistes en résidence Cindy Belotte et Mithra Rabel en danse, Alix Noel Gerry (Ali-X) en musique1, la soirée du 22 juillet 2023 a été l’occasion pour le talentueux musicien Kebert Bastien (Keb) de se produire. Après avoir été le coup de cœur du jury-musique l’année dernière, Keb a présenté au public montréalais la première mise en scène de son dernier album « Mon General Soleil, Mon Kammoken». Comme dans le cas de la pièce de Jesika de Faubert Bolivar et de l’Opéra de David Bontemps2, le public a accueilli avec enthousiasme la première adaptation au théâtre de l’album de Kebert Bastien.

Keb n’est pas à ses débuts en musique puisqu’il a déjà à son actif cinq (5) album en moins neuf (9) ans3. Il a produit donc au moins deux albums chaque deux (2) ans. Cette puissance créatrice fait de lui l’un des plus prolifiques musiciens de sa génération. Comme ses prédécesseurs, Keb a su s’inspirer de la variété de rythmes du patrimoine populaire haïtien.

Le samedi 22 juillet, Keb n’a pas eu sa guitare sous les bras comme d’habitude. Il s’est présenté au public sous un nouveau jour, en comédien qui fait la représentation théâtrale de son album « Mon General Soleil ». Avec le soutien des metteurs en scène Jacques Adler J. Pierre et de Ralph Civil, Keb n’a pas joué seulement des extraits de l’œuvre de J. S.  Alexis; il ne se contente pas de rendre hommage au romancier et militant communiste lâchement assassiné par les sbires du régime de Duvalier. Par sa mise en scène, il a plutôt mis en lumière la symbiose qui existe entre la figure du militant Alexis et l’interminable lutte du peuple haïtien pour la construction d’une société juste et égalitaire.

En incarnant ce rôle, Keb a inscrit dans l’actualité les différents combats du romancier-militant au point que le public s’émeut devant la trajectoire tragique du personnage. La pièce est composée de deux actes. Le premier se déroule dans une atmosphère silencieuse, une ombre cache les rayons d’une lampe placée en périphérie de la scène. Derrière la petite lampe, un sac de voyage traine à proximité d’un costume noir.

Entré sur la pointe des pieds, Keb, à demi nu, fait corps avec un silence lourd et l’ombre de la scène. S’habillant lentement, l’acteur exprime sur son visage l’angoisse du voyageur sans destination. Sous le rythme ensorcelant de la musique de Ali-X, Keb se livre à un monologue où il passe en revue sa double quête : celle de l’identité et celle d’un territoire d’accueil. La contrainte à l’exil se vit comme une douleur immense où on a le sentiment de perdre à la fois son espace de vie mais également une part de sa personnalité.

Reprenant une lettre d’Alexis à sa fille Florence, Keb, à travers un gestuel entrainant, fusionne la figure du militant avec celle du père. Conscient de son devoir envers sa fille, le père explique pourquoi il n’est pas à ses côtés. Finalement, il fit le choix, non sans déchirement, de s’engager pour construire une autre société haïtienne, laissant sa fille dépourvue de la chaleur paternelle dont elle a tant besoin. Le jeu de l’acteur permet de saisir son choix sous l’angle d’une nécessité encore actuelle. La nécessité de s’engager pour la construction d’une Haïti égalitaire et juste et celle de s’engager pour se libérer des étreintes de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Le deuxième acte prend une autre tonalité. Le jeu de l’acteur s’enchevêtre dans l’ondulation des rythmes nago et ibo pour se métamorphoser en poème. Une poésie de lutte qui donne une nouvelle âme aux laissés pour compte. Loin du cœur endolori de l’exilé, c’est le choix de la résistance et de la contre-offensive qui prend le dessus. La peur change de camp. Le pneu, symbole des contestations populaires, devient le potomitan4 de la scène. Comme le verbe cinglant du romancier-communiste, les yeux du comédien, devenus rouges, servent de lumière sur le chemin de la lutte de libération. « La lettre d’Alexis à Duvalier » incarne le moment fort de cet acte. Le monologue se transforme en dialogue : le public se met du côté de celui qui revendique le droit de circuler, le droit d’exercer sa profession et de vivre dans la dignité dans son pays. Cette voix contestataire symbolise l’arme redoutable qui affronte inlassablement toutes les survivances des gouvernements autoritaires. La dextérité et le jeu du comédien permettent d’outrepasser les coupures du temps. Par le truchement de l’imaginaire de la lutte, le passé se prolonge désormais dans le présent. Joignant le combat d’Alexis à celui des classes populaires d’aujourd’hui, la résistance à l’oppression devient la quintessence de la lutte du peuple au point que l’exil, les assassinats et les massacres ne font plus peur.

La mise en scène prend fin sur une note forte marquant la défaite de la peur. Les corps abattus ou mutilés refusent la mort. La sève de la résistance se reproduit et devient immortelle. L’exécution des Alexis, Jean Dominique, Père Tijean, Jean-Anil Louis Juste ne tue pas la conviction du peuple à résister et à continuer la lutte pour une Haïti juste et égalitaire.

 

Renel Exentus

Crédit photo : Maison d’Haïti

1Pour avoir plus d’informations sur les artistes en résidence pour le 50ème de la Maison d’Haïti, voir les liens suivants : http://princealix.com/

https://www.larotonde.qc.ca/repertoire/mithra-rabel/

https://www.instagram.com/cindoulous/?hl=fr

2Pour de amples informations sur la mise en scène de la pièce Jesika et de l’Opéra la Flambeau, voir les liens :

https://lenouvelliste.com/article/238888/pour-saluer-la-premiere-mise-en-scene-du-texte-jesika

https://www.lenouvelliste.com/article/240724/opera-la-flambeau-de-david-bontemps

4En créole haïtien, il signifie le pilier central du temple vodou.