Notes sur les Noirs, les Métis et la discrimination raciale à Cuba

— Par Rolando López del Amo —

cubain_noirSi nous acceptons que le poème épique Espejo de paciencia  ait été écrit en 1608 et qu’il soit la première œuvre littéraire écrite à Cuba, avec un thème local, notre premier héros créole était un noir, Salvador Golomon, le nom de celui qui a tué le pirate (ou boucanier) français Gilberto Girón, qui avait séquestré l´évêque de la ville de Bayamo. L´auteur de Espejo de paciencia, le Canarien Silvestre de Balboa, appelle Salvador « un créole noir honnête » et « un Éthiopien digne de louange ».

Le gouvernement colonial espagnol n´a pas hésité à organiser des bataillons de combat de pardos (mulâtres) et de morenos (noirs) libres, qui ont réalisé des missions hors de Cuba, en Floride, qui était alors sous la juridiction du gouvernement de La Havane au XVIIIe siècle. On dit que ces troupes ont contribué à la lutte pour l´indépendance des treize colonies nord-américaines qui formaient le noyau initial des Etats-Unis d’Amérique du Nord actuel. Là était José Antonio Aponte, qui a ensuite dirigé la première conspiration nationale en 1812, non seulement pour l´abolition de l´esclavage, mais pour l´indépendance de l´île.

Le pardos et morenos  libres constituaient la force fondamentale des ouvriers, des artisans et des artistes du pays et ils réalisaient les métiers plus variés. En parlant des musiciens, on parlait de pardos et de morenos. C´est également arrivé avec les arts plastiques.

Le poète le plus notable né à La Havane dans la première moitié du XIXe siècle était le mulâtre Gabriel de la Concepción Valdés, « Plácido ». Son contemporain né esclave, Francisco Manzano, a obtenu sa liberté grâce à l´admiration qu’a provoqué sa condition de poète.

Le plus important roman cubain du XIXe siècle a une Mulâtresse comme protagoniste : Cecilia Valdés.

L´extraordinaire violoniste cubain du XIXe siècle, Claudio José Brindis de Salas (1852-1911), célèbre à Cuba et à l´étranger et fils du musicien Claudio Brindis de Salas (1800-1872), auteur de l´opérette Las congojas matrimoniales, était Noir.

Toutefois, le régime de l´esclavage, s’étendant des Africains noirs aux nouveaux colons chinois et aux yacatecos (du Yucatan), a continué à être la forme de travail fondamental dans les plantations de canne à sucre et dans d´autres labeurs. Ce sera la révolution commencée le 10 octobre 1868 qui déclarera l´abolition de l´esclavage et qui incorporera dans ses rangs rebelles des anciens esclaves. La première Constitution de la République en Armes, de Guáimaro, ne fera pas de divisions entre les Cubains et tous étaient égaux devant la loi suprême de la nation.

Les exploits militaires de cette époque ont compté des Métis et des Noirs comme les Maceo, principalement avec Antonio et José comme des paradigmes, et leur mère, Mariana Grajales, comme une véritable expression de la mère de la Patrie. Dans des hommes tels que Flor Crombet, Guillermo Moncada, Quintin Banderas, pour ne citer que quelques noms, brillait le courage patriotique et les talents militaires.

Ce que je veux souligner avec ces références historiques de l’étape coloniale est que l´émergence de la nation cubaine est le résultat du mélange de ses habitants venant de diverses origines et couleurs qui forment ce que le sage Fernando Ortiz a appelé comme ce plat si cubain qui est un mélange de diverses viandes et tubercules : l’ajiaco. L’ajiaco est quelque chose qui, avec sa cuisson, permet que ses éléments fassent quelque chose de nouveau et de différent, avec sa propre texture et sa propre saveur. Et dans cet ajiaco se trouve la présence des Aborigènes qui vivaient à Cuba quand les conquistadors espagnols sont arrivés, jusqu´à tous les groupes ethniques et les personnes d´autres nations d´Europe, d’Afrique, d’Amérique et d’Asie qui sont venus dans notre pays et l’ont assumé comme leur patrie.

Malheureusement, le rêve d´indépendance et de la République de José Martí « avec tous et pour le bien de tous », a été frustré par l´intervention militaire des Etats-Unis d’Amérique du Nord à la fin de notre guerre d´indépendance, avec l´occupation conséquente qui a seulement changé l´aspect formel avec la naissance, en 1902, de la république influencée et opprimée par l´amendement Platt, ajouté comme une annexe à la Constitution de 1901.

Avec la domination économique, politique et militaire yankee, un régime discriminatoire des pauvres, des Noirs et des Mulâtres, des femmes, des travailleurs agricoles et des ouvriers a été mis en place à Cuba. Les révolutionnaires qui avaient tout donné pour la patrie ont été relégués pour la plupart, l´Armée Libératrice a été démantelée et à sa place ont été créées des nouvelles structures dépendantes des nouveaux maîtres yankees, à leur image.

Une des conséquences de cette domination étrangère était la pratique de la discrimination raciale, en particulier contre les Noirs et les Métis.

