Nou a-bô ! Responsabilisation collective et densification sociale

— Collectif —

La question de la « responsabilisation », c’est-à-dire la participation plus grande de tous les acteurs d’un territoire aux choix et orientations de leur avenir paraît un enjeu qui parcourt l’histoire des peuples.

En quoi la responsabilisation collective active ou non la densité des relations sociales et améliore les politiques publiques ?

C’est à cette question sociologique que nous renvoie cette initiative majeure de notre représentation politique actuelle : placer la thématique de la « responsabilisation collective » comme axe central du Congrès des élus de Martinique. L’unanimité de cette décision, lors de sa séance inaugurale du 12 juillet 2022, est une donnée d’importance pour tous les Martiniquais. Un appel nous est implicitement lancé. Il est de notre devoir de mettre en place une table ouverte à la pensée et à l’action.

Les sociologues, démographes, anthropologues, philosophes, économistes, géographes, historiens, psychanalystes, psychologues, linguistes… doivent aussi se saisir de ce moment pour éclairer le travail de diagnostic et de prospective afin de voir émerger des réponses adaptées. Nous invitons chaque discipline à se saisir de cette question au profit de l’intérêt général et de participer à cette tentative de mise en branle de notre intelligence collective.

Nous autres, sociologues, avons une responsabilité particulière dans cet « ici et maintenant », car la sociologie est née des bouleversements de la société avec les différentes révolutions. Nous reconnaissons que la thématique de la « responsabilisation collective », constitue la question-clé, la question centrale des « affaires martiniquaises ».

Le Congrès, en s’appuyant, entre autres, sur les contributions des femmes et hommes issu.e.s de ces sciences sociales et humaines, favorisera la production de la société martiniquaise par elle-même. La responsabilisation collective (NOUS) est le fondement de la production de la société par elle-même. C’est d’abord un processus historique qui se constitue, se construit, se densifie, sur le temps long des dynamiques humaines. Processus au cours duquel une société fait le pari de la mise en œuvre de son potentiel à travers l’amplification de l’implication citoyenne, autour de ses valeurs, institutions, repères et symboles majeurs.

Cette responsabilisation collective (NOUS) n’est possible que, si et seulement si, chaque Martiniquais.e est dans un processus de construction de son être-sujet « JE ». Il ne s’agit pas d’un « JE » égoïste. Il s’agit à la fois de la prise en compte de soi qui doit se traduire par la volonté d’être acteur de son existence et de l’ouverture aux autres pour co-construire. C’est le « JE » pour le « NOUS » et le « NOUS » pour le « JE » ; véritable interaction pour des transactions positives. Accepter l’idée de l’être-sujet, c’est accepter de lutter contre les déterminismes sociaux, contre les choses que l’on croit immuables ou normales.

La révolte sociale maîtrisée de février 2009, suivie 11 ans plus tard d’une explosion tout azimut de pôles de violence dans l’île (novembre 2021) ; le fort taux d’illettrisme, le nombre impressionnant de bénéficiaires du RSA, le fort taux de pauvreté, les déchirements familiaux et de la société civile face à la gestion du Covid 19 ; le vieillissement, la diminution drastique de notre population du fait d’une émigration des jeunes depuis une dizaine d’années ; l’accroissement des incivilités et de certaines violences interindividuelles, le nombre exponentiel de meurtres ces derniers mois sur fond d’accroissement de trafics de drogue et de circulation d’armes à feu, le vote massif des votants de Martinique au 2tour de la présidentielle pour le camp le plus raciste et le plus sectaire de l’échiquier politique français… sont autant de signes révélateurs d’un véritable désarroi sociétal.

Un mal-être profond affecte le Pays-Martinique !

Dans la Martinique d’aujourd’hui en effet, la consommation de marchandises constitue la colonne vertébrale du champ existentiel. Activant des pulsions, elle pousse l’individu à s’agripper à la marchandise comme objet-signe. Car à travers l’objet ou la marchandise avalée, on signifie son statut social, plus précisément son statut social fantasmé. On signifie en fin de compte, une quête d’articulation dans un monde désarticulé.

