Pourquoi le blasphème continue à faire scandale

Qu’est-ce que le blasphème ? Pourquoi refait-il surface dans nos sociétés laïques ? La législation est-elle adaptée au « retour du religieux » ? Analyse avec Anastasia Colosimo, enseignante en théologie politique.

— Propos recueillis par Virginie Larousse —

Cet entretien a été publié initialement dans Le Monde des religions n° 83, juin 2017.

Aussi ancien que les religions elles-mêmes, le blasphème désigne l’insulte faite à Dieu ou au sacré. Si les religions monothéistes y sont particulièrement sensibles, il se retrouve pourtant dans d’autres traditions spirituelles comme l’hindouisme. Et alors que l’on pensait en avoir fini avec le « péché de langue », il revient régulièrement à la une de l’actualité depuis plusieurs années. Il est encore présent dans les débats alors que s’est ouvert, le 2 septembre, le procès des attentats de « Charlie Hebdo », de Montrouge et de l’Hyper Cacher, devant la cour d’assises spéciale de Paris.

Comment expliquer cette persistance ? Que disent les textes sacrés ? Décryptage avec la spécialiste Anastasia Colosimo, autrice d’un essai intitulé Les Bûchers de la liberté (Stock, 2016).

Illustration : Pasja de l’artiste Dorota Nieznalska

Comment définir le blasphème ?

Anastasia Colosimo : La première chose que l’on constate en s’intéressant au blasphème, c’est que cette notion existe dans presque toutes les langues et cultures du monde. Mais il y a encore un travail à mener sur sa définition. Originellement, le blasphème désigne l’insulte à Dieu. Au fil du temps, par extension, il va désigner l’insulte à tout ce qui est sacré ; il y a eu une sécularisation du mot.

Vous dites que le blasphème « est par essence un crime sans victime ». Qu’est-ce à dire ?

« La répression du blasphème est fédératrice, elle soude la communauté autour d’un ennemi commun »

En termes théologiques, la victime du blasphème existe : c’est Dieu. Mais dès lors qu’il y a judiciarisation du blasphème, qu’il donne lieu à un procès, une victime doit pouvoir témoigner ; il doit y avoir une accusation et une défense. Or, Dieu ne peut apparaître comme une victime réelle au cours d’un procès ; c’est pourquoi on parle de « crime sans victime ». La victime est alors construite politiquement. Dans l’ancien monde, c’était la société toute entière ; aujourd’hui, par un processus de sécularisation dévoyée, c’est devenu le croyant offensé.

Pourquoi les êtres humains ont-ils éprouvé le besoin de punir un acte ne causant pas de tort direct à l’un de leurs semblables ?

On condamne le blasphème non parce que Dieu est touché, mais parce qu’on estime que le blasphémateur met en péril la société. Il va à l’encontre d’une vérité considérée comme fondatrice. Le cas typique est Socrate, condamné pour impiété parce qu’il remet en cause les dieux de la cité, et donc la cité elle-même. De même, lorsque les juifs reprochent à Jésus de blasphémer, les Romains, eux, l’accusent de sédition. Il y a donc un rapport intime entre le fait d’insulter Dieu et d’insulter le prince, voire la cité. Face au risque de sédition, la répression du blasphème s’avère fédératrice, soudant la communauté autour d’un ennemi commun.

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Vouloir punir le blasphème, n’est-ce pas chercher à se mettre à la place de Dieu ?

Dans l’ancien monde et les sociétés traditionnelles, la légitimité politique repose sur une autorité spirituelle ou divine, comme l’illustre la monarchie « de droit divin » sous l’Ancien Régime. Par conséquent, si on insulte Dieu, on insulte le prince. Lorsque le blasphème est condamné, ce n’est pas tant au nom de Dieu mais des hommes qui croient en cette vérité.

Cette analyse ne vaut cependant pas pour notre époque : dans l’argumentaire de ceux qui aujourd’hui condamnent le blasphème, Dieu semble ressentir des sentiments identiques à ceux des hommes. Il s’agit d’une conception sentimentaliste de Dieu, dont il faudrait sauver l’honneur, qui est particulièrement prégnante dans l’islam radical.

Au final, le blasphème est un concept plus politique que religieux.

Absolument. Depuis ses origines, le blasphème est un concept politique, qui n’intéresse le religieux que marginalement. L’affaire du chevalier de La Barre, au XVIIIe siècle, l’illustre très bien : alors que les autorités religieuses réclamaient la relaxe du jeune blasphémateur, il a été condamné à mort par un tribunal civil.

En France, le délit de blasphème a été aboli en 1791. Comment expliquer le retour en force de cette notion, y compris dans des pays sécularisés ?

