« POUSSIERE DE BAMBOU » : arts de la scène caribéens cherchent auteur désespérément

— Par Roland Sabra —

« Entre les autres et moi le silence s’amplifie » dit il. Alors face à ce vide tétanisant il dévide de sa bouche la bobine interminable du ruban de la langue. Blanc ruban comme les blancs du discours que celui-ci souligne à vouloir masquer ceux-là. Hildevert Lorsold aussi seul en scène qu’il l’est face aux mots, comme nous tous qui avons toujours ce vieux rêve adamique d’un isomorphisme parfait entre les mots et les choses. Retour fusionnel dans le giron de « lalangue », vers un temps sans temps morts, en un lieu sans coupure. Il est donc seul en scène et tout commence par ce « bonjour » délesté d’épaisseur, déraciné de toute glaise, aussi consistant que les bulles de savon qui envahissent le plateau. La langue n’est pas un nomenclature. Les animaux et les choses ne sont pas présentés devant Adam pour être nommées tout uniment. Apprendre par cœur un dictionnaire franco-anglais ne fait pas accéder à la maîtrise écrite ni parlée de la langue de Shakespeare.

Les mots sont énigmatiques. Alors on joue avec pour les mieux connaître. Jeux de bulles ils s’évaporent, jeux de balles ils rebondissent inopinément, jeux de boules ils fracassent le locuteur. Tel un prestidigitateur on croît les maîtriser mais ils trahissent toujours l’illusionniste.

Les mots sont des armes. Ruddy Sylaire le rappelle :les fascistes espagnol montaient au combat au cri imbécile de « Viva la muerte ». Et Lorsold fait tournoyer au dessus de sa tête les coutelas des champs de cannes.

Les mots sont hermétiques, impossible à pénétrer. Mais on essaie quand même dans un mot gonflé de lui-même, énorme bulle blanche dans laquelle Lorsold disparaît englouti par la recherche de l’univocité qui toujours est chape prisonnière. Et la bulle immense d’éclater comme il se doit.

Alors que reste-t-il? Le langage du corps sur un fond de musique techno? Fils ténus d’une lumière qui vacille, silhouette évanescentes à l’orée de la mort, marionnettes désincarnées aspirées par le noir de la scène.

Non il ne reste rien. Pas même un homme puisque le langage est le propre de l’homme. Et l’apparition de Diogène à la recherche d’un homme qui s’étonnerait de tout plutôt que de rien clôt le propos par une quête tout aussi désespérée que le rêve adamique qui l’inaugurait.

Il y a des moment de pure magie dans le travail présenté par le metteur en scène martiniquais, d’origine haïtienne Ruddy Sylaire et même si Hildevert Lorsold butait involontairement sur les mots, à la recherche de son texte, la prestation du comédien à fait montre de l’étendue de sa palette. Tour à tour clown, illusionniste, magicien, jongleur, quelques fois danseur, il tente d’embarquer, quelquefois avec succès, le spectateur dans sa quête entre les jeux du cirque , les jeux de la piste et les jeux de plateau. Cette tentative de métissage des genres artistiques, reflets de nos identités multiples, intéressante en elle-même échoue par moment, mais par moment seulement sur le bric-à-brac hétéro-verbal qui la soutient. Mettre sur un même plan des textes de Ruddi Sylaire, de Jean Mettelus, de  Aimé Césaire ,de Jacques Prévert   et de Hildevert Lorsold est une entreprise audacieuse, certes, iconoclaste assurément, mais tout compte fait limitée dans sa course essoufflée au bout des cinquante cinq minutes que dure la représentation.

Si le travail de Sylaire atteste d’une contribution à la recherche d’une forme de spectacle proprement caribéenne qui emprunte à la « diversalité » de notre espace culturel, il lui reste à étayer son propos de façon plus convaincante.

Aux mêmes dates Gilbert Laumord à l’Atrium, explorait une autre piste de recherche autour de « Andidan lawonn-la ». L’intérêt de cette prestation, disons-le tout net, réussie se situe là encore autour du métissage multiple entre théâtre et musique, danse et poésie, chants africains et contes atemporels, rites d’intronisation et cérémonies de confirmation dans une gestuelle des corps convoquée pour suppléer le manque à dire.

