Pour une littérature en langues françaises

Où en est-on deux ans après le manifeste  » Pour une littérature-monde « , qui mettait en question la notion de francophonie ?

Où classer Dany Laferriere, Canadien originaire d’Haiti, ou YasminaTraboulsi, Libanaise du Bresil ?

A peine l’effervescence suscitée par le Salon du livre francophone était-elle retombée, en mars 2007, qu’un gros pavé tombait dans la mare : le manifeste  » Pour une littérature-monde en français « , lancé par Jean Rouaud et Michel Le Bris, fondateur du festival Etonnants voyageurs. Signé par quarante-quatre écrivains, dont JMG Le Clézio, Tahar Ben Jelloun, Edouard Glissant, Amin Maalouf, Maryse Condé, Lyonel Trouillot ou Nimrod, ce manifeste annonçait la naissance d’une littérature-monde en langue française et, par voie de conséquence, la mort de la francophonie.

A première vue, l’intention de changer de dénomination était louable, tant celle de francophonie est sujette à caution. Comme le relevait Alain Rey en 2006, dans  » Le Monde des livres « , à l’occasion du Salon du livre consacré à la littérature francophone, ce terme de francophonie  » est une sorte de patate chaude que pays, pouvoirs et créateurs se repassent avec des intentions contrastées « .

Il est vrai qu’il recouvre des réalités bien différentes : géolinguistique à l’origine – le terme fut créé en 1880 par le géographe Onésime Reclus, dans un contexte clairement colonial ; politique après les indépendances de 1965 ; et bien sûr littéraire et artistique. Or, en la matière, force est de constater que ce mot, par trop connoté, semble bien étroit face à une sphère qui dépasse celle délimitée par les instances de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Car s’y regroupent, outre des écrivains des ères francophones proprement dites (africaine, caribéenne, américaine, moyen-orientale et asiatique), tels Boualem Sansal, Gary Victor, Nelly Arcan, Charif Majdalani ou François Cheng, des auteurs comme Milan Kundera, Hector Bianciotti, Anne Weber ou Jonathan Littell, qui ont choisi le français comme langue d’expression. Une langue que ces créateurs ont forgée bien souvent au contact d’une autre langue, au sein de contextes historique, politique, social et économique fort différents.

La littérature dite francophone n’est pas une mais plurielle. Se jouant allégrement des frontières – où classer d’ailleurs Dany Laferrière, Canadien originaire d’Haïti, ou Yasmina Traboulsi, Libanaise du Brésil ? -, elle a su apporter une autre vision du monde souvent occultée sinon niée par la littérature française. Mais également bousculer ses genres et son bel agencement séculaire. De quoi donner le tournis aux libraires français – et indirectement aux lecteurs – qui classent tantôt ces auteurs selon leur origine géographique, tantôt dans un rayon francophone, tantôt au sein de la littérature française. Leurs homologues anglo-saxons rangent quant à eux tous les auteurs de langue anglaise par ordre alphabétique…

Un pied dedans, un pied dehors. Tel semble être depuis l’origine le sort réservé aux écrivains francophones. Et ce malgré les efforts de l’abbé Grégoire, qui, dès 1808, lançait, dans De la littérature des nègres, un vif plaidoyer pour une littérature étrangère de langue française reconnue, acceptée et accueillie au sein de la littérature française. Deux cents ans ont passé et la problématique demeure presque inchangée.

Bien sûr, les plus optimistes pourront arguer que des efforts éditoriaux ont été entrepris pour mieux faire connaître ces littératures. Au mieux en les publiant au sein de collections généralistes, au pire dans des collections quelque peu réductrices voire ghettoïsantes, type  » Continents noirs « , chez Gallimard. De même a-t-on pu percevoir une augmentation significative, ces dernières années, du nombre d’auteurs francophones récompensés par les grands prix nationaux. Notamment en 2006, année faste s’il en fut, puisque Jonathan Littell reçut le Goncourt et le Grand Prix du roman de l’Académie française, Alain Mabanckou le Renaudot, Nancy Huston le Femina et Léonora Miano le Goncourt des lycéens.

Est-ce l’effet direct des célébrations des cultures francophones qui marquèrent 2006 ? Toujours est-il que, portés par cette moisson de lauriers, Jean Rouaud et Michel Le Bris lançaient, un an plus tard, le manifeste  » Pour une littérature-monde « . Grandiloquent, un rien naïf et pour le moins partisan dans sa vision de l’histoire littéraire (y étaient attaqués sans les nommer notamment Claude Simon et Georges Perec,  » inventeur d’une littérature sans objet « ), ce texte de combat prenait pour cible le  » Centre « , entendez Paris, ses instances de consécration, son milieu littéraire racorni et ses écrivains narcissiques, pour mieux exalter le retour victorieux, après des décennies de  » goulag poétique « , des écrivains de la périphérie. Malheureusement, comme le regrettait Camille de Toledo dans son pertinent essai Visiter le Flurkistan (PUF, 2008), ce manifeste, aussi séduisant fût-il politiquement, était limité dans sa portée par sa posture guerrière, opposant deux littératures qui n’ont cessé de se nourrir l’une l’autre, de dialoguer ensemble, mais également deux esthétiques. Ce qui gâchait ainsi l’opportunité de penser ensemble et non contre ces littératures dont la seule étiquette qui vaille est sans doute celle de littérature de langues françaises.

Christine Rousseau

27/03/2010