D’aucuns considèrent que notre époque est celle du « retour du religieux », qui aurait débuté en 1979, date de la Révolution islamique en Iran. En ce qui concerne le blasphème, la date charnière est 1989, avec la fatwa de condamnation à mort lancée par l’ayatollah Khomeyni contre Salman Rushdie. Avec cette fatwa, tout Occidental devient un impie potentiel, et tout musulman un bourreau potentiel, Khomeyni tentant de souder la communauté musulmane autour d’un ennemi commun, loin des guerres intestines de l’islam. Le retour du blasphème est donc lié au retour du religieux, et surtout du théologico-politique. Cela concerne l’Iran, mais aussi des pays non musulmans, par exemple la Russie avec le procès contre les Pussy Riot2.

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Cela dit, je considère qu’en Europe, la question du blasphème n’a jamais vraiment disparu. Elle s’est sécularisée. D’ailleurs, le délit de blasphème est loin d’y être aboli partout : certains pays le pénalisent encore. Et dans d’autres pays comme la France, avec la loi Pleven de 1972, il a été maquillé : il n’est plus question de délit de blasphème, mais « d’offense aux croyants », cette loi posant des limites à la liberté d’expression jugée trop permissive et susceptible de mettre en péril la paix civile. Elle interdit donc l’injure, la diffamation, la provocation à la haine en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion, une nation, une race ou une ethnie

En Angleterre, si le délit de blasphème a été supprimé en 2008, le député Jeremy Corbyn a évoqué la possibilité de le réintégrer. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo s’est rapidement développée l’idée que le journal satirique n’aurait pas dû blasphémer. Cette ambiguïté, selon moi, vient du fait qu’on a transformé le blasphème en offense aux croyants, le muant même parfois en une insulte raciste, alors qu’il n’a rien à voir avec ça.

L’islam semble particulièrement sensible au blasphème. Cette impression résiste-t-elle à l’analyse dépassionnée des faits ?

Cette notion est, de fait, revenue par le monde musulman. En outre, c’est seulement dans des pays musulmans qu’on peut être condamné à mort pour blasphème. Dans ces pays, les libertés sont encore très limitées et le rapport aux minorités extrêmement problématique. Le blasphème y est encore une fois un outil politique : il permet de persécuter des minorités religieuses qui dérangent.

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Néanmoins, l’Europe continue d’entretenir un rapport ambigu au blasphème, comme je viens de le dire. Et dans notre pays, les procès pour offense aux croyants sont loin d’émaner de seuls groupes musulmans. Certains catholiques des marges, comme l’AGRIF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne), mènent ainsi une croisade juridique contre les œuvres qu’ils jugent provocatrices.

Y a-t-il un lien entre le retour du blasphème et la crise de l’identité telle que nous la traversons actuellement ?

La loi Pleven de 1972 a instauré une concurrence identitaire et victimaire très forte. Attaqué en 2001 pour avoir présenté l’islam comme « la religion la plus con », l’écrivain Michel Houellebecq n’a pas été condamné. Au contraire, des associations catholiques ont obtenu gain de cause en poursuivant l’association Aides pour son affiche « Sainte Capote, protégez-nous », puis la marque Marithé + François Girbaud pour l’affiche détournant la Cène.

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Par conséquent, quand des caricatures de Mahomet ont été publiées, certaines associations musulmanes s’attendaient à pouvoir les faire condamner, mais cela n’a pas été le cas. D’où l’incompréhension. Le blasphème, déguisé sous la forme d’offense aux croyants, tient là un rôle d’outil politique aux mains des minorités qui essaient d’imposer leur identité. S’instaure une concurrence entre minorités, de revendication à être reconnues en tant que communautés.

Quelles sont, selon vous, les conséquences délétères de cette situation ?

En mettant sur le même plan insulte raciste et attaque envers la religion, et en permettant à des associations de porter plainte, telles des class actions, la loi Pleven a créé un communautarisme sauvage, alors que la France s’est précisément construite en valorisant l’individu et non le communautarisme, depuis la loi Le Chapelier de 1791 abolissant les corporations.

L’Etat ne s’adresse jamais à des communautés, mais toujours à des citoyens, qui existent par eux-mêmes, en dehors de tout déterminisme social, ethnique ou religieux. La loi n’a pas vocation à protéger les dogmes ou les symboles, mais les individus. Or, les actes de blasphème sont désormais potentiellement perçus comme des provocations à la haine ou à la discrimination. La loi Pleven permet donc, finalement, d’interdire le blasphème. C’est une erreur fatale. Le blasphème ne peut mettre en péril que les sociétés reposant sur une vérité divine, ce qui n’est plus le cas depuis longtemps dans les démocraties.

Comment interpréter cette incapacité à aller jusqu’au bout du processus enclenché lors de la Révolution française, à savoir abolir totalement le délit de blasphème ?

Il y a sans doute une explication anthropologique :…

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