Obama, Trump, Biden face à Guantanamo Bay

« Je n’ai jamais cessé de croire aux valeurs humaines », ainsi s’exprime Mohamedou Ould Slahi, qui a connu  l’enfer de Guantanamo, et se voit incarné par le comédien Tahar Rahim dans le film The Mauritanian / Désigné coupable.

Le biopic 

Adaptation par le réalisateur Kevin Macdonald du livre Les Carnets de Guantanamo, du Mauritanien Mohamedou Ould Slahi, le film déjà sur les écrans aux États-Unis depuis février devrait sortir en France, en juillet 2021. Le biopic, dans lequel Tahar Rahim incarne le rôle-titre aux côtés de Jodie Foster dans celui de l’avocate qui prit fait et cause pour Mohamedou, raconte les quatorze années d’emprisonnement de celui qui est devenu écrivain dans le camp de détention de Guantanamo Bay, la tristement célèbre prison américaine située sur l’île de Cuba. Écrite en 2005 et d’abord classée secret-défense par le gouvernement américain, cette autobiographie avait, après de longues années de bataille juridique, été éditée en 2015. Depuis, Les Carnets de Guantanamo, premier ouvrage, précieux et douloureux témoignage – écrit à la main – publié par un prisonnier de Guantanamo, ont connu un succès mondial. Le récit, qui relate l’expérience traumatisante vécue par Mohamedou Ould Slahi, donne un authentique aperçu du fonctionnement de ce camp où sévissent les tortures, tant physiques que psychologiques.

Deux mois près les attentats du 11 septembre 2001, suspecté de terrorisme par les autorités américaines, le jeune homme est arrêté à Nouakchott par les autorités de son pays, qui le livrent aux États-Unis alors en pleine paranoïa…  Son crime ? Avoir combattu aux côtés des moudjahidines, affiliés à Al-Qaïda, contre la présence soviétique en Afghanistan en 1991. Ingénieur en télécommunications, il est aussi soupçonné d’avoir participé au Millenium Bombing¹, une attaque contre l’aéroport de Los Angeles, prévue à Montréal, mais déjouée à la fin de décembre 1999.

Commence alors pour lui un long et terrible périple de plusieurs mois. Transféré par la CIA, à bord d’un avion privé, à Amman dans une prison jordanienne où il est resté huit mois, longuement interrogé et torturé, Mohamedou est ensuite déporté brièvement à la base américaine de Bagram, en Afghanistan, avant d’être finalement envoyé à Guantanamo Bay, le 4 août 2002. Incarcéré sans inculpation, ni jugement, il y restera pendant quatorze ans :  bien qu’un juge ait ordonné sa libération en 2010, il a dû attendre le 4 juillet 2016 pour recouvrer la liberté, sans qu’aucune charge ne pèse sur lui. Mais depuis, privé du visa nécessaire pour rejoindre sa famille qui réside en Allemagne – un visa que lui refusent les pays de l’Union européenne et les pays d’Amérique du Nord – il vit à Nouakchott, où il milite pour La Défense des droits de l’homme. Appelé à être conseiller pour le film, il nous en donne sa vision : « Le film est très proche de la réalité. Je l’ai bien sûr regardé, mais je n’ai pas pu visionner les scènes violentes, car cela me rappelait trop de choses douloureuses. Ce film est une opportunité pour que les gens connaissent ma version de l’histoire, pour dénoncer l’impunité et partager aussi ce que beaucoup d’autres prisonniers ont vécu. Peut-être pourrait-il un jour jouer un rôle en faveur de la fermeture de Guantanamo ? »

Lire l’interview complète de Mohamedou Ould Slahi dans Le Point. 

