Petite Histoire des faits économiques (des origines aux subprimes)

— Par Michel Herland —

 « Mainstream for ever »

 

 

Jacques Brasseul, Petite Histoire des faits économiques (des origines aux subprimes), collection « U », Armand Colin, 2e éd., Paris, 2010, 320 p. Par Michel Herland.

 

Jacques Brasseul est l’auteur, chez le même éditeur, d’une Histoire des faits économiques et sociaux magistrale, en trois volumesi. Il en a tiré une édition condensée, une Petite Histoire (2001) dont il nous donne aujourd’hui une version augmentée. Pour qui souhaite s’instruire (ou se rafraîchir la mémoire) sur les différentes étapes qui ont conduit l’humanité depuis les temps primitifs jusqu’à aujourd’hui, cette nouvelle Petite Histoire rédigée par un spécialiste incontesté du domaine est le choix qui s’impose.
Cette deuxième version, bénéficiant d’une centaine de pages supplémentaires par rapport à la précédente, l’auteur a pu ajouter divers compléments, sous la forme d’une série d’encadrés qui apportent un éclairage nouveau à l’exposé principal et, surtout, il a pu ajouter un chapitre entier consacré à l’évolution économique des origines jusqu’au début de la révolution industrielle, ce qui faisait l’objet du premier volume de sa « grande » histoire et qui n’avait pas trouvé sa place dans la version précédente de la Petite Histoire. Une omission qui devait être réparée et c’est désormais chose faite.
Plus on avance dans le temps et plus nos connaissances se font nombreuses et précises. Par ailleurs, nous sommes en général plus intéressés par le passé le plus proche car il a conditionné directement notre présent. L’organisation de la Petite Histoire en découle : un chapitre pour l’immense période qui s’étend depuis les origines de l’humanité jusqu’au XVIIe siècle, un chapitre pour le XVIIIe siècle, deux chapitres pour le XIXe siècle et ses deux révolutions industrielles, trois chapitres enfin pour le XXe siècle, la Grande Crise, la mondialisation et la troisième révolution industrielle (ou « technologique » comme préfère écrire J. Brasseul) dont nous ne sommes pas encore sortis.
L’index des noms propres de la première édition, réduit à une seule page à la fin de l’ouvrage, est devenu un copieux index des noms et des matières de vingt-et-une pages, ce qui facilite grandement la consultation pour celui qui cherche une référence précise. Au hasard de l’index, on tombe par exemple sur le mot « suffragettes », lequel renvoie à un encadré intitulé « Progrès scolaires, progrès des femmes » ajouté au chapitre sur « Les mutations du capitalisme au XIXe siècle ». Ces deux titres – du chapitre comme de l’encadré – montrent bien que J. Brasseul n’a pas voulu restreindre son sujet à la seule histoire économique mais qu’il entendait bien, conformément à la tradition française, présenter une histoire des faits économiques et sociauxii.
L’économie, comme on ne le sait que trop, hélas !, n’est pas une science exacte. L’histoire non plus. Ainsi, lorsque l’on cherche à interpréter – pas seulement à raconter – le passé, que l’on utilise la boîte à outils de l’économiste ou celle de l’historien, ou qu’on combine les deux, on est réduit à une alternative simple : ou bien prendre soi-même parti, ou bien présenter les diverses explications qui ont été proposées en laissant le lecteur libre de choisir. La deuxième branche de l’alternative est évidemment préférable, d’autant qu’elle présente l’avantage d’être en adéquation avec l’objet dont il s’agit de rendre compte. Les ruptures successives qui marquent notre histoire ont rarement une seule cause : des explications d’ordres différents permettent plus facilement de rendre compte de la pluralité des causes. On y perd en simplicité mais c’est le prix à payer pour l’honnêteté de l’historien.
J. Brasseul se range évidemment au second parti. Il ne cherche pas à imposer une thèse (qui serait de toutes façons contestable), il propose le plus souvent un faisceau d’explications. Tel est le cas en particulier lorsqu’il affronte une des énigmes les plus brulantes de l’histoire économique : pourquoi la révolution industrielle est-elle apparue d’abord en Angleterre, avec plusieurs décennies d’avance sur les autres pays européens ? Il n’y a rien de naturel à cela, ne serait-ce que parce que le pays le plus prospère, au milieu du XVIIIe siècle, n’était pas l’Angleterre mais la France, riche non seulement de son agriculture mais également d’une proto-industrie qui satisfaisait aux besoins du royaume le plus peuplé de l’Europe. L’une des thèses du décollage industriel de l’Angleterre s’appuie d’ailleurs sur le contraste entre les deux pays, la France qui disposait en abondance des ressources traditionnelles (terre, main d’œuvre, etc.) n’ayant pas d’incitation particulière à changer de modèle, tandis que l’Angleterre était poussée par ses « pénuries relatives » vers un modèle de développement plus intensif, fondé sur les innovations, économisant les hommes et faisant appel à d’autres sources d’énergie (le coke).
