Place aux jeunes

Auteur(s) : Philippe Bihouix ; Sandrine Dauphin ; Olivier Galland ; Annie Junter ; Audran Le Baron ; Philippe Lemistre ; Anne Muxel ; Sylvie Octobre ; Thibaut Saint-Pol ; François Sarfati ; Augustin Vicard

Ce dossier de Cahiers français se propose de scruter la situation actuelle de la jeunesse en s’attachant à dépasser les représentations convenues et les stéréotypes. Il vise également à faire le point sur les politiques menées en direction de la jeunesse pour sa formation, son insertion dans le monde du travail et la résorption des inégalités dont cette jeunesse pâtît souvent. Il apparaît nécessaire de comprendre les évolutions d’une classe d’âge qui semble s’allonger à mesure qu’augmente l’espérance de vie. Quelle place occupe aujourd’hui cette jeunesse dans la société ? Quels sont les aspirations et ses préoccupations au-delà de la question du réchauffement climatique ? Comment favoriser son insertion dans le monde adulte et en particulier dans le monde du travail ?

Dossier
Grand entretien. La jeunesse : un monde à part ? par Olivier Galland
Au delà de la génération Z, Les différents visages de la jeunesse par Augustin Vicard
Quelles politiques en faveur de la jeunesse par Thibaut de Saint Pol
La formation initiale des jeunes : un enjeu clé par Philippe Lemistre
Quelle insertion dans l’emploi ? par François Sarfati
Les cultures jeunes à l’ére numérique ? par Sylvie Octobre
Les régistres pluriels de l’engagement des jeunes par Anne Muxel

Varia
Politiques publiques : la politique d’égalité femmes-hommes: où en est on ? par Sandrine Dauphin
En débat : Faut-il poursuivre le développement du numérique à l’école ? par Audran Le Baron, Philippe Bihouix
Le point sur: Renseignement français quelle organisation et quel cadre légal par La rédaction de vie-publique.fr
C’était en… juillet 1983 : la loi sur l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes (dite loi Roudy) par Annie Junter

Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui ?

Entretien avec Olivier Galland

Sociologue, directeur de recherche émériteau Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Si la jeunesse d’aujourd’hui se distingue de celle des générations précédentes, l’idée d’une rupture générationnelle entre les jeunes et leurs aînés est à nuancer au regard du passé. En revanche, bien que la jeunesse actuelle partage une culture commune, elle semble plus clivée socialement, un problème qui révèle la nécessité d’une réforme du système éducatif français, peinant à pallier les inégalités.

À quand remonte la conception de la jeunesse comme une période spécifique de l’existence ?

On connaît les célèbres travaux de Philippe Ariès sur l’invention de l’enfance. Ce dernier montrait que l’enfance était ignorée dans la France d’avant les Lumières 1. Avant le xviiie siècle, la mortalité infantile était très élevée, ce qui contribuait à nourrir une certaine indifférence à l’égard des enfants.

Comme ils étaient nombreux à mourir jeunes, ceux-ci étaient facilement « remplacés ». Peu ou prou, on peut étendre le raisonnement à la jeunesse. Avant le siècle des Lumières, la jeunesse n’avait pas véritablement d’existence sociale ou au moins de reconnaissance sociale. C’était l’âge de l’attente, comme l’a montré l’historien Georges Duby à propos des jeunes de familles nobles au Moyen Âge 2. En effet, pour exister socialement, les garçons (car le destin des filles dépendait uniquement du mariage) devaient attendre que les pères cèdent la place. Par ailleurs prévalait en France le droit romain, la patria potestas (le pouvoir paternel), qui donnait aux pères un pouvoir absolu sur leur progéniture.

Les Lumières ont changé la donne, car elles ont introduit l’idée que l’obtention d’un statut ne passait plus uniquement par le sang mais que ledit statut pouvait s’acquérir par le mérite et l’éducation. La réalisation personnelle commençait à sortir d’un strict déterminisme héréditaire. Elle pouvait se construire par des efforts et des talents individuels. Sur ce plan, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau est un livre fondateur, qui exalte ce rôle de l’éducation dans la construction de soi.

Par la suite, progressivement, l’éducation extrafamiliale, à l’école puis à l’université, s’est étendue et peu à peu généralisée. Celle-ci a puissamment contribué à construire la jeunesse comme un âge de la vie, en créant des grades scolaires et en institutionnalisant ainsi cette période de l’existence.

Lorsque l’on évoque la jeunesse, de quelle tranche d’âge parle-t-on au juste ? N’y a-t-il pas une extension de cette période de la vie ?

Oui, il y a une extension par les deux bouts.

La jeunesse est devenue à la fois plus précoce et plus tardive. Elle est plus précoce parce que les préadolescents, c’est-à-dire les collégiens, ont acquis une nouvelle autonomie qui contribue à les différencier de l’enfance au sens strict. À ce sujet, les nouveaux moyens de communication ont joué un grand rôle dans cette prise d’autonomie des préados.

C’est une nouvelle autonomie relationnelle : ceux-ci ne dépendent plus de leurs parents pour nouer et entretenir des contacts avec leurs proches. Plus globalement, les réseaux sociaux construisent une scène sociale spécifique à l’adolescence, à laquelle les adultes n’ont pas accès. Ces réseaux contribuent aussi évidemment à forger et à cristalliser des goûts spécifiques à cet âge de la vie.

Mais la durée de la jeunesse s’est aussi allongée ; sa fin est plus tardive, du fait de la prolongation des études, du recul de l’âge de la stabilisation professionnelle et surtout du recul de l’âge de la formation d’une famille.