Les belles lumières de Dominique Guesdon découpent les visages, les torses, les membres inscrivant sur les chairs les marques du passage, les signe de l’entrée dans le cercle ou dans la ronde, figure parfaite sans commencement ni fin dans laquelle nous devons être si nous voulons être. Il faudra reprendre et transmettre ce qui nous aura été donné pour advenir à nous-mêmes à travers ces origines chaloupées, entrelacées dans ces musiques qui surprennent le spectateur à frapper dans ses mains, à battre le rythme du pied, à rire aux éclats des dévotions à Saint Erémi et autres Saintes Pensions d’autant plus vénérées qu’elles nous aliènent et nous constituent plus sûrement. Ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas de la comédie musicale, ce n’est pas de la danse, ce n’est pas un tour de chant, c’est un façon joyeuse et grave d’inventer une forme de spectacle que les familiers d’Edouard Glissant associeront à la pensée du rhizome, à l’horizontalité en opposition à la pensée racine, à la verticalité.

Et ce sont sans doute les limites du travail. Le fil conducteur qui structure nos représentations mentales d’un spectacle se trouve brisé par la fragmentation de la narration qui emprunte à la schizoïdie. Mais peut-être les décrochages d’attention sont -ils, le fait d’une inégalité dans la qualité des textes retenus pour illustration, comme si la « diversalité » se trouvait tout à coup rabattue sur un axe quantitatif. En un mot la forme, d’une grande richesse, portée par de bons comédiens parmi lesquels se distinguent Gilbert Laumord et Joby Bernabé, mériterait d’être au service d’un propos plus ambitieux, plus consistant et plus structuré. Nul besoin de se présenter comme schizophrène pour dire la schizophrénie identitaire. Dire le composite de nos identités n’implique pas le recours à un montage de texte lui-même composite. Mais il se peut que Gilbert Laumord  rattrapé par le principe de réalité et nécessité (ou rareté) faisant loi ait été contraint à ce type de montage d’une cinquantaine de minute. Si la forme est en avance sur le propos il reste aux dramaturges, et d’une façon plus générale aux auteurs pour les arts de la scène à saisir leurs claviers dans l’urgence.

Comme d’habitude le théâtre foyalais et l’Atrium se sont livrés à une concurrence imbécile programmant aux mêmes dates et aux mêmes horaires deux spectacles intéressants qui s’inscrivent dans une démarche similaire qui vise à la construction d’un art de la scène ancré dans nos aires culturelles. Il est à souhaiter que la nomination de Manuel Césaire comme directeur de l’Atrium et du CMAC dans la perspective de fusion des deux structures mette fin à ces pratiques nuisibles, compte tenu du potentiel d’achalandage limité que sont susceptibles de mobiliser ces démarches novatrices.

Roland Sabra

« POUSSIERE DE BAMBOU » WABUZA Cie / DEFI PROD

Mise en Scène : Ruddy SYLAIRE

Comédien : Hildevert LORSOLD
Textes de :Ruddy SYLAIRE, Jean METELLUS, Aimé CESAIRE, Jacques PREVERT, Hildevert LORSOLD, Marie Thérèse LUNG-FU.Syto CAVE, Mukai KYORAI, Kuroyanagi SHOHA, DIOGENE…

 « Andidan Lawons-la »(Cie SIYAJ (Guadeloupe))

Une idée originale de Gilbert Laumord – Artiste invité : Joby Bernabé
Metteur en scène / Co-auteur / Interprète : Gilbert Laumord
Co-auteur / interprète : Joby Bernabé
Regard complice de Fred Bendongué (chorégraphe)
Direction musicale / Guitare : Dominique Domiquin
Percussions : Klod Kiavué et Rony Ferdinand
Scénographie : Dominique Guesdon
Création lumière et régie générale : Valéry Pétris et Dominique Guesdon