« Nous, Caribéens, ne sommes pas prêts, mais nous avons la ressource pour nous accorder aux mutations impérieuses »

Dans une tribune au « Monde », Patrick Chamoiseau, écrivain antillais, estime que, pour s’adapter aux changements climatiques, il faut se tourner vers les temps antécapitalistes et s’inspirer de l’esprit des premiers Antillais, les Kalinagos.

— Par Patrick Chamoiseau —
La modification climatique changera nos vies, mais n’affectera sûrement pas le capitalisme. La perspective est désormais claire : sous son règne, dans une soixantaine d’années, la planète accusera l’impact d’une élévation de température de l’ordre de 3 °C. Pour le monde tel que nous le connaissons, cela signifie un coup d’arrêt aussi brutal que longuement annoncé.

Le dogme mercantile qui nous domine et saccage la planète connaîtra, hélas, d’intensives jouvences dans l’immanence du numérique, les nano-technosciences et l’insondable potentiel de l’intelligence artificielle. A ces sources de regain, ajoutons les découvertes (encore imprévisibles, mais à coup sûr inouïes) qu’apportera l’astrophysique dans ses explorations innovantes du cosmos.

Ma génération connaîtra un réchauffement d’environ 1,5 °C. Celle qui a 20 ans aujourd’hui devra subir 2,5 °C dans le meilleur des cas. Ceux qui naissent maintenant seraient condamnés aux 3 °C montant. Dans tous les cas, les peuples de l’eau, gens des côtes, de l’Océanie ou de la Caraïbe seront confrontés à des transformations radicales, avec comme sinistres architectes : pics de chaleur dantesques, gonflement de l’océan, cyclones exacerbés, tsunamis, sécheresse profonde et inondations folles, acidification marine, blanchiment des coraux, effondrement de leur biodiversité… Un concentré de catastrophes interactives que l’écrivain Gabriel Garcia Marquez [1928-2014] lui-même n’aurait pas pu imaginer.

Pas d’autres choix donc que de s’accorder en jazzmen à ces mutations impérieuses. Le jazzman rumine sans cesse l’imprévisible, se tient dedans selon les lois de la polyrythmie, et improvise des fulgurances. Nous, Caribéens des petites îles, ne sommes pas prêts, mais nous avons cette ressource. Le changement devra être si profond qu’il nous faudra sans doute ajouter aux sapiences du jazz, les vieux totémismes, animismes, analogismes et autres métaphysiques trop sommairement jetées aux oubliettes. Ces vieux poèmes du monde constituent d’ores et déjà des partitions précieuses.

Les Kalinagos, « participants humbles »

Moi qui suis de la Caraïbe, je songe à ces premiers Antillais que furent les Kalinagos. Ce peuple n’a pas « disparu » mais bien (selon la belle formule d’Edouard Glissant) « désapparu », tellement il nous imprègne encore. Les témoignages de ce qu’ils étaient proviennent des chroniqueurs qui escortaient leurs assassins. Conquistadors et colonialistes ont été déroutés par ces peuples anté-capitalistes. Ces brutes conquérantes, c’est vrai, étaient déjà empreintes de l’imaginaire inhumain qui allait mondialiser la planète. Elles ne comprenaient pas ce peuple sans dieux, sans autel, sans foi ; qui n’avait pas d’État, mais un maillage de chefs élus interchangeables ; peuple sans police, sans villes, qui n’exploitait pas à grande échelle les êtres humains, et qui, vis-à-vis du vivant – animal, végétal, tout l’existant minéral, toutes les infra-vies de la terre nourricière –, se constituait en participants humbles.

Dans nos scénarios d’adaptation improvisée aux décennies qui viennent, nous pouvons méditer sur leur rapport au vivant, et cela sans obscurités mystiques, sans misérabilisme rétrograde, juste sur les fondements du poétique, du logos et des sciences.

Avant l’impact colonialiste, le poétique des Kalinagos dominait leur prosaïque. Ils travaillaient peu, chassaient sans obsession, savouraient les rivières, respiraient les montagnes, contemplaient l’océan, buvaient, dansaient et jouaient de la musique à la moindre occasion. Ils se nourrissaient dans leur proximité immédiate selon la loi du moindre effort. Ils ne domestiquaient aucun animal, en fréquentaient quelques-uns, n’en élevaient aucun ; entre crabes et coquillages, ils mangeaient peu de viande. Ils prélevaient dans le vivant un juste nécessaire qui s’en allait aux cordialités égalitaires du don, du contre-don et de l’échange sacralisé. Ils se déplaçaient à pied, tramant ainsi la terre des épousailles inspirantes de leurs traces. Sur les longues étendues océanes, ils maniaient des pirogues dont l’impact carbone ferait rêver l’écolo intégriste.

Ils n’avaient pas d’emprise urbaine tentaculaire ni d’agriculture démente, mais des ajoupas [hutte élevée sur des pieux et recouverte de branchages et de feuilles] et des carbets [hutte sans murs servant d’abri] aussi légers, aussi mobiles que leurs partages de jardins forestiers éphémères. Conquistadors et conquérants des îles crurent que ces lieux qu’ils prétendaient « civiliser » étaient d’intactes virginités, tellement ces peuples originels (qui pourtant en avaient éprouvé le moindre millimètre) n’avaient porté que peu d’atteinte aux aplombs essentiels.

