« Nous étions assis sur le rivage du monde » de José Pliya, mise en scène de Nelson-Rafaell Madel

Antigone tropicale

affiche_assis_rivagePar Selim Lander – Nous étions assis sur le rivage du monde : magnifique titre qui peut tout laisser imaginer. Il s’agit d’humains, nécessairement, de nos frères, mais sont-ils la pointe la plus avancée de notre espèce, ceux qui sont allés au bout du possible, ou sont-ils au contraire des parias relégués au bord du monde ? Ni l’un ni l’autre, en réalité, mais la pièce penche plutôt vers le passé que l’avenir. Ses personnages sont englués dans les séquelles « d’une histoire de cinq siècles », celle des îles comme la Martinique où elle a été écrite. Le futur idéal, celui d’une humanité réconciliée, existe bien dans la tête de l’héroïne, mais celle-ci est si ambigüe, si capricieuse, qu’on ne sait si son discours est fondé sur autre chose qu’une obstination puérile à refuser de voir la réalité en face. 

Dans le meilleur des cas, l’héroïne est une autre Antigone qui refuse le monde tel qu’il est au nom de ce qu’elle croit juste. À un moment de la pièce elle sera d’ailleurs invitée par l’amie qui l’a rejointe à élever une sorte de tumulus avec un peu de sable, un souvenir de leur enfance commune, peut-être inventé. Sommée de quitter la plage qui lui est désormais interdite, elle s’oppose à ce diktat avec une inlassable énergie. Ni raisonnements ni menaces ne viendront à bout de sa persévérante obstination. Et lorsque celui qui veut la chasser en invoquant son droit à l’exclusivité de cette plage (nommée « Le rivage du monde ») finit par perdre patience et la gifler, elle reste quelques instants sans voix mais tout aussi acharnée à demeurer sur place jusqu’à ce qu’on lui explique pourquoi exactement elle devrait s’en aller. Enfin – la pièce a commencé depuis cinquante-cinq minutes – c’est dit : elle n’a pas « la bonne couleur ». Evidemment, elle ne saurait accepter une telle explication. L’affrontement se poursuivra donc jusqu’à la fin avec un happy end qui n’était pas nécessairement attendu (ni bien convaincants – voir infra) : les deux ennemis pris d’une fièvre érotique soudaine tombent dans les bras l’un de l’autre.

On n’est pas obligé de voir simplement dans la pièce une dénonciation de l’apartheid qu’il soit « dur » (comme il le fut au sud des États-Unis et, jusqu’à plus récemment, en Afrique du Sud) ou « mou » (comme dans beaucoup de sociétés où les clivages ethniques demeurent de facto). On peut la prendre comme une métaphore de toutes les discriminations et sa portée est donc universelle. Peut-être, malgré tout, l’argument est-il un peu court dramaturgiquement parlant, la principale incertitude, posée dès le début, consistant dans la manière dont l’auteur s’y prendra pour laisser son personnage principal en scène alors qu’il est sommé d’en sortir, et ce de manière répétitive.

La scénographie (signée N. R. Madel) est très réussie. Un grand praticable occupe le côté gauche de la salle. C’est par là qu’apparaitront successivement l’héroïne de la pièce puis ses amis. La scène, légèrement surélevée sur la moitié la plus proche du public, est couverte d’un tapis blanc immaculé, brillant. La fond de la scène, pas éclairé, est censé représenter la mer. C’est là où se dissimule le sable (noir) grâce auquel la moderne Antigone édifiera un petit tas avec l’aide de son amie. Pas d’autres accessoires que, d’une part, le sac de l’héroïne rempli de quelques objets – qui ne serviront pas en dehors d’un paquet de cigarette – et, d’autre part, côté gardien, une chaise basse et une guitare. L’héroïne enlèvera puis remettra ses chaussures ; le gardien mettra puis enlèvera un t-shirt.

Emmanuelle Ramu interprète le personnage principal. Nous l’avions beaucoup appréciée, l’année dernière, dans P’tite Souillure, également montée en Martinique par N. R. Madel, la pièce de Koffi Kwahulé dans laquelle elle interprétait souverainement la mère. Ici elle est utilisée à contre-emploi : elle est blanche, ce qui convient pour l’intelligibilité de la pièce, mais n’a plus l’âge du rôle et cela se (res)sent. Non qu’elle ait perdu l’aisance et l’autorité qui la caractérisent, mais le décalage entre la comédienne et le rôle n’aide pas à la crédibilité du propos. Est-ce la raison pour laquelle elle tombe parfois dans un comportement hystérisé plutôt désagréable (il est vrai que cela fait partie de son côté Antigone : elle doit paraître agaçante à nos yeux comme à ceux des autres protagonistes) ? Le rôle de l’homme qui se présente comme le propriétaire – à moins qu’il ne soit simplement le gardien autoproclamé – de la plage désormais interdite à certaines personnes indésirables a été confié à Jean-Christophe Folly, un comédien noir que nous n’avions jamais eu l’occasion de voir jouer. Il est très bon tant qu’il s’efforce à la retenue, à la froideur face à cette peste de femme qui veut toujours avoir raison. Et quand il finit par céder à la colère, c’est un soulagement pour lui – ou plutôt pour son personnage – comme pour les spectateurs. La direction d’acteurs paraît judicieuse dans la mesure où elle plonge les spectateurs dans la même contradiction que ceux du mythe d’Antigone. La femme n’a pas tort de s’obstiner tant qu’on reste au niveau des principes… mais qu’il est fatiguant pour les individus ordinaires que nous sommes de rester à une telle hauteur ! Ce malaise – voulu, inévitablement – était palpable au moment des applaudissements qu’on a sentis hésitants.

Sur scène, les gens ordinaires sont incarnés par le gardien et le couple ami de l’héroïne. Nous étions en pays de connaissance avec ce dernier : deux comédiens habitués des scènes martiniquaises, une noire et un blanc, ce qui présentait l’avantage de brouiller un peu plus les cartes : sur cette île où l’apartheid semble s’être (ré)installé – ne serait-ce que par endroits – il reste des humains sains d’esprit. Et drôles car on leur a demandé de pousser jusqu’à la caricature leurs personnages de jeunes-adultes-représentants-de-la-classe-moyenne-de-l’île-en-week-end. Daniély Francisque, mignonne à souhait, se montrait dépassée, comme de juste, malgré sa bonne humeur, par l’intransigeance de son amie d’enfance. Quant à Guillaume Malasné, vêtu d’un bermuda et d’un polo impeccables, il était plus vrai que vrai et son incompréhension énervée face à l’obstination de la dame blanche paraissait totalement crédible.

Une création de la compagnie « Théâtre des deux saisons » au Théâtre de Fort-de-France. 13 au 15 février 2014.