D’autres explications sont mises en avant : une géographie particulièrement favorable qui facilitait le transport maritime entre les principales villes du pays (avant que l’on ne se mette à aménager avec frénésie les voies navigables (la « folie des canaux ») ; l’abondance des réserves de charbon et de fer ; l’existence d’un empire offrant des débouchés croissants à l’industrie anglaise et apportant à cette même industrie le coton qui lui faisait défaut ; la stabilité des institutions ; une idéologie favorable à l’activité économique, particulièrement chez les puritains ; et peut-être un esprit plus pragmatique que celui des Français, réputé davantage tourné vers les spéculations abstraites.
Tout cela fait déjà beaucoup d’explications mais peut-être la plus convaincante est-elle celle de Nick Crafts présentée à la fin par J. Brasseul, suivant laquelle il n’y aurait pas en réalité de facteur ou même de facteurs au pluriel vraiment déterminants de la précocité de l’Angleterre en matière industrielle. Son avance serait simplement le résultat du hasard ; la révolution industrielle aurait pu commencer aussi bien ailleurs. En un demi-siècle, entre 1738 et 1789, se sont enchaînées une série d’innovations décisives dans la filière du coton, depuis la première machine à filer jusqu’au métier mécanique mû par la vapeur. Il se trouve que ces innovations ont trouvé en Angleterre un terrain favorable. Mais rien n’interdit de penser que ces innovations, ou d’autres, auraient pu trouver ailleurs un terrain tout aussi favorable.
J. Brasseul, on l’a dit, ne cherche pas à imposer une thèse ; il propose diverses explications possibles, sachant qu’il est peu probable qu’une seule suffise à rendre compte de phénomènes éminemment complexes. Seuls quelques points de détails amènent à penser qu’il se rattache personnellement au courant libéral. Par exemple dans l’encadré où il présente la montée des inégalités à la fin du XXe siècle comme la conséquence de la troisième révolution industrielle (ou « technologique » : internet, biotechnologies, etc.). La croissance des inégalités confirme simplement, selon lui, une loi historique, « caractéristique de toute révolution industrielle ou technologique ». Aucune mention n’est faite à cet endroit de la mondialisation qui fait pourtant des classes laborieuses des anciens pays industriels les victimes toutes trouvées du chantage à l’emploi, tandis que le capital est libre de s’investir là où c’est le plus rentable pour lui. De même, dans l’encadré consacré au néo-libéralisme, est-il noté que les fonds de pension sont destinés à « intéresser les travailleurs au bénéfice des firmes et à la croissance économique en général, tout en assurant leur sécurité à long terme ». Ici encore, aucun commentaire ne vient nuancer le propos. Ces deux exemples ne concernent, au demeurant, que l’actualité, un sujet bien plus polémique que le passé car on ne dispose pas, par définition, du recul suffisant pour évaluer ce qui est en train de se produire.
Cela ne signifie pas que l’auteur a eu tort de pousser son panorama historique jusqu’à aujourd’hui. L’une des principales finalités de l’histoire n’est-elle pas de nous aider à mesurer l’originalité du temps où nous vivons ? Sans elle, nous pourrions être tentés de tenir pour acquises les caractéristiques de notre temps (division internationale du travail, financiarisation, spéculation, technologies nouvelles, etc.). Aucun de ces phénomènes n’est nouveau en soi, par contre sa forme diffère de celle du passé et la manière dont il se combine avec les autres est également inédite. Seule l’histoire nous permet d’apprécier les ressemblances et les différences entre notre système économique et social et ceux qui l’ont précédé. Grâce à elle, nous pouvons mesurer, par comparaison, les forces et les faiblesses du présent et – pour les plus curieux ou les plus inquiets d’entre nous – tenter d’imaginer l’avenir. Le livre de J. Brasseul peut servir aussi à cela.
Michel Herland.

 

03/11/2010