Pour saluer l’Oiseau de Cham

Par Anatole Atlas —

Si quelque virus ne s’était emparé de la planétaire cité dolente jusqu’aux tréfonds de son système nerveux détraqué, l’immunité mentale collective serait suffisante pour que chacun puisse goûter, comme un élixir poético-prophétique, cet antipoison radical qu’est l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Œuvre définie dans son dernier ouvrage comme « cheminement  ’’ dépourvu de chemin ’’ vers la compréhension » de « cette énigme indépassable qu’est la littérature ». Qui pourrait être ce vaccin dont le monde a besoin…

Le conteur, la nuit et le panier ne porte pas un titre facile à ranger sur l’armoire aux bibelots d’inanité sonore : c’est la moindre des raisons pour lesquelles on ne risque guère d’en voir signalée l’existence dans la presse en Belgique, plus prompte à célébrer Bob Morane. Et pour cause : nulle part n’est mieux rompu l’os pour sucer la substantifique moelle d’une mémoire des affres coloniales qui reste plus encore qu’un tabou : une prohibition dans ce pays. Si « Rabelais, ce père du langage, ce surgissement d’une catastrophe esthétique extrême, venait certainement d’une plantation martiniquaise » ; si « Rabelais est un conteur créole », pourquoi Chamoiseau ne serait-il pas issu d’une colonie belge en Afrique ?…

L’auteur ne m’en voudra pas de divulguer ici qu’il m’enseigna l’art d’écrire avec une plume de feu sur l’eau du fleuve Congo quand il avait sept ans. Cette sorcellerie lui venait de sa mère Man Ninotte, native des sources du côté des Monts de la Lune où jaillit aussi le  Nil, sur ces hauts plateaux de l’Est africain qui donnèrent naissance à Homo Sapiens. D’elle proviennent les plumes de feu ; du père, la première syllabe du nom. D’où ce patronyme allégorique offrant à qui le mérite mission de réviser le mythe biblique, afin de restituer au personnage de Cham la place que lui dénie le récit génésiaque, celle d’ancêtre symbolique de l’humanité…

Le dispositif imaginal de Chamoiseau lui ferait descendre le fleuve jusqu’à son embouchure, pour embarquer dans la cale d’un navire au cours de la traite négrière et se voir jeté sur une plantation des Antilles parmi trente millions d’esclaves du commerce triangulaire, sur quoi se fonderaient le capitalisme et la prospérité du monde occidental. Ici se déroule donc un périple au long cours vers nos origines oubliées. Si l’on n’écrit vraiment qu’en tout temps et en tout lieu, temps et lieux pour la plupart évadés de notre mémoire, dont il revient à l’écriture de relever les traces presque effacées comme celles des esclaves fugitifs, essentiel sera donc ici (ainsi que chez Edouard Glissant) le thème de la Trace… 

Jamais écrivain n’accompagna le lecteur à une telle profondeur de sa caverne intime, lui faisant visiter « un grand-trou-sans-fond où ce qui tombe remonte et ce qui monte retombe », où se découvre au visiteur (plus stupéfait que par tous les rêves éveillés) quelque chose comme une Divine Comédie dans le décor d’une Chapelle Sixtine accompagnée par la Passion selon Saint Matthieu (récit, peinture et musique pouvant être ceux de Césaire, Basquiat, Coltrane), sauf que ce voyage initiatique vers un futur lointain plus ancestral que Lascaux s’avère la « métamorphose » opérée par un vieux-nègre esclave devenu maître-de-la-Parole aux lueurs des tambours et au son des flambeaux lors d’une veillée mortuaire sur une plantation des Antilles, quand « gronde la clameur des dieux perdus de l’Afrique ». Chamoiseau nous fait sentir que jamais peut-être ne fusa le verbe avec une aussi géniale puissance explosive que dans ce contexte colonial esclavagiste, où se trouvait niée l’humanité d’une race damnée…

Depuis le fond de sa grotte littéraire aménagée comme une cale-matrice, l’auteur puise dans l’obligation faite au conteur d’œuvrer pendant la nuit les ressources d’une fulgurance dont s’illumine toute littérature. Non sans protéger cette zone de pénombre « où la nuit connaît le jour et où le jour s’émeut des puissances de la nuit ». Ni révéler que le maître-de-la-Parole « voyait soudain derrière la mort », tant l’enjeu pour conjurer la déshumanisation consiste à inventer « de la vie dans la mort ». Si pareille transe, retrouvée dans le jazz,  « relie ce qui est séparé », n’y voit-on pas une triple injonction politique, éthique et esthétique dont l’origine, se confondant à celle de la Parole, remonte à l’ancêtre Cham ? « Dans la plantation, l’archaïque filiation du chaman à l’artiste va vite revenir », avertit cet art poétique riche d’allers-retours entre le maître-de-la-Parole opérant clandestinement sa subversion du rapport esclavagiste, et l’écrivain confronté aux formes modernes de l’aliénation. « Le Conteur primordial mobilise déjà l’incertitude épique de Cervantès, les distorsions du réel de Kafka, les touffeurs langagières de Joyce, le majestueux détour de Faulkner autour d’une damnation originelle »…

L’Oiseau de Cham fréquente à ce point l’antériorité qu’il a déjà sa place dans la postérité. Ses conciliabules avec Aimé Césaire et Edouard Glissant nous embarquent dans une matrice commune à l’humanité. Mais celle-ci n’est-elle pas condamnée de nos jours à réclusion dans une autre « cale du monstre négrier », dont les parois tapissées d’écrans font partout réclame de la liberté ? « Dans une colonie, il existe toujours une langue dominée et une langue dominante ». Celle-ci n’est jamais une simple langue, mais une arme de la domination. Si nul ne fait, depuis plus de trente ans, meilleure écriture de la langue française que Chamoiseau, c’est non seulement qu’il a tété plus d’une ancestralité, mais qu’il en use avec l’ambition déclarée d’un Guerrier – notion qu’il oppose à celle du simple rebelle. Mes oreilles sifflent encore de cette insulte qu’il me lança naguère lors d’une rencontre à Carthage…

Je pourrais contester la vision du Tout-monde (concept forgé par Glissant) comme une coexistence d’ « états-du-monde », quand le capitalisme surdétermine selon moi ces états dans un processus destructeur de l’Être, mais pareille controverse (à laquelle je convie les mânes de Marx négligé par Patrick) n’aura pas lieu ici. Elle aura pour décor le rivage de Kisangani ; pour arbitre Mamiwata, la sirène du fleuve Congo. De telle manière qu’à jamais demeure en promesse « l’éclat narratif neuf, renouvelé, vierge encore ».

A.A.