Ressentiment vis-à-vis de la puissance capitaliste

Les côtes américaines, les îles caribéennes ne se sont pas maintenues dans cette poétique-là. Elles ont été retaillées par l’emprise coloniale qui engloutissait les richesses de ces lieux à partir d’un fort, d’un comptoir ou d’un port. Le littoral, tombé « civilisé », servait d’assise brutale aux extractions. Dès lors, nous nous retrouvons avec des poumons économiques, culturels et sociaux concentrés sur les côtes, à portée de mer grosse, offerts aux submersions fatales. Nos centres administratifs majeurs et nos plus denses bassins de population, digérés par l’écume, devront caracoler vers les hauteurs. Des milliers de personnes se verront déplacées. Ces économies déjà fragiles, surdéterminées par de vieilles métropoles, réduites à du consumérisme et à l’invocation des paquebots de touristes, devront assumer un décompte inépuisable de pauvretés et de misères, de migrations hagardes et de troubles sociaux.

A cela va s’ajouter le ressentiment sommaire, violent, que nos populations dépourvues de pensée politique nourrissent vis-à-vis de la puissance capitaliste (occidentale ou autre). On la sait seule responsable des catastrophes. On sait que leurs ressortissants souffriront mille fois moins que les peuples des îles désormais livrés aux lubies de la mer. Nombreux sont ceux qui refuseront de quitter les zones que les vagues vont suçoter lentement. Beaucoup d’hominidés se sont attachés de cette manière à des écosystèmes labiles, et se sont effondrés avec eux plutôt que d’aller au risque d’une renaissance.

Heureusement, sapiens, dans son principe opportuniste, habite bien plus son imaginaire créateur de monde que le charme addictif des territoires qui l’ont sédentarisé.

Car, c’est bien de cela qu’il s’agit. Pas seulement de« s’adapter » à des changements environnementaux ; ni même de se laisser abuser par cet impossible « capitalisme vert » qui nous jouera ses chansonnettes. Ni même d’habiter, en guise de « résistance », un ressentiment haineux envers les maîtres du monde. Il s’agira au contraire de réussir, dans nos imaginaires, une petite révolution jazz qui retrouvera parmi les vieux poèmes du monde, l’esprit kalinago anté-capitaliste. Ce peuple nourrissait un formidable désir qui lui permit de mobiliser à son profit toutes les capacités techniques occidentales et de les intégrer à son rapport poétique au vivant. Cette disposition à vivre l’imprévisible et à s’ouvrir à l’impensable était l’essence de ce désir.

Ces guerriers connaissaient la mer au point de trouver normal que leurs embarcations soient boulées par les vagues : ayant tout attaché, il leur suffisait, au vif des furies océanes, de retourner d’insubmersibles gommiers et de reprendre leur cap. Ils quittaient instantanément leurs villages d’ajoupas quand les éruptions volcaniques, cyclones et tsunamis frappaient leur monde. Ils changeaient d’endroit comme on change de pensée, car leur territoire n’était pas un lieu clos, ni même limité. Ils habitaient en permanence les « ici » de « l’ailleurs ». Ils ne connaissaient pas « l’insularité » que les colonialistes allaient inventer à coups de drapeaux, d’exclusives ou de frontières armées. Ils éprouvaient ensemble le continent américain, les îles en archipel, l’ouvert de l’océan, l’infini des forêts, dans une entité cordiale que structuraient sans dogme les poèmes de leur cosmogonie. Un tel être-au-monde ne pouvait pas résister à la brutalité colonialiste. Mais il demeure en nous, telle une stimulation esthétique, et nous gardons l’expérience de cette terrible rencontre.

Nous devrons tout faire en même temps, comme dans une irruption. Changer de monde. Libérer nos esprits du dogme capitaliste et de ses archaïsmes coloniaux. Penser nos plénitudes dans le vivant. Soumettre les technologies neuves et l’intelligence artificielle à cette vaste éthique. Retrouver un archipel de cosmogonies vives, comme autant de poèmes neufs du monde, en sorte de nous initier aux impensables de l’Univers et d’apprendre à vivre les en-dehors de nos pauvres entendements. Fils des îles, frères de l’écume frémissante, amis des coquillages sonores, nous devons, c’est maintenant, improviser absolument à cette échelle d’extrême, ce chaos-opéra génésique, où se sont chantées, dansées, de belles sagas humaines.

Patrick Chamoiseau est un écrivain antillais, né en 1953 à Fort-de-France. En 1992, il est consacré par le prix Goncourt pour son roman « Texaco » (Gallimard). Son premier roman, « Chronique des sept misères », est paru en 1986 et a été suivi d’une dizaine d’autres dont « Le Vent du nord dans les fougères glacées », paru en 2022 (Seuil). Il est aussi auteur d’essais, de contes et de bandes dessinées et a écrit pour le théâtre et le cinéma. Avec son ami Édouard Glissant (1928-2011), il est un des théoriciens de la créolité, mouvement de défense des valeurs culturelles et spirituelles propres aux créoles des Antilles françaises.

Source Le Monde