Dans La Havane des années 1950 du XXe siècle, les études universitaires étaient pratiquement interdites aux Noirs et aux Métis. Comme l’étaient également les instituts d´enseignement secondaire et d´autres écoles, en commençant par le secteur privé.

Le travail dans les bureaux, aussi bien dans les entreprises privées que dans les organismes gouvernementaux, n´était pas une source d´emplois pour les Noirs et les Métis, ainsi que dans le secteur du commerce.

Les sociétés de loisirs et les clubs étaient ségrégués : les clubs pour les Blancs et les clubs pour les Noirs et même pour les Métis seulement. Je me souviens avoir vu des pratiques discriminatoires dans les parcs dans l´ancienne province de Las Villas. Lors des soirées des fins de semaine, c´était une coutume que les jeunes des deux sexes aillent dans le parc central de la ville afin de se rencontrer, de parler et de faire connaissance. Les jeunes filles faisant le tour du parc dans un sens et les jeunes hommes dans le sens contraire. Ainsi, il y avait un moment où les garçons rencontraient la jeune fille de leur intérêt, ils s´arrêtaient pour parler et ensuite chacun reprenait le chemin prévu jusqu’à la prochaine rencontre. L’énormité était que les Noirs et Métis ne pouvaient pas faire les tours dans le parc, mais ils devraient le faire dans les rues autour du parc.

Les Noirs pouvaient être ouvriers agricoles, travailler sur les arts et métiers, être des ouvriers de la construction. Les femmes travaillent comme domestiques. Il y avait quelques rares exceptions pour confirmer la règle.

Les forces de police étaient composées presque exclusivement de Blancs, comme les forces armées, surtout quant aux officiers. Le seul secteur qui a maintenu la tradition existante depuis le XVIIIe siècle, avec une large participation de Noirs et de Métis, était la musique.

La politique était également un négoce des Blancs. Le seul parti politique dans lequel les Noirs pourraient développer leurs qualités de dirigeants était le parti des communistes : le Parti Socialiste Populaire. Son Secrétaire Général, Blas Roca, était un Mulâtre. Les dirigeants ouvriers noirs respectés et aimés par les travailleurs de toutes les couleurs, Lázaro Peña, Jesús Menéndez, Salvador García Agüero, étaient des militants communistes.

Comme l’était aussi notre Poète National, Nicolás Guillén.

Il faut prendre en compte que dans ce parti militaient des intellectuels blancs de la stature de Juan Marinello, Carlos Rafael Rodríguez, les frères Torras de la Luz et les Aguirre, ainsi que des descendants des chefs mambis comme les frères Escalante, des poètes comme Raúl Ferrer et Angel Augier, et le meilleur de nos jeunes intellectuels se mouvaient autour de la société Nuestro Tiempo, orientée par le parti des communistes cubains.

Le Parti Socialiste Populaire était l´exemple vivant de l´unité de tous les Cubains sous le précepte de José Martí « l´homme est plus que blanc, noir ou mulâtre ». En lui, ce qui importait n´était ne pas la couleur de la peau mais le mérite et la capacité des personnes. La couleur de peau n´était pas une approbation ou un obstacle. Et là est la clé de la non-discrimination : que la couleur de peau n’entrave ou empêche la reconnaissance du mérite et les dons des personnes.

Il faut dire que dans la société bourgeoise cubaine il y a eu des institutions qui ont affronté la discrimination raciale avec leur pratique. Parmi celles-ci il faut souligner la maçonnerie cubaine et spécialement sa branche juvénile, l´Association des Jeunes Espérance de la Fraternité (AJEF), qui regroupait les adolescents et les jeunes gens entre 14 et 21 ans. Je me souviens quand j´ai commencé dans la loge juvénile Lino D’ou, qui se trouvait dans les rues Tenerife et Anton Recio, que le dirigeant principal de la loge, le Guide Parfait, était un charpentier noir, Rene López. Et l’Elocuente, ou principale orateur, était un autre frère noir, Lázaro Vigoa Aranguren, étudiant en médecine. Cette institution qui comptait 10 000 jeunes dans tout le pays en 1958, a apporté une contribution vraiment importante à la lutte contre la discrimination raciale et à la lutte contre la tyrannie de Batista.

Si la révolution de Yara a ébranlé l´esclavage, la révolution cubaine qui a débuté le 26 juillet 1953 a donné le coup de grâce à l´institutionnalisation de la discrimination raciale et a repris le chemin de la république souhaitée par José Martí.

Cependant, nous savons que les changements dans la superstructure de la société sont toujours plus lents. Le changement de la conscience sociale discriminatoire existante pleinement jusqu´en 1958, n’a pas encore été obtenu totalement au sein de notre société. C´est une bataille que doivent continuer tous les Cubains croyant que le principe fondamental de notre République doit être le respect de la pleine dignité de l´homme, en tant qu´espèce ; ses hommes et des femmes de toutes les couleurs et de toutes les origines, comme l’établit notre Constitution.

Il est de notre devoir de faire en sorte que les principes soient appliqués dans la pratique dans tous les secteurs de la vie nationale jusqu´à ce que la reconnaissance de tous les mérites réels sans que la couleur de la peau soit ni un aval ni un obstacle.