Aujourd’hui, les femmes ont leur premier enfant, en moyenne, vers 29 ans. Or il me semble que la naissance du premier enfant clôt véritablement la phase de jeunesse, parce que l’on s’engage alors dans des responsabilités irréversibles qui changent assez profondément notre mode de vie. Les enquêtes sur les emplois du temps de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) le montrent bien : après la naissance du premier enfant, l’emploi du temps se recentre sur le foyer ; le temps consacré, par exemple, aux sorties entre amis diminue fortement. C’est un peu la fin de la sociabilité du juvénile, dans sa phase la plus extensive tout au moins 3.

Qu’est-ce qui distingue, selon vous, la génération des 18-24 ans de ceux qui ont eu le même âge dans les années 1980 ou 1990 ?

C’est une question complexe, parce que la société dans son ensemble évolue, et se posent aujourd’hui des questions que l’on ne se posait pas hier. Mais celles-ci étaient-elles pour autant absentes de la tête des gens ? En toute rigueur, il est difficile d’y répondre.

Par exemple, en 1980, on ne parlait, pour ainsi dire, pas des violences exercées par les hommes sur les femmes. Cela signifie-t-il pour autant qu’on les tolérait plus qu’aujourd’hui ?

Sans doute en partie, mais il n’y a pas de réponse scientifique à cette question, tout simplement parce que, à l’époque, ce genre de question n’était pas posé dans les enquêtes !

Pour en revenir aux jeunes, je pense que l’on a tendance à exagérer l’impact des ruptures générationnelles depuis la fin des années 1960.

Les années 1960 ont bien été une période de « clash » générationnel sur le plan des valeurs et des moeurs. Mais, par la suite, on a plutôt constaté une évolution tendancielle, sans véritable rupture prononcée. La société française a évolué tendanciellement – les jeunes plus que les autres générations, mais ces dernières également – vers une acceptation de plus en plus prononcée du libéralisme culturel, c’est-à-dire de l’idée que chacun doit être libre de concevoir, sur tous les plans, sa vie personnelle comme il l’entend. Un exemple emblématique de cette tendance profonde est la tolérance grandissante de toutes les générations (à l’exception peut-être des plus âgées, les générations d’avant-guerre, qui n’ont pas grandi dans le même contexte social) à l’égard de l’homosexualité.

La jeunesse actuelle est à la fois plus homogène et plus clivée que celle des années 1980. Elle est plus homogène sur le plan culturel du fait de la progression spectaculaire de la scolarisation (80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, 50 % poursuivant des études supérieures). Cette prolongation de la scolarisation contribue à « extraire » plus longtemps les jeunes de leur milieu d’origine et à les inclure plus longtemps dans l’univers culturel de leur génération. Il s’y crée des goûts communs. Mais cette jeunesse est également plus clivée, socialement cette fois. En effet, on constate que les jeunes qui poursuivent des études et obtiennent un diplôme universitaire ou une qualification professionnelle (la majorité) ont plus de chances de réussite et d’intégration que ceux qui sortent de l’école sans diplôme ou avec seulement une faible qualification. Ces derniers ont de plus en plus de mal à trouver un emploi et à se stabiliser dans ce dernier, surtout les garçons, du fait des destructions massives d’emplois non qualifiés dans les secteurs industriels qui les employaient autrefois.

La jeunesse d’origine immigrée, surtout celle de confession musulmane, a également connu d’assez profondes mutations culturelles. Dans les années 1990, on était optimiste quant à ce que l’on pourrait appeler « l’intégration culturelle des jeunes d’origine étrangère » : leurs goûts, leurs moeurs, leurs attitudes sociales et politiques semblaient se rapprocher progressivement de ceux des jeunes d’origine française.

À partir des années 2000, ce mouvement a été stoppé, voire inversé – pas pour tous les jeunes d’origine étrangère, bien sûr, mais pour une partie notable d’entre eux. La religiosité des jeunes musulmans, qui semblait diminuer (à l’image de ce qui se passait pour les autres jeunes), a connu un fort rebond 4 et a dérivé, pour une partie minoritaire d’entre eux, vers une forme d’intégrisme ou au moins d’absolutisme religieux.

Ce mouvement les éloigne culturellement de la société française qui, comme je l’ai dit, est de plus en plus gagnée par le libéralisme culturel.

Or les jeunes musulmans le plus attachés à leur foi le rejettent assez radicalement. Cette évolution religieuse s’accompagne, chez une partie très importante des jeunes musulmans, de la conviction d’être victime d’un ostracisme racial profondément ancré dans la société française.

Je ne crois pas que cette idée soit juste 5 (même si, c’est indéniable, les jeunes d’origine étrangère sont victimes de discriminations à l’embauche), mais beaucoup de jeunes d’origine étrangère en sont persuadés. Ces tensions se matérialisent souvent dans les rapports très conflictuels que ces jeunes entretiennent avec la police, sans doute considérée comme le bras armé d’une société hostile.

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Place aux jeunes

N° 434 Juillet-août 2023

Paru le 11 juillet 2023

Auteur(s) : Philippe Bihouix ; Sandrine Dauphin ; Olivier Galland ; Annie Junter ; Audran Le Baron ; Philippe Lemistre ; Anne Muxel ; Sylvie Octobre ; Thibaut Saint-Pol ; François Sarfati ; Augustin Vicard

Auteur(s) moral(aux) : La Documentation française

Éditeur : La Documentation française