Et dans cet emballement pour la consommation, pour la marchandise-objet-signe, la Martinique souffre d’un mal-être généralisé mais indéfinissable. « Ne reste ici que cette violence rentrée, discontinue, par quoi la communauté manifeste de manière convulsive son malaise. Quel ? Celui d’avoir à consommer le monde sans en participer. »

En faisant de la responsabilisation collective l’axe majeur de la vie publique et en mobilisant la question de la différenciation, nous nous préoccuperons de la densification de nos relations et forces intérieures et des modalités de leur participation ou contribution aux mouvements et aux enjeux du monde.

La volonté et la créativité du citoyen, s’articulant à la puissance de son imaginaire, constituent de réelles démultiplications des possibles face aux obstacles, problèmes et défis sociétaux.

De notre point de vue, c’est à cette mutation du rapport à nous-mêmes, du rapport intime avec notre milieu ; de cette confrontation collective face aux enjeux du monde, à travers la mise en actes d’engagements pertinents, que nous invite cette notion de responsabilisation collective.

Comment faire nous-mêmes pour nous-mêmes et dans cette mise en œuvre, reconfigurer la relation avec la puissance administrante ? Tel est au fond l’enjeu profond de cette initiative. La reconfiguration de la relation avec la puissance administrante devra intégrer la complexité qui n’est pas à assimiler aux choses « compliquées », « difficiles » comme trop souvent on tend à le faire, mais à inscrire dans la reconnaissance et l’acceptation de la contradiction, de la diversité, de la différence. Loin d’isoler, le principe de la pensée complexe est une pensée qui relie, qui se départit de la pensée unique sur les objets sociétaux.

Transcendons les murs de l’indifférence et les murs de la peur. Travailler en effet, à une projection collective ambitieuse et densément partagée, pourrait nous donner l’énergie historique qu’il nous faut ; en globalité et en profondeur à la fois.

Ansanm ansanm an nou fey’ !

Nous croyons en effet, que c’est la démultiplication densifiée des formes d’expressions citoyennes qui feront la pertinence de nos réflexions, de nos analyses, et alimenteront des réponses pérennes. Et nous disons alors : Nou a-bô, ansanm ansanm an nou fey’ !

C’est-à-dire que nous nous proposons d’accompagner cette initiative de nos élus, d’agir et de travailler à l’éclosion de nouveaux possibles, de nouveaux moyens, de nouvelles perspectives. Et nous invitons tous les autres acteurs citoyens des questions humaines et sociales à y prendre part :

• pour réactiver l’engagement et la participation citoyenne ;

• pour offrir des perspectives à tous ceux qui ont perdu l’espoir en l’avenir ;

• pour une cristallisation de l’action publique autour de ces incontournables que constituent le traitement des misères et la réduction des inégalités ;

• pour impulser une dynamique de reliance afin de combattre le délite-ment progressif du lien social dans toutes ses dimensions à savoir :

– le lien avec notre écosystème,
– le lien intergénérationnel avec en particulier le phénomène du départ et surtout du non-retour de nos jeunes en parallèle au vieillissement de notre population,
– le lien qui devrait être tout naturel « pouvoir / contre-pouvoir » dans le monde du travail,
– le lien relatif au genre avec les légitimes revendications féministes,
– les conflits sourds générés par l’ambiguïté des relations inter-ethniques,
– et enfin la fracture de plus en plus marquée entre notre classe politique et la population d’où ce phénomène d’abstention grandissante aux élections et pire encore des résultats surprenants comme le vote en faveur du camp le plus raciste et le plus sectaire de l’échiquier politique français.

En un mot, pour une approche pleinement humaine de cette responsabilisation collective et une mise en valeur du potentiel-ressources de notre île, de notre peuple. « Faisons-le, proposons-le à tous, avec la tranquillité de ceux qui ne prétendent pas donner de leçons à d’autres. »

Les sociologues, démographes, anthropologues, philosophes, économistes, géographes, historiens, psychanalystes, psychologues, linguistes… doivent aussi se saisir de ce moment pour éclairer le travail de diagnostic et de prospective afin de voir émerger des réponses adaptées. Nous invitons chaque discipline à se saisir de cette question au profit de l’intérêt général et de participer à cette tentative de mise en branle de notre intelligence collective.

Auguste Armet (sociologue), Serge Domi (sociologue), Hector Elizabeth (sociologue), Danielle Laport (sociologue), Mireille Mondésir (ethnologue), Philippe Palany (socio-géographe)

 

Ce texte est aussi publié dans France-Antilles du 29/09/22