Les présidents et le camp de détentions arbitraires

Mohamedou Ould Slahi a trouvé dans l’écriture de ses mémoires une forme de salut. Trois ans après son arrestation, il a commencé à rédiger le journal² où il décrit son quotidien de prisonnier disparu dans « les limbes du système pénitentiaire américain ». Ces années de « sa jeunesse perdue », marquées d’atrocités et dignes d’un univers kafkaïen, il les qualifie « d’interminable tour du monde  de la détention et des interrogatoires ». Interrogé aujourd’hui sur la volonté du nouveau président américain de mettre fin à cette situation, il nous dit son espoir de voir le scandale prendre fin : « Barack Obama avait promis de fermer Guantanamo, mais il n’a pas réussi. Il a reculé. Je pense que Joe Biden est un homme bien, et c’est pourquoi je lui ai envoyé une lettre personnelle ainsi qu’une autre co-signée par d’anciens détenus pour demander la fermeture du camp de Guantanamo… Ayant perdu sa femme et sa fille alors qu’il était jeune élu au Sénat, il sait ce que signifie la souffrance et j’espère que sa foi l’aidera à prendre la bonne décision. Je crois en lui ». Dans les faits, une commission de la Maison Blanche a approuvé le 17 mai la libération de trois détenus, dont l’homme d’affaires pakistanais Saifullah Paracha, le doyen des prisonniers âgé de 73 ans. Arrêtés et transférés à la prison entre 2001 et 2003, ces hommes enfermés depuis près de vingt ans n’ont jamais été inculpés, comme la plupart de leurs co-détenus. Leur libération prochaine a relancé les spéculations sur la possibilité que Joe Biden ferme enfin le camp de détention de Guantanamo, devenu « une épine dans le pied de Washington, accusé de détention illégale, de violations des droits humains et de torture ». À ce jour, il abrite encore une quarantaine de détenus, dont 26 sont considérés comme trop dangereux pour être libérés, mais les procédures judiciaires s’éternisent en raison de la complexité de leurs dossiers. Contrairement à Donald Trump, qui durant sa campagne présidentielle de 2016 avait affiché sa volonté de garder ouverte la prison pour « la remplir de mauvais gars », et qui avait conservé cette position une fois élu, le président démocrate américain « souhaiterait fermer Guantanamo avant la fin de son mandat », a affirmé lors d’une conférence de presse Jen Psaki, porte-parole de la Maison-Blanche : « C’est certainement notre objectif et notre intention… Nous avons donc entamé un processus avec le Conseil de la Sécurité nationale […] pour travailler avec les différentes agences fédérales et évaluer la situation actuelle […], dont nous avons hérité du gouvernement précédent ». Joe Biden reprend ainsi la promesse de campagne de Barack Obama : en janvier 2009, ce dernier avait ordonné la fermeture de la prison, dans l’idée de faire juger les prisonniers par des tribunaux civils. Mais la décision, très impopulaire, avait été bloquée au Congrès. Sous ses deux mandats, Obama avait donc préféré faire libérer en catimini des centaines de détenus dont la sortie avait été approuvée par la Commission de révision de la présidence. Des libérations bien évidemment interrompues sous le mandat de Donald Trump !

Historique rapide de Guantanamo Bay :

Cette enclave de 117 km2 dans le sud-est de l’île (dont seulement 49 km2 de terre ferme) avait été cédée par Cuba aux États-Unis en 1903, pour remercier son puissant voisin de son aide dans la guerre contre les Espagnols.  

L’armée américaine, sous la présidence de George W. Bush, avait construit rapidement ce centre de détention sur une base navale appartenant aux États-Unis, à la pointe est de l’île de Cuba. Les vingt premiers détenus y sont arrivés le 11 janvier 2002, après les attentats du 11 septembre 2001. Dès cette époque, cette prison a incarné, à travers le monde, les excès et dérives de la lutte antiterroriste des États-Unis. Les images de prisonniers en combinaison orange, derrière des grillages surmontés de fil barbelé, ont choqué, tout comme les gavages imposés à ceux refusant de se nourrir. Au plus fort de son activité, sur les braises de la “guerre contre le terrorisme” lancée par George W. Bush au prétexte de la sécurité nationale, 780 personnes étaient détenues à Guantanamo pour leurs liens présumés avec Al-Qaïda et les talibans, victimes de la dérive sécuritaire, victimes d’une implacable et cruelle mécanique…

Des centaines de détenus ont depuis été libérés, ou transférés vers leur pays natal, ou vers des pays tiers.

Fort-de-France, le 22 mai 2021, Janine Bailly


  1. Projet d’attentat à la bombe :  Ahmed Ressam, un citoyen algérien vivant à Montréal, au Canada, a avoué après son interrogatoire avoir projeté de bombarder l’aéroport international de Los Angeles (LAX) le soir du Nouvel An. Il a été arrêté par l’agent des douanes et de la protection des frontières (CBP) des États-Unis , Diana Dean, à Port Angeles, Washington, un port d’entrée américain, le 14 décembre 1999. Les douaniers ont trouvé une cache d’explosifs qui aurait pu produire « une explosion quarante fois plus importante que celle d’une voiture piégée dévastatrice »et quatre dispositifs de chronométrage cachés dans le puits de roue de secours dans le coffre de la voiture de location dans laquelle il avait voyagé du Canada…
  2.  En 2005, trois ans après son arrestation, Mohamedou a commencé à rédiger un journal (publié aux Éditions Michel Lafon). Pendant des mois, il a écrit ses mémoires à la main, racontant sa vie avant de disparaître dans les limbes de Guantánamo… Son journal n’est pas seulement la chronique d’un déni de justice, c’est aussi un récit profondément personnel : terrifiant, parfois férocement drôle, et d’une grande élégance. Les Carnets de Guantánamo sont un document d’une importance historique unique. Extrait du 13 décembre 2005 : « Au mépris de toutes les garanties prévues par la loi, mon pays m’a livré aux États-Unis, comme si j’étais une sucrerie. Les Américains m’ont envoyé en Jordanie pour y être torturé, puis à Bagram et enfin ici […]. Je vis hors du monde depuis plus de